Alliage | n°71 - Décembre 2012 Cinéma et science |  Les modèles hollywoodiens 

Xavier Grizon  : 

Art et science de la couleur hollywoodienne

p. 58-68

Plan

Texte intégral

1Le titre de cet article fait référence à l’ouvrage de Georges Roque, Art et Science de la couleur,1 qui décrit l’influence des théories du chimiste Eugène Chevreul (1786-1889) sur le développement de la peinture moderne. Parmi ces théories, celle du « mélange optique » établit que deux tâches de couleurs distinctes sont perçues simultanément comme une fusion en une nouvelle couleur. E. Chevreul est ainsi le premier savant à s’intéresser à une part subjective de la réception des couleurs. Ses découvertes ont servi aussi bien au développement de procédés industriels, de la teinture à l’imprimerie moderne, qu’à nourrir la théorie et la pratique des peintres, notamment impressionnistes.

2Je propose d’expérimenter une démarche similaire à celle de G. Roque, qui consiste à discerner l’influence d’un paradigme scientifique sur un type de pratique esthétique, cela afin d’évaluer les fondements scientifiques de la couleur dite « naturelle » dans le cadre du cinéma classique hollywoodien. Si l’on sait en effet que les approches savantes de la couleur ont connu d’impressionnants développements techniques et théoriques au XIXe siècle, aussi bien du point de vue de l’optique que de la chimie, de la psychologie ou de la physiologie, il reste à analyser l’influence de ces découvertes sur l’institutionnalisation progressive de la couleur naturelle dans la pratique des studios hollywoodiens.

3Contrairement à l’idée communément admise selon laquelle les films muets procéderaient exclusivement d’une image en noir et blanc, la couleur est employée dès les débuts de l’industrialisation du cinématographe. La production oscille alors entre différents styles chromatiques s’approchant tantôt du coloriage, tantôt de la peinture ou de la lithographie. L’industrie expérimente également des procédés photo-réalistes qui représentent la finalité véritable du médium pour ceux qui estiment que la fonction première du cinématographique est d’enregistrer fidèlement le réel. Mais la généralisation de la couleur n’est pas aussi soudaine que celle du son. La couleur ne sera employée que sélectivement jusqu’en 1960, en particulier dans les genres ayant trait au rêve, au spectaculaire, à l’exotisme ou à la fantaisie.

4En effet, bien que les recherches scientifique et industrielle soient parvenues, à la fin du XIXe siècle, à mieux cerner sa nature physique et les moyens de sa reproduction technique, la couleur naturelle peine à s’imposer en photographie et en cinéma pour des raisons profondément culturelles. D’une part, l’usage de la couleur au cinéma souffre d’une référence systématique à la peinture, ce qui occulte la dimension optique et mécanique du procédé cinématographique. D’autre part, lorsqu’elle doit s’intégrer à l’éventail des conventions esthétiques qui dominent les studios entre 1930 et 1960, la couleur naturelle s’inscrit dans un contexte où les effets de mise en scène sont censés s’effacer au profit de la fiction tout en lui assurant une dimension spectaculaire.

5La firme Technicolor, qui veut imposer son nouveau procédé, exploite cette relation apparemment contradictoire sans pour autant abandonner une approche réaliste, voire technique, de l’enregistrement en couleur. Les principes théoriques et techniques alors mis en place par Technicolor définissent en quelque sorte un stade « classique » de la couleur naturelle au cinéma. J’aimerais démontrer combien ces principes, qui semblent en apparence réconcilier les traditions scientifiques et artistiques de la couleur, imposent en réalité une nouvelle hiérarchisation des usages de la couleur dans laquelle contrôle des studios, réalisme et dogme newtonien priment sur l’audace et l’initiative des cinéastes. Qu’entendait-on alors par « couleur naturelle » ? En quoi se différencie-t-elle, en théorie et en pratique, d’autres modes chromatiques déjà en vogue au début du cinéma, comme la couleur symbolique ou spectaculaire ?

Les polychromies extraordinaires du cinéma muet

6Les restaurateurs et les historiens qui tentent aujourd’hui de restituer ou comprendre les couleurs du cinéma muet prennent conscience surtout de la diversité pléthorique de ses formes. Après une première période où dominent les colorisations à la main, la polychromie spectaculaire du « cinéma des attractions » est progressivement remplacée, entre 1907 et 1925, par des effets de teintes et virages monochromes.2 Le succès des procédés de teinture est alors grandissant dans d’autres domaines que le cinéma, de la fabrication des textiles et des cosmétiques jusqu’à l’industrie alimentaire, suite à la découverte des Dyes Processes par William Henry Perkin (1838-1907). Producteurs et cinéastes disposent même de pellicules pré-teintées, accessibles depuis des catalogues de nuances de plus en plus variées et subtiles. Ils peuvent ainsi anticiper dès la préproduction les couleurs afférentes aux différentes scènes.3

7Les effets de teintes sont d’autant plus appréciés qu’ils s’épanouissent au moment où se dessine une homogénéisation générale des codes visuels et narratifs du récit filmique.4 C’est ainsi que certains usages de la couleur s’institutionnalisent. Les découpages spatio-temporels créés par les changements de teinte/pellicule fournissent des repères clairs au spectateur ; celui-ci peut ainsi distinguer un intérieur d’un extérieur ou, ailleurs, différents moments de la journée, tels la nuit bleutée ou l’aube sépia. Une teinte peut même suggérer le type d’émotion à ressentir, selon une symbolique simple : le rouge évoque ainsi la peur face au danger, le rose se prête aux moments particulièrement sentimentaux.

8Ces usages conventionnels de la couleur sont eux-mêmes concurrencés par l’amélioration constante de systèmes d’enregistrement mécanique de la couleur naturelle.5 Ces procédés doivent donc rivaliser, à l’heure du muet, avec les teintes et colorisations à la main ou au pochoir. Cette concurrence met significativement en colère, en 1918, William Van Doren Kelley, inventeur de plusieurs procédés-couleur tels que le Panchromotion, en 1913, différentes versions des procédés Prizmacolor développés entre 1917 et 1923, le Kesdacolor en 1918 puis les différents systèmes Kelley-Color, entre 1924 et 1928. Agacé par les publicités trompeuses qui annoncent un film en couleur lorsqu’il s’agit en réalité d’une énième colorisation au pochoir ou par teintes, l’inventeur insiste pour distinguer par une plus stricte définition les films coloriés arbitrairement6 et les films en couleur naturelle.7 Aussi tient-il à rappeler que seule la couleur obtenue par des moyens purement optiques mérite l'appellation de « couleur naturelle ». W. V. D. Kelley ne voit pas que du fait de sa nouveauté, la couleur, quand bien même elle se voudrait ordinaire et non signifiante, produit inévitablement un effet spectaculaire aux yeux du public.

9Ce paradoxe illustre la persistance, dans les pratiques cinématographiques, d’une tension séculaire entre une perception des couleurs qui se voudrait purement scientifique et une approche sensuelle ou spectaculaire. Le fameux antagonisme entre le Traité des couleurs de Goethe et l’Experimentum Crucis de Newton caractérise de manière exemplaire cette opposition.

Qu’est-ce que la couleur naturelle ?

10Si tout au long de l’histoire, philosophes, théoriciens, artistes et scientifiques ont tenté de comprendre la nature complexe des couleurs, ce sont les expérimentations de Newton (1642-1727) sur les phénomènes colorés, intitulées Experimentum crucis et publiées dans Optiks en 1704, qui leur attribuent pour la première fois des propriétés physiques : les couleurs correspondraient aux différentes longueurs d’onde de la lumière.8 Aux XVIIIe et XIXe siècles, une partie du milieu artistique s’insurge contre le rationalisme newtonien qui

« détruit le charme et la poésie de l’arc-en-ciel en le réduisant à un prisme ».9

11Goethe (1749-1832) combat une science qui « rend toute chose grise » par le recours à de nouvelles expérimentations (la première édition du Traité des Couleurs date de 1810), défendant la part de subjectivité et de sensible dans les phénomènes colorés.10 La divergence entre les deux visions est évidente dans leurs descriptions des extrêmes degrés de la lumière. Pour Newton, la couleur blanche de la lumière résulte de la synthèse des couleurs du spectre chromatique et le noir profond accuse l’absence totale de lumière, donc de couleur. Pour Goethe, la lumière du jour tend vers le jaune, comme la flamme d’une bougie, et la nuit se teinte plus volontiers de bleu, couleur du crépuscule. Les autres nuances seraient le résultat des divers mélanges d’ombre et de lumière. Cette répartition entre deux conceptions opposées de la couleur, l’une romantique ou sensible, l’autre naturaliste ou rationnelle, se traduit dans la pratique cinématographique par l’opposition déjà signalée entre les couleurs teintées (obtenues par application arbitraire) et les couleurs naturelles (obtenues par des moyens purement optiques et mécaniques).

12Les colorations sépia, jaune ou bleue qu’affectionnent les teintes du cinéma muet rappellent ainsi les attributions symboliques de la tradition goethéenne, tandis que les procédés de reproduction mécanique de la couleur tirent parti des développements des théories de Newton, et en particulier de l’axe Young/Helmotz/Maxwell. Helmholtz (1821-1894) s’appuie sur le « trichromatisme » décrit par Thomas Young (1773-1829) pour déterminer les exactes longueurs d’onde du rouge, du vert et du bleu auxquelles réagit la rétine. Puis James Clerk Maxwell (1831-1879) publie, en 1859, Théorie de la vision colorée, considéré comme l’origine de la « colorimétrie ».11 Le « Triangle de Maxwell » est un diagramme des couleurs dans lequel on situe une couleur en fonction des proportions de rouge, bleu et vert qui la constituent.12 C’est ainsi que Maxwell conçoit en 1861 un projecteur capable de produire n’importe quelle couleur à partir de la superposition de trois disques (rouge, vert et bleu) en rotation. Ce principe est à la source des différentes inventions qui auront pour but d’obtenir à l’écran la couleur naturelle, dont le célèbre Technicolor trichrome. John Arthur Ball, directeur technique de la firme Technicolor, cite ainsi explicitement le principe de Maxwell comme origine du dispositif trichrome13 et Nathalie Kalmus, directrice artistique de Technicolor et épouse du fondateur Herbert Kalmus, emploie pour sa part des termes colorimétriques lorsqu’elle désigne trois variables qui affectent une couleur : la teinte, la saturation et la clarté (tint, shade et hue).14

13Si les premières inventions de cinéma en couleur naturelle héritent d’une filiation newtonienne dans leur principe mécanique, elles demeurent cependant comme piégées, dans la pratique, par une tendance qu’illustrent les films de tourisme (travelogues) ou de mode (fashion’s newsreel) : la couleur, quelle que soit la volonté mimétique avec laquelle elle est produite, est perçue systématiquement comme à la fois réaliste et expressive. Bien que la couleur naturelle n’ait pas à être signifiante, sinon par sa fidélité au réel -, elle tend à signifier autre chose. D’une part elle souligne symboliquement les effets de narration ou de sens, d’autre part elle se signifie également elle-même, en tant qu’apparition colorée, et indépendamment de son modèle réel. Cette ambiguïté est vive dans les usages de la couleur naturelle pendant la période du cinéma muet.

14Dans The Toll of the Sea, une production intégrale de la firme Technicolor réalisée par Chester M. Franklin en 1922 en usant d’un procédé bichrome, l’emploi des couleurs oscille en permanence entre la vision picturale d’un Orient de carte postale et le ton résolument documentaire de scènes tournées en extérieurs. Anna May Wong15 y incarne Fleur de Lotus, une jeune Chinoise attirée par la mode et les mœurs du Nouveau Monde. Elle tombe amoureuse d’un naufragé américain qu’elle sauve de la noyade. Celui-ci l’abandonne après une brève histoire d’amour. Dans ce film, l’emploi des couleurs se prête volontiers aux représentations symboliques. Nombre de plans montrent Anna May Wong, affublée d’un costume traditionnel chinois de couleur verte ; elle se tient au milieu de compositions florales ou devant un décor rempli d’arbres et de plantes, un fond principalement vert et en harmonie avec la teinte portée par la protagoniste. La couleur du costume d’Anna May Wong a une connotation tragique puisqu’elle évoque l’impossibilité de la jeune Chinoise à quitter un état de Nature (la Chine, à dominante verte, représentée comme un espace exotique et bucolique) pour rejoindre la civilisation urbaine américaine et sa culture opulente et bigarrée. Fonctions narratives et symboliques de la couleur se conjuguent donc à l’anecdotique (le costume traditionnel ou la mode américaine) et au naturel (la nature environnante).

15Illustration 1 : Anna May Wong dans l’une des compositions récurrentes du film Toll of The Sea (Chester M. Franklin, 1922)

16Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

17Appelant à développer une approche des couleurs à la fois naturelle et artistique, la firme Technicolor procède à partir de 1930 d’une confusion identique à celle des couleurs du muet, à la différence que l’ambiguïté est théorisée plus explicitement dans la stratégie discursive déployée par la firme.

Esthétique hollywoodienne et couleur naturelle

18Dès 1930, à l’arrivée du parlant, la production des films en couleur, arbitraire ou naturelle, décline presque intégralement. La pluralité des formats chromatiques disparaît au profit du film en noir et blanc. Les problèmes liés à la couleur semblent à la fois techniques (on ne peut teinter la pellicule sans brouiller la piste son) et financiers (la crise économique de 1929 incite les studios à abandonner les départements « Recherche et Développement ») mais la résistance à la couleur fait également écho à un certain nombre de blocages culturels plus difficiles à déterminer.16 Parmi ceux-ci, l’absence d’un consensus sur les usages de la couleur en cinéma incite les studios hollywoodiens à lui préférer, par défaut, l’usage du noir et blanc.17 La gamme des gris n’est-elle pas suffisante pour représenter d’une manière réaliste tout type de formes et figures ? N’incarne-t-elle pas d’une certaine manière l’idéal de la théorie newtonienne qui décrit la lumière blanche comme contenant « virtuellement » toutes les couleurs et le noir comme la plus juste incarnation des ténèbres ?

19Le Technicolor trichrome demeure pendant plusieurs décennies la seule alternative au film achrome. Après un contrat avec Walt Disney, le procédé Technicolor est proposé en 1934 au studio R.K.O pour le court métrage La Cucaracha puis le long métrage Becky Sharp (Rouben Mamoulian, 1934). La publicité opérée autour de ce dernier film prophétise la généralisation d’une couleur enfin naturelle, comme l’annonce fièrement la bande-annonce :

« Enfin l’écran reflète la palette de la grande toile de la vie »…

20L’annonce, qui mêle malicieusement référence à la peinture (« toile… ») et ambition réaliste (« …de la vie »), préfigure l’ambivalence du projet Technicolor qui tente de réconcilier tradition artistique et performance technique.

21Illustration 2 : Carton tiré de la bande-annonce de Becky Sharp (R. Mamoulian, 1934)

22Illustration 3 : La caméra Technicolor trichrome sur le tournage du film Becky Sharp

23Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

24Mais il ne suffit pas de clamer l’arrivée de la couleur pour qu’elle s’installe dans les pratiques, et la firme doit mettre au point une vaste stratégie discursive pour convaincre de la légitimité de son projet tout en contestant l’hégémonie du noir et blanc. Herbert Kalmus, fondateur de la firme Technicolor et co-inventeur du brevet, propose alors un système de reproduction des couleurs viable non seulement d’un point de vue technique mais surtout selon des critères économiques, culturels et artistiques. Déployant un vaste argumentaire promotionnel, la firme Technicolor semble alors réviser la définition de la « couleur naturelle » de sorte qu’elle coïncide avec les idéologies de la science et du spectacle.

25Le discours porté par John Arthur Ball, directeur technique, s’adresse essentiellement aux équipes techniques des studios, cameramen et directeurs de la photographie en tête. S’il consent à flatter l’orgueil artistique de ces derniers en comparant le tournage en couleur à la sélection des pigments en peinture, J.A.Ball prend soin de ne pas empiéter sur l’aspect artistique de la couleur et son rapprochement de la peinture et de la cinématographie est celui de deux techniques.18 La partie artistique du discours de la firme est portée par Nathalie Kalmus, promue directrice artistique dès 1934. Celle-ci s’adresse aux cinéastes mais aussi plus largement au public et à la critique. Ses déclarations sont publiées aussi bien dans des revues professionnelles que dans les journaux plus populaires comme Variety ou The New-York Times. Nathalie Kalmus promet un mimétisme « amélioré » : non seulement la parfaite reproduction des couleurs réelles mais agrémentée d’une dimension artistique.19

26Becky Sharp illustre combien ce « réalisme amélioré » continue de faire coïncider l’aspect ordinaire (qui ne signifie rien) et la portée signifiante des teintes. Ainsi, dans une scène décrivant une attaque des troupes napoléoniennes, la couleur, bien que d’aspect « naturel », joue un rôle significatif. Au son lointain des canons répond une succession de plans envahis du rouge des uniformes des soldats se ruant vers les sorties. Mouvements, montage, musique et sons font coïncider la couleur des uniformes avec la menace de la bataille. Si la coïncidence ainsi créée entre la coloration naturelle des costumes et la conduite du récit semble prolonger l’ambiguité observée dans les pratiques du muet, elle obéit également à de nouveaux principes. A la différence de Toll of the Sea, l’emploi des couleurs dans Becky Sharp doit aussi faire la preuve que le procédé Technicolor peut s’intégrer au sein de pratiques et de critères propres au « classicisme hollywoodien ». Nous employons ici cette expression dans son sens historique, à savoir une période comprise entre 1930 et 1960, aussi connue comme l’âge d’or des studios hollywoodiens, durant laquelle s’établit un certain nombre de conventions techniques, génériques ou esthétiques, plus ou moins explicites, qui facilitent d’une part pour l’industrie les processus de production (comme la répartition en « genres » fortement codés) et d’autre part pour les spectateurs ceux de la réception.20

27Lorsque Nathalie Kalmus livre sa conception d’un « bon » usage de la couleur, il s’agit pour elle d’accorder les possibilités du procédé Technicolor avec les critères des studios. Les principes d’harmonie et de color restraint, selon lesquels tout arrangement chromatique sur le plateau se doit d’être harmonieux et au service du récit, suggèrent que le contrôle par la production et le confort du spectateur prévalent sur la créativité des cinéastes. Ces règles d’harmonie et de retenue invitent les créateurs à éviter ce qui pourrait gêner l’immersion du spectateur dans le récit. Saturations excessives, contrastes trop vifs et multiplication de teintes leur sont ainsi déconseillés.21 Ces lois sont, dans la pratique, littéralement imposées aux équipes de tournage. La firme oblige en effet chaque équipe tournant en Technicolor à collaborer avec son consultant artistique, ses techniciens et son laboratoire de développement, s’assurant ainsi de participer totalement à l’élaboration esthétique du film depuis le scénario jusqu’au rendu final. Cette autorité représente pour nombre de producteurs, cinéastes et commentateurs de l’époque une contrainte peu appréciée, comme en témoigne Vincente Minnelli à propos du tournage du Chant du Missouri (Meet Me in Saint Louis, 1944).22 Un tel contrôle vise implicitement à accorder le principe de la couleur naturelle avec les canons de la « transparence hollywoodienne » qui dominent l’âge d’or des studios entre 1930 et 1960 : motifs esthétiques et effets de mise en scène doivent discrètement mais efficacement assurer la conduite du récit.

28Quatre types de motivations peuvent alors justifier l’emploi d’une teinte : réaliste, narrative, psychologique et générique.23 Jusqu’en 1960, c’est d’abord en fonction des genres que les studios décident de l’emploi de la couleur, la réservant aux genres faiblement réalistes ou évoquant une réalité lointaine (historique, aventure, romance, western…). Les trois autres types de motivation – réaliste, psychologique et narrative – découlent des deux traditions antagonistes de la couleur que nous avons décrites, le réalisme relevant de l’héritage newtonien et les aspects narratifs et psychologiques relevant davantage de la conception romantique ou artistique. Il est fréquent qu’une occurrence de couleur combine les trois types de motivation. On peut le constater dans une séquence du film La Flèche Brisée (Broken Arrow, réalisé par Delmer Daves en 1950), où le ciel se teinte discrètement mais visiblement de rouge à l’arrière-plan d’une scène particulièrement violente. Cette coloration est un motif réaliste, justifié par le coucher du soleil ; simultanément, elle fait écho à la violence d’un massacre auquel le personnage assiste (motif narratif et psychologique). De nouveau, l’ambivalence de la couleur naturelle, entre réalisme et symbolisme, paraît réconcilier les approches newtonienne et romantique mais, en réalité, l’esthétique Technicolor privilégie le motif réaliste, et à travers lui la définition scientifique de la couleur naturelle. L’utilisation de la lumière blanche, couleur de la lumière naturelle selon Newton, prévaut ainsi sur celle de lumières colorées, excepté lorsque ces dernières ont une source clairement identifiée dans la diégèse, comme l’aube, le crépuscule ou les flammes d’un incendie.24 Les motifs apparentés à la tradition symbolique dépendent ainsi systématiquement d’une coïncidence ou d’une articulation avec les autres motifs pour pouvoir faire irruption dans la conduite du récit.

29Illustration 4 : Ombres sur fond de ciel rouge dans Broken Arrow (Delmer Daves ; 1950)

30Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

31Ce dogme de la lumière blanche s’est imposé comme l’une des caractéristiques essentielles de la couleur naturelle dans le style classique hollywoodien. Il se manifeste même dans la comédie musicale où, malgré le penchant pour les saturations et les explosions polychromes qu’autorise en principe le genre, on évite soigneusement la projection de lumière colorée sur les visages si elle n’est pas motivée par un élément appartenant au décor et à la diégèse.25 Ce n’est qu’au milieu de la décennie 1950 qu’un nombre significatif de films hollywoodiens peut se permettre plus librement des projections de lumière colorée, irréelle, non justifiée et non diégétique, comme dans Written on the Wind (Douglas Sirk, 1956) ou Vertigo (Alfred Hitchcock, 1958).

32A partir de 1955, le déclin progressif des principes et méthodes mis en œuvre par Technicolor fait écho à celui du système des studios hollywoodiens. Atténuant la divergence entre des conceptions de la couleur apparemment contradictoires, les efforts de théorisation menés par Technicolor ont sans doute constitué une étape des plus importantes pour la généralisation de la couleur au cinéma. D’extra-ordinaire, la couleur s’est muée en ordinaire. Alors que la sensitométrie, qui a pour objet l’étude des effets de lumière, n’en était qu’à ses balbutiements, Technicolor a su démontrer qu’une couleur peut apparaître naturelle aux yeux d’un spectateur non seulement grâce à la maîtrise de ses propriétés physiques et mécaniques mais aussi par la régulation de ses interprétations sensibles, culturelles ou symboliques.

33Cependant, en privilégiant la retenue et le dogme réaliste, la firme a également encouragé une conception technique de la couleur. Les industries audiovisuelles, qui n’ont plus la nécessité aujourd’hui de démontrer la légitimité culturelle et artistique de la couleur en cinéma, promeuvent davantage la performance technique des appareils d’enregistrement ou de diffusion. Elles réduisent donc de plus en plus l’approche des couleurs à une gestion technologique et informatisée au détriment de ses aspects théoriques et culturels. La « qualité » des teintes et nuances n’est pourtant pas seulement affaire de règlages colorimétriques, comme nous l’enseigne tout particulièrement les retours réguliers sur nos écrans de l’achromie. Tandis que la couleur se banalisait, l’usage du noir et blanc est pour sa part devenu « extra-ordinaire » : rare, dédié à des effets précis et spectaculaires, associé à la représentation d’une réalité lointaine, du rêve ou de la mémoire historique, voire mythologique.26 Depuis une trentaine d’années, des œuvres comme Manhattan (W. Allen, 1979), Raging Bull (M. Scorsese, 1981), Schindler’s List (S. Spielberg, 1993), Dead Man (J. Jarmush, 1995), The Man Who Wasn’t There (J. Coen, 2001) ou récemment The Artist (M. Hazanavicius, 2011) puisent, de diverses manières, dans les ressources du noir et blanc pour envelopper leurs récits d’une aura de nostalgie. D’autres exemples indiquent pour leur part des références plus complexes. Ainsi, le noir et blanc comporte une dimension morale et politique dans Pleasantville (G. Ross, 1998) ou caractérise le transfert d’un médium à un autre, tels l’emprunt par le cinéma du graphisme de la BD dans Persépolis (V. Paronnaud et M. Satrapi, 2007) et Sin City (R. Rodriguez et F. Miller, 2005) ou celui de l’esthétique du clip audiovisuel chez Oliver Stone, Wong Kar Wai et Quentin Tarantino. D’autres cinéastes, enfin, revendiquent par le biais de l’achomie une qualité auteuriale et une forme marginale et poétique, à contre-courant des standards naturalistes : Belà Tarr, Guy Maddin, Phillippe Garrel… Ces persistances du noir et blanc ouvrent un espace de réflexion sur la couleur qui donnerait moins lieu à des considérations techniques qu’à des problématiques esthétiques, culturelles et sociologiques.

Notes de bas de page numériques

1 Georges ROQUE, Art et Science de la couleur, Paris : éditions Gallimard, 2009.

2 Tom GUNNING , « Colorful Metaphors: the Attraction of Color in Early Silent Cinema », Fotogenia, Il Colore nel Cinema/Color in the Cinema, n°1, 1995, pp.249-255, et Barry SALT, Film Style and Technology, Londres : Starword, seconde édition, 1992, pp.78, 124, 150-151.

3 Eirik FRISVOLD HANSSEN, « Symptoms of Desire : Colour, Costume, and Commodities in Fashion newsreels of the 1910s and 1920s », Film History, Volume 21, Indiana University Press, 2009, p.111.

4 Barry SALT, op. cit.

5 Paolo CHERCHI USAI, Silent Cinema. An Introduction, Londres : BFI, 2000, en particulier le chapitre « 'Natural Colour' and its Utopias », pp.27-37.

6 William V. D. KELLEY, « Natural Color Photography », in Transactions of the Society of Motion Picture Engineers, n°7, nov.1918, pp.38-43.

7 Ibid.

8 Voir Michel BLAY, La conceptualisation newtonienne des phénomènes de la couleur, Paris : Vrin, 1983.

9 Attaque attribuée à Charles Lamb (1775-1834), critique littéraire, rapportée par Robert FINLAY, « Weaving the Rainbow », Journal of World History, vol.18, n°4, 2007.

10 Voir Robert FINLAY, ibid., ainsi que D. L. SEPPER, Goethe contra Newton: Polemics and the Project for a New Science of Color, Cambridge University Press, 1988.

11 FOURNIER J.L., La sensitométire, éditions Dujarric, France, 2006.

12 Jonathan CRARY, Techniques of the Observer. On Vision and Modernity in The Nineteenth Century, Cambridge : MIT Press, 1990.

13 John A. BALL, « Quality in Color Reproduction », Hollywood Quarterly, Vol. 2, No. 1, University of California Press, octobre 1946, pp.46-47.

14 Nathalie KALMUS, «Color Consciousness », Journal of the Society of Motion Picture Engineers 25, août 1935, p. 135-47 et «Colour » in Behind the Screen: How Films Are Made, Londres : A. Barker, Ltd., 1938.

15 Actrice sino-américaine, Anna May Wong (1905-1961) est remarquée dans Le Voleur de Bagdad de Raoul Walsh en 1924, aux côtés de Douglas Fairbanks. Elle devient une icône internationale du cinéma muet puis poursuit une carrière plus modeste jusqu’en 1961.

16 Nombre d’ouvrages ont tenté de décrire les résistances à la couleur, notamment Stephen NEALE, Cinema and Technology. Image, Sound, Colour, Londres, 1985. Voir aussi, dans des approches plus généralistes : John GAGE, Couleur et Culture - Usages et Significations de la couleur de l'antiquité à l'abstraction, Paris : éditions Thames & Hudson, trad. INHA, mars 2008 ; David BATCHELOR, Chromophobia, Paris : trad. Patricia Delcourt, Coll. Frontières, éd. Autrement, 2001.

17 Jacques Aumont tente d’analyser les raisons de cet attachement au noir et blanc entre 1930 et 1960 en le qualifiant de « manque positif » (Jacques AUMONT, Introduction à la couleur : des discours aux images, Paris : éd. Armand Collin, coll. Cinéma, 1994, pp.198-199).

18 Voir John A. BALL, « The Technicolor Process of Three-color Cinematography », in Journal of the Society of Motion Pictures Engineer, volume 25, n°2, août 1935, p.138.

19 Nathalie KALMUS, «Color Consciousness », op.cit.

20 Voir David BORDWELL et Jane STAIGER, The Classical Hollywood Cinema: Film Style and Mode of Production to 1960, New-York: Columbia University Press, 1985.Voir également Jean-Loup BOURGET et Jacqueline NACACHE (dir.), Le classicisme hollywoodien, Presses Universitaires de Rennes, 2009.

21 Pour une description détaillée, voir Jean Loup BOURGET, « Esthétiques du Technicolor », La couleur en cinéma, dir. J.Aumont, Cinémathèque Française, Mazotta, 1995.

22 Vincente MINELLI, Tous en scène, éditions Ramsay, 1985.

23 Scott HIGGINS, Harnessing the Rainbow, Color Design in the 1930s, Austin :University of Texas, 2007.

24 Richard MISEK, Chromatic Cinema, Londres : Wiley-Blackwell, 2010, pp.124-125 et Scott HIGGINS, ibid., p.86.

25 Richard MISEK, ibid., p.128.

26 L’une des premières oeuvres à accorder ce statut au noir et blanc pourrait bien être L’Homme qui tua Liberty Valence de John Ford, 1960, tant son aspect achrome semble coïncider avec un traitement rétrospectif des mythes fondateurs.

Pour citer cet article

Xavier Grizon, « Art et science de la couleur hollywoodienne », paru dans Alliage, n°71 - Décembre 2012, Les modèles hollywoodiens, Art et science de la couleur hollywoodienne, mis en ligne le 06 février 2015, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4121.


Auteurs

Xavier Grizon

Responsable des activités d’éducation à l’image en Seine-Saint-Denis au sein de l’association Cinémas 93. Engagé dans une recherche doctorale à l’université Paris-Diderot, il s’intéresse aux valeurs culturelles et sociales transmises à travers l’esthétique du cinéma. Auteur d’études portant sur l’analyse filmique en classe et les premières expérimentations du logiciel Lignes de Temps, il a présenté ses travaux lors de colloques et de séminaires, en particulier au Centre de recherche en intermédialités de l’Université de Montréal en 2010.