Alliage | n°71 - Décembre 2012 Cinéma et science |  Cinéma scientifique et médical 

Christian Bonah et Vincent Lowy  : 

Lorsque le regard l’emporte sur le message : les courts-métrages de lutte contre la tuberculose d’Edgar G. Ulmer

Plan

Texte intégral

Cela fait maintenant une trentaine d’années que l’historien de la médecine Martin Pernick a attiré l’attention des chercheurs sur l’existence et la pertinence des films médicaux comme source et objet d’analyse, afin de mieux saisir les interactions entre médias de masse et propagande sanitaire.1 À l’époque où la théorie microbienne des maladies infectieuses a révolutionné le champ de la santé publique, l’essor des moyens de communication de masse a progressivement accru les moyens de diffuser l’information. Dans l’armada des moyens déployés pour lutter contre la maladie, le film de propagande sanitaire a trouvé sa place, à mi-chemin de l’éducation sanitaire de type scolaire et des exercices imposés de la projection obligatoire, faisant partie intégrante des campagnes d’information, de dépistage et même de vaccination qui ont progressivement été mises en place à partir du moment où des obligations légales ont été incorporées dans les programmes de santé publique.

Bien que ces films obéissent à un schéma complexe, particulièrement codifié, il arrive qu’on y reconnaisse le style d’un véritable auteur. C’est ce qui se produit lorsque l’on découvre les films sanitaires réalisés entre 1938 et 1941 par le cinéaste américain Edgar G. Ulmer (1904-1972) pour le compte de la National Tuberculosis Association (NTA). Depuis plusieurs années, historiens et chercheurs questionnent ces films, en tant que source historique et produits culturels éphémères. Gudrun Loehrer a ainsi analysé ce corpus en le comparant à des films de prévention contre le paludisme, qu’elle inscrit comme outils et dispositifs d’une gouvernementalité des corps selon une extension de la pensée de Michel Foucault.2 Devin Orgeron a de son côté entrepris dans un article récent une étude sophistiquée de la place des films de lutte contre la tuberculose d’Ulmer dans l’œuvre cinématographique d’un cinéma d’auteur authentique.3 Nous souhaitons pour notre part ouvrir ici un espace complémentaire d’analyse en démontrant que ces films d’Ulmer étant déterminés par une approche ethnique, ils nous parlent aujourd’hui davantage des communautés auxquelles ils s’adressent et de leur situation sociale dans l’Amérique de Roosevelt que des messages que la NTA, l’association commanditaire exclusivement composée d’Américains blancs, leur destine. Nous mettrons également en évidence le fait que le message central de ces films, qui plaident en faveur du dépistage précoce et du traitement institutionnel en sanatorium, a été très vite périmé par un certain nombre de facteurs scientifiques, ce que Loehrer et Orgeron  passent sous silence.

Edgar G. Ulmer et les films de lutte contre la tuberculose

Créée en 1904, la National Tuberculosis Association a produit une première série de films commandités en collaboration avec Edison entre 1910 et 1915 : The Red Cross Seal (1910), The Awakening of John Bond (1911), Hope (1912), The Price of Human Lives (1913), The Temple of Moloch (1914) et The Lone Game (1915). Cette série coïncide avec le lancement d’une intense campagne d’information et de propagande contre les maladies sexuellement transmissibles. Après la Grande guerre, les films d’éducation sanitaire font l’objet de commandes spécifiques émanant d’associations qui bénéficient parfois du soutien de l’État : la NTA, la National Cancer Society ou encore la Social Hygiene Association. Entre 1938 et 1951, la NTA commande 17 films d’éducation sanitaire dont la série des 6 films d’Ulmer.

Edgar George Ulmer est également né en 1904, mais en Bohème-Moravie. Il a grandi à Vienne et a commencé à travailler comme décorateur dans les studios berlinois, à leur apogée dans les années vingt. Collaborateur du décorateur de Friedrich W. Murnau, il accompagne ce dernier à Hollywood, à l’occasion du tournage de L’Aurore (1927). Il s’implante alors en Californie et il réalise en 1933 son premier film, Damaged Lives, une adaptation du drame français Les Avariés, de Eugène Brieux (1901). Peu de temps après, Ulmer connaît une éphémère heure de gloire en réalisant The Black Cat (1934) pour la firme Universal, mais diverses péripéties obligent le cinéaste à rejoindre la côte Est des Etats-Unis où il contribue à développer un cinéma « ethnique », destiné à des publics communautaires. Ulmer s’appuie sur des petites sociétés de production qui ciblent des publics précis : l’Avramenko Film Company s’adresse aux russophones (1937 - Natalka Poltavka ; 1939 - Cossacks in Exile), la Collective Film Producers Inc. à la communauté juive yiddishophone (1937 - Green Fields (Greene felde) ; 1938 - The Singing Blacksmith (Yankel der Shmid) ; 1939 - The Light Ahead (Die)Klatsche) ; la Meteor Productions Inc. à la communauté afro-américaine (1939 - Moon over Harlem)… Cette période new-yorkaise de la carrière d’Ulmer est marquée par une extrême pauvreté de moyens. Vingt ans plus tard, le cinéaste confie pourtant sa nostalgie pour cette époque, non sans exagération :

« J’ai dirigé tous les films de minorités qu’on ait faits en Amérique. Des films pour les Espagnols, les Ukrainiens, les Caucasiens, les Arméniens, les Juifs, les Noirs et les Indiens d’Amérique. Un grand nombre de longs-métrages, entre trente-cinq et trente-huit. En moyenne, je tournais 60 à 80 plans par jour, car je savais ce que je faisais… Ce fut une période merveilleuse…4 »

Dans une lettre de juillet 1941 adressée à son épouse Shirley Ulmer, il tient un tout autre langage :

« Depuis sept ans, j’ai eu à souffrir et à me serrer la ceinture. Je me suis vendu aux producteurs de films, j’ai vendu ma famille. Oh, je suis tellement impatient de retravailler, je n’en peux plus d’attendre !5 »

Quoi qu’il en soit, c’est sans aucun doute cette capacité à s’adresser avec sincérité à des publics variés qui motive la commande que lui passe en 1938 la NTA : un éventail de six films destinés à exposer les dangers de la tuberculose et les moyens de la guérir. Ces six films sont :

• LET MY PEOPLE LIVE (1938) : destiné à la communauté afro-américaine, ce film raconte le parcours de Mary, une jeune fille frappée par la tuberculose, qui a déjà entraîné la mort de sa mère. Le pasteur lui conseille d’aller voir un médecin, contrairement à une de ses amies qui préfère les remèdes traditionnels. Envoyée en sanatorium par le médecin, elle guérit.

• CLOUD IN THE SKY (1939) : destiné à la communauté hispanique, ce film est centré sur la famille Lopez. Lorsque la jeune Consuelo est atteinte par la tuberculose, elle se tourne vers la religion. Mais le prêtre lui recommande plutôt de consulter un médecin. Ce dernier l’expédie aussitôt en sanatorium. Remise sur pieds, Consuelo se marie deux ans après.

• THEY DO COME BACK (1940) : destiné aux jeunes adultes qui commencent leur vie de couple, ce film relate l’histoire de Roy et Julie. Atteint par la tuberculose, Roy doit se faire soigner en sanatorium. Il retourne à la vie en pleine forme et peut désormais vivre un bonheur conjugal sans nuages. (Une deuxième version de ce film existe mais elle n’est pas signée Ulmer, et bien que le montage en soit quasiment identique, le commentaire est très différent, plutôt centré sur la NTA.)

• DIAGNOSTIC PROCEDURES IN TUBERCULOSIS (1940) : destiné à la communauté médicale, ce film détaille les opérations et pratiques qui permettent de diagnostiquer la tuberculose. Il s’agit d’un film dépourvu de récit et de tout caractère romanesque.

• GOODBYE, MR. GERM (1940) : un savant excentrique imagine qu’il met au point un micro qui lui permet de discuter avec le germe de la tuberculose. Répondant au nom de Tee-Bee, celui-ci est représenté sous forme de personnage de dessin-animé. Il est terrassé à la fin du film.

• ANOTHER TO CONQUER (1941) : une famille d’Indiens Navajo vivant dans une réserve est atteinte par la tuberculose. Le vieux chef Slow-Talker recommande de s’en tenir aux médecines traditionnelles. Robert, un jeune voisin, part faire des études. À l’occasion d’une visite médicale, on diagnostique la tuberculose et le jeune homme est envoyé en sanatorium. Après sa guérison, il revient dans sa réserve et affranchit ses amis au sujet des dangers de la tuberculose. Même le chef Slow-Talker reconnaît la médecine des blancs.

Dans ce corpus de six films, il faut d’emblée distinguer plusieurs groupes : trois films s’adressent à des communautés selon des critères ethniques (Let My People Live ; A Cloud in the Sky ; Another to Conquer), deux autres s’adressent à des publics que l’on définirait par tranche d’âge (Goodbye, Mr. Germ et They Do Come Back), un dernier s’adresse au corps médical lui-même, Diagnostic Procedures in Tuberculosis.

Nous voulons mettre en avant les trois films du corpus ethnique, qui par leur récit quasiment commun présentent une véritable homogénéité : atteinte par la tuberculose, une famille surmonte ses appréhensions initiales vis à vis de la médecine non traditionnelle grâce aux conseils avisés d’un représentant spirituel. Dans les trois films, on explique à ces populations que cette maladie n’est pas une fatalité mais qu’elle peut-être guérie si elle est dépistée à temps. Ce volontarisme peut étonner les amateurs d’Ulmer. Orgeron insiste sur le fait que ce message de mobilisation et de responsabilisation des malades entre en contradiction avec certains caractères fictionnels dans les films d’Ulmer qui à l’image d’Al Roberts dans Detour concluent souvent leur trajectoire de vie par le constat  suivant :

« Quelle que soit la direction que vous prenez, la fatalité vous fait un croche pied ».6

L’autre partie de ce corpus est moins homogène. Écartons Diagnostic Procedures in Tuberculosis qui échappe au cadre de cette étude dans la mesure où il s’agit d’un film de formation professionnelle qui s’adresse aux étudiants et praticiens et non à un groupe à risques. Observons toutefois un détail du générique : le nom d’Edgar G. Ulmer est suivi des lettres PH.D., qui donnent à cet autodidacte une respectabilité académique tout à fait imaginaire.

Peut-être entendait-il ainsi rassurer les spectateurs sur la crédibilité scientifique du film, à moins qu’il ne s’agisse que de pure dérision. C’est aussi la preuve que même dans un film d’enseignement aussi aride, mise en abyme, détournement et subversion souterraine ne sont jamais hors d’atteinte pour un réalisateur qui s’affirme comme auteur.

They Do Come Back appelle plus de commentaires : bien que dépourvu de dialogues, ce film raconte une histoire assez articulée, qui se déroule dans une ville paradigmatique des Etats-Unis, Everytown. Un jeune homme se met brutalement à cracher du sang. Il est immédiatement pris en charge par les médecins qui le remettent prestement sur pied. Les États-Unis sont présentés comme une nation moderne, saine et vigoureuse, où règne un sentiment de sécurité. L’intrigue suit ici de près ce que David Cantor a décrit et analysé comme une « histoire de conversion ». Un signal d’alarme (crachat de sang) mène à une crise existentielle, suivie d’une remise en question avec prise de conscience (souvent un peu tardive après moult hésitations et tergiversations) et finalement adhésion à une nouvelle « croyance » et rédemption.7

Destiné aux enfants, le film Goodbye, Mr. Germ se situe comme They Do Come Back dans une société d’aisance et de confort. Il prend la forme inusitée d’une rêverie scientifique, montrant un médecin excentrique inventer un moyen de communiquer avec le germe de la tuberculose. Personnage de dessin-animé, Tee-Bee se présente sous les traits d’un vieillard sarcastique coiffé d’un chapeau haut-de-forme.

La naïveté de l’ensemble est renforcée par le décor du laboratoire où se déroule cette expérience : une véritable ménagerie où règne un joyeux désordre, lapins, perroquet, chats et singes bondissant de concert. Amusants pour les enfants, ces détails décalées véhiculent pour un public adulte un potentiel second degré, posant la question inattendue entre toutes dans un film de ce genre : tout cela est-il vraiment sérieux ? Ce côté farfelu renvoie le spectateur aux films fantastiques d’Ulmer, qui étaient caractérisés par un mélange bancal de gravité et de naïveté. 8 Il s’agit d’ailleurs du film de la série dans lequel les marqueurs stylistiques qui définissent habituellement le cinéma d’Ulmer sont le plus apparents : cadrages penchés, décors stylisés, éclairages néo-expressionnistes…

Il est d’ailleurs tentant de comparer ce corpus avec Sex Hygiene, film d’hygiène sexuelle réalisé par John Ford à la Fox et mis à la disposition des Signal Corps et des centres d’instruction à partir de mars 1941. Qualifié par Tag Gallagher de curieuse épopée éducative (curious educational epic), Sex Hygiene présente lui aussi des marqueurs identifiables du style de Ford alors que celui-ci n’a vraisemblablement participé qu’au tournage, laissant à son assistant Otto Brower le soin de diriger la phase de post-production.9 Tout comme le lyrisme désenchanté et l’empathie de l’œuvre à venir de John Huston figuraient déjà dans Let There Be Light (1946), ces films de Ford et Ulmer montrent que la signature d’un auteur parvient parfois à singulariser un message sanitaire ou scientifique. Le ton des films d’Ulmer a parfois été décrit comme marqué par une infinie désolation. 10 Plusieurs des films réalisés pour la NTA en témoignent. Les meilleurs moments de ce corpus (la conclusion de Let My People Live, la présentation de la réserve indienne au début d’Another to Conquer) démontrent qu’une émotion poignante peut surgir de ces intrigues minimalistes sans affaiblir le message médical de prévention.

Le savoir-faire d’un grand auteur permet de sublimer le contenu sanitaire en ouvrant un espace parallèle de subversion et de remise en question, sans pour autant faire de l’ombre au commanditaire. Et si le film de Ford reste en effet une curiosité provocante, les films d’Ulmer sont, comme celui de John Huston, des concentrés de style qui appartiennent indéniablement à l’œuvre de leurs réalisateurs et à l’histoire du cinéma.

L’émergence du concept de groupes à risque

Si nous avons souligné jusqu’ici dans notre analyse une tension entre commande et auteur, il convient de revenir brièvement sur la stratégie et les messages de la NTA dans ces films. D’une part, les trois films au centre de notre analyse présentent une tentative de s’adresser à des fragments spécifiques de la population. Si les films d’éducation sanitaire contre les maladies sexuellement transmissibles opèrent déjà au sortir de la Première Guerre mondiale une différenciation entre homme et femme, celle-ci est alors motivée par l’admissibilité sociale et la crainte de la censure plutôt que par une préoccupation de mobilisation d’un groupe plus vulnérable qu’un autre. De ce point de vue, la série d’Ulmer ouvre une nouvelle période de l’histoire du film sanitaire qui préfigure ce que l’épidémiologie d’après-guerre va consacrer, à savoir l’approche par groupes à risque. Dans le domaine du film sanitaire tout au moins, c’est la première fois que des films sont conçus spécifiquement pour des fractions de population, porteurs de messages qui leur sont destinés spécifiquement.

Néanmoins, ces trois films adoptent un recul documentaire. Ils témoignent à travers le portrait de ces populations d’une sensibilité ethnographique qui entre presque en contradiction avec le message sanitaire, opposition qui produit un double langage commande-auteur. Pour le message de commande, Ulmer s’exécute avec tant de zèle qu’il laisse paraître au deuxième degré un doute sur le sérieux du propos. Quant aux groupes présentés, Ulmer semble prendre le chemin inverse d’une retenue qui est d’autant plus frappante qu’elle oppose presque ses images au commentaire de la NTA.

Si la simplicité de ces films est aussi due à la modestie de leur budget, comme c’est le cas dans la majeure partie des oeuvres d’Edgar Ulmer, elle illustre aussi le souci du cinéaste de s’adresser de la façon la plus directe possible à des publics peu accoutumés à des récits complexes, voire au langage cinématographique lui-même. Il est significatif qu’à aucun moment, Ulmer ne laisse libre cours à un discours méprisant envers les minorités, dans le cadre d’un récit pourtant destiné à illustrer l’inanité des médecines traditionnelles. Dès lors, ces films reflètent moins une conception missionnaire de la science bourgeoise des blancs, qui serait destinée à répandre la bonne parole scientifique dans une position où la science objective et universelle remplacerait des croyances religieuses dépassées, qu’une volonté de prévention pratique dont le centre de gravité serait moins le contenu scientifique que l’orientation d’un comportement de consultation orthodoxe. Il importe dans ce contexte de souligner avec Georgina Feldberg que pour la NTA, le processus de diagnostic et de traitement en sanatorium consistait d’abord à identifier et à éloigner ceux qui étaient porteurs de la maladie, puis à œuvrer à leur guérison. 11

Dans le même ordre d’idées, nous retrouvons dans cette série un des motifs généraux associés à la prévention contre la tuberculose depuis les années vingt. Il s’agit à travers la mise en évidence d’un conflit générationnel de considérer les jeunes adultes comme porteurs d’un changement d’habitudes et de pratiques : à eux d’endosser le mouvement de conversion. Le film met alors en valeur la capacité de la nouvelle génération à combiner tradition et modernité, en rompant avec des comportements sanitaires délétères pour se tourner résolument vers le système de la médecine orthodoxe. Tout l’art d’Ulmer consiste justement à rendre sensible cette tension entre la transmission respectueuse des cultures traditionnelles et la motivation de la nouvelle génération de rompre avec une forme d’arriération anti-progressive. Les changements que ces films doivent susciter sont en réalité présentés comme en adéquation avec les idéaux spirituels de chaque communauté, dans la mesure aussi où elle s’intègre dans un environnement symbolique, la société américaine dans son ensemble, qui respecte sa spécificité, ses hiérarchies, ses valeurs. Dès lors, ces films comportent relativement peu de scènes présentant la médecine orthodoxe et le savoir médical en tant que tels, à l’exception de la radiographie des poumons qui revient systématiquement.

Ulmer préfère manifestement mettre l’accent sur les rapports familiaux, sur l’affection qui lie les personnages ou les échanges qu’entretiennent ces jeunes gens qui symbolisent l’entrée dans la modernité. Ce motif peut être considéré comme un élément constitutif de la société américaine des années 1880-1940, période marquée par une arrivée massive d’immigrants qui a posé la question des modes d’assimilation et d’une amélioration des conditions de vie collective. Enfin, ces films étant destinés à des fragments spécifiques de la population, ils procèdent d’un discours ambivalent. D’un côté, le film reconnaît et valorise la culture et les spécificités de la communauté en question mais de l’autre, il propose d’intégrer les groupes ciblés à la Nation américaine en faisant de leur conversion à la médecine orthodoxe et de leur soumission au savoir-faire des praticiens le sésame de leur assimilation définitive. Ce mouvement en apparence contradictoire est superbement illustré dans Another to Conquer par la scène montrant le dialogue entre le chef indien Slow-Talker et le médecin blanc, chacun acceptant la sagesse de l’autre.

Figures : 1. Générique Diagnostic Procedures in Tuberculosis, 2. Tee-Bee, 3. Médecin avec ombre, 4. Poumon, 5. Médecin et Slow-Talker, 6. Médecin noir, 7. Médecin et patient hispanophone, 8. danse hispanique, 9. funérailles indiennes.

Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

Portraits communautaires et contenu médico-sanitaire

Caractérisés par une absence de sentimentalisme, les trois films ethniques composent une trilogie audacieuse à plus d’un titre : les hispano-américains ou les Indiens ont rarement été représentés d’un point de vue ethnographique dans le cinéma américain avant cette date. Pourtant, la dignité des groupes présentés varie singulièrement. Ainsi, le premier film Let My People Live met en valeur la communauté afro-américaine, qui apparaît comme autonome, responsable et d’une certaine façon indépendante : aucun blanc dans ce film, le médecin est noir.

Let My People Live renvoie aux efforts effectués en faveur de la communauté afro-américaine pendant la deuxième moitié des années 1930, tout comme un autre film d’Ulmer, Moon over Harlem, ou encore la version du Macbeth mise en scène par Orson Welles en 1936, sous le titre Voodoo Macbeth, avec un casting entièrement composé d’acteurs afro-américains.12 Les Hispano-américains sont en revanche décrits par le commentaire de A Cloud in the Sky avec une forme de condescendance paternaliste (également illustrée par les propos du prêtre : ils travaillent dur mais ils savent s’amuser !) que certaines attitudes trahissent involontairement.

Selon la NTA, cette communauté sert avec ferveur l’idéal américain mais souffre d’un caractère puéril. De nouveau, comme dans Goodbye, Mr. Germ, on ne peut exclure qu’Ulmer ait volontairement souligné cet effet pour s’en désolidariser. En effet, la condescendance est portée par le commentaire et les paroles du prêtre et du médecin blancs, et non par les images d’Ulmer, qui mettent toujours la beauté et la dignité des personnages en valeur, malgré le folklore dont ils sont affublés.

Enfin, dans Another to Conquer, la communauté indienne vit dans une réserve et paraît particulièrement vulnérable. L’introduction du film met d’ailleurs en avant sa splendeur passée, « avant que l’homme blanc n’arrive dans ce nouveau monde ». Elle est suivie d’un enterrement : le peuple indien se meurt. Toutefois, les images saisissantes qui décrivent la vie dans la réserve montrent une cérémonie rituelle avec un réalisme et une sensibilité totalement inhabituels dans un film sanitaire. On trouve dans ces images le même type de densité ethnographique que dans certains plans des pêcheurs brésiliens Jangadeiros filmés par Orson Welles au Brésil en 1942 pour le compte de la RKO et du Coordinator of Inter-Americans Affairs.

La dimension rituelle des pratiques ancestrales est d’ailleurs un point focal dans la représentation des communautés. Il s’agit moins dans ces films de pointer le remplacement d’une croyance religieuse par une croyance en la science moderne, mais plutôt, comme le montre Loehrer, d’une gestion médicale d’un problème de santé publique. Pour reprendre l’argument de David Cantor pour la National Cancer Society, les films de lutte contre la tuberculose d’Ulmer proposent la mise en scène d’une histoire de conversion, en vue d’obtenir l’adhésion du public à une nouvelle norme de comportement. 13 Il s’agit de convaincre du caractère vital du dépistage et du repos au sanatorium. Il n’est pas seulement question de condamner les médecines traditionnelles mais aussi de susciter une reconnaissance de la médecine orthodoxe, en vue de nouer un pacte contre un ennemi extérieur commun. La sensibilité ethnique d’Ulmer est dès lors un atout pour la NTA, même si celui-ci fait passer le message médical au second plan, au profit de la représentation de la communauté qu’il dépeint.

Cependant, la prédominance du portrait des communautés par rapport au message sanitaire, pour le spectateur contemporain, a peut-être une autre explication. Si, lorsqu’Edgar Ulmer réalise ces films, le diagnostic de la tuberculose est relativement stabilisé par la radiographie et la cuti-réaction, ce n’est pas le cas pour la thérapeutique, élément central pour une narration de conversion. Le traitement standard de la maladie jusqu’aux années trente est un traitement institutionnel qui associe repos et règles de vie contraignantes. Si vers 1927, une vaccination développée en France par Calmette et Guérin – le bacille Calmette-Guérin ou BCG – est introduite sur la scène internationale, sa sécurité fait débat jusque dans les années cinquante. L’OMS se saisit de la question de la tuberculose « globale » dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale par la création d’un Comité d’experts sur la tuberculose, en même temps que prennent place les premiers essais cliniques pour l’antibiothérapie par la Streptomycine (1947-48) du Medical Research Council en Grande Bretagne et ceux de la Veterans Administration aux Etats-Unis à partir de 1952. En une décennie, le message central de la prise en charge thérapeutique des films produits par Ulmer pour la NTA est dépassé.

La question de ce caractère éphémère se pose avec encore plus d’acuité pour la deuxième version retrouvée par Orgeron du film They Do Come Back. L’enregistrement d’un nouveau commentaire sur les images quasiment inchangées d’Ulmer correspond probablement à une deuxième exploitation de ce film par la NTA à la sortie de la Deuxième Guerre mondiale, au moment de la mise en place d’une politique centrale et gouvernementale pour la lutte contre la tuberculose aux États-Unis sous la responsabilité du Public Health Service. La coalition entre la NTA et le PHS en temps de « mobilisation nationale » est une réaction classique américaine. La mise en place en juillet 1939 d’un programme « case-finding » d’identification des cas de tuberculose accompagne les films de propagande sanitaire. En revanche, avec l’immédiat après-guerre se pose la question de la redistribution des responsabilités dans le domaine de la lutte contre la tuberculose désormais sous le leadership du PHS. Autrement dit, il convenait de redéfinir la place de la NTA. Les deux versions de They Do Come Back illustrent parfaitement cette situation de double transition, transition des thérapeutiques et des politiques de santé publique. Cette reprise montre bien le caractère instable de ce type de production en même temps que les limites de la place de l’auteur dans un film de ce genre.

Que les courts-métrages d’Edgar Ulmer soient restés à l’abandon pendant une soixantaine d’années s’explique par une conjonction de handicaps artistiques, historiques et scientifiques : un cinéaste de Poverty Row, travaillant à l’écart des grands circuits de production ; l’entrée des États-Unis dans le cataclysme de la Deuxième Guerre mondiale ; la transformation progressive des pratiques médicales, qui entraîne une péremption rapide des préconisations induites par le récit. Pourtant, ces films ont innové en inaugurant le concept de groupes à risque. Mis au rebut, ils ne pouvaient d’une certaine façon revenir dans l’espace public que par le biais des études sur le film sanitaire. Certes, ils ne portent pas la signature d’un cinéaste totalement inconnu ou anodin, mais compte tenu du caractère longtemps confidentiel de l’œuvre d’Edgar Ulmer, cette redécouverte ne pouvait être que tardive.

Ce qu’apporte plus spécifiquement ce corpus de la NTA dans le domaine du film d’éducation sanitaire, c’est qu’il rend apparent le dialogue entre un réalisateur indépendant et un message de commande qui a la spécificité de raisonner en termes de public plutôt que de message universel. De ce fait, nous pouvons rattacher l’oeuvre d’Ulmer pour la NTA à un moment spécifique de l’histoire des médias qui, pour la première fois, pose la question de la stratégie de communication en termes de public plutôt que de commanditaire. L’analyse de ces films met à jour une tension entre le respect de la communauté concernée, qui bien que marginale est légitimée comme partie intégrante de la population américaine, et la subsistance néanmoins d’une forme de manipulation qui rejoint le vocabulaire traditionnel de la propagande. Ainsi, le spectateur hésite entre l’inspiration humaniste liée au cadre discursif du film ethnique documentaire et l’efficacité behaviouriste du film d’instruction dont le caractère injonctif reste prédominant. Cette écriture se rapproche en somme de la tradition à la fois réaliste et épique du film documentaire anglo-saxon, impulsée par le British Documentary Film Movement et les théories sur le film de non-fiction d’un John Grierson ou d’un Humphrey Jennings.

Néanmoins, si aujourd’hui, la qualité de ces films survit à la péremption de leurs messages, c’est parce qu’Ulmer a bénéficié d’une grande liberté formelle, indispensable pour que son style l’emporte sur les stratégies de communication du commanditaire. On retrouve dans ces quelques films ce ton singulier que Bertrand Tavernier a décrit une fois comme dégageant une

« étrange et paradoxale impression de vérité. De dignité aussi. Le regard d’Ulmer est totalement dépourvu de paternalisme et de commisération. Ses personnages, il les filme simplement, à hauteur de leurs sentiments. Cette vérité n’est absolument pas démonstrative, elle ne soutient aucune révolte, aucune revendication. Un simple plaidoyer pour la décence. » 14

Notes de bas de page numériques

1 Pernick, Martin, S., "Thomas Edison’s Tuberculosis Films : Mass Media and Health Propaganda", Hasting Center Report, 8, juin 1978, p. 21-27

2 Loehrer, Gudrun, “Cinematic Governmentality : A cultural history of tuberculosis and malaria health films in the United States of he 1940s”, PhD thesis, University of East London, 2009. (à paraître en 2013 chez Rochester University Press)

3 Devin Orgeron, ‘Spreading the Word: Race, Religion, and the Rhetoric of Contagion in Edgar G. Ulmer's TB Films,’ in Devin Orgeron and Marsha Orgeron and Dan Streible (eds.), Learning with the Lights Off. Educational Film in the United States, New York: Oxford University Press, 2011, 295-315.

4 Tavernier Bertrand et Moullet Luc, Entretien avec Edgard G. Ulmer, dans Les Cahiers du cinéma, n° 122, août 1961

5 Document apparaissant dans le documentaire The King of PRC (All Day Entertainment - 2001)

6 Devin Orgeron, ‘Spreading the Word: Race, Religion, and the Rhetoric of Contagion in Edgar G. Ulmer's TB Films,’ in Devin Orgeron and Marsha Orgeron and Dan Streible (eds.), Learning with the Lights Off. Educational Film in the United States, New York: Oxford University Press, 2011, p. 314.

7 David Cantor, “Choosing to Live: Cancer Education, Movies, and the Conversion Narrative in America, 1921-1960,” Literature and Medicine 28 (2) Fall 2009, pp. 278–332.

8 Barbe Bleue (1944), The Man from Planet X (1951) ou encore La fille du Docteur Jekyll (1957)

9 Gallagher, Tag, John Ford, the Man and his films, 1986, University of California Press, Berkeley, p. 202.

10 Coursodon, Jean-Pierre et Tavernier, Bertrand, 1995, 50 ans de Cinéma américain, Paris, Nathan, p. 945.

11 Feldberg, G., Disease and class. Tuberculosis and the shaping of modern north American society New Brunswick : Rutgers University Press, 1995.,

12 Cette production a été réalisée sous l’égide du Federal Theater Project, qui était rattaché à la Works Progress Administration (WPA), agence créée lors du New Deal pour stimuler à la fois l’économie et la cohésion sociale.

13 David Cantor, “Choosing to Live: Cancer Education, Movies, and the Conversion Narrative in America, 1921-1960,” Literature and Medicine 28 (2) Fall 2009, pp. 278–332.

14 Tavernier, Bertrand, Amis américains, Actes Sud/Institut Lumière, 2008, p. 207.

Pour citer cet article

Christian Bonah et Vincent Lowy , « Lorsque le regard l’emporte sur le message : les courts-métrages de lutte contre la tuberculose d’Edgar G. Ulmer », paru dans Alliage, n°71 - Décembre 2012, Cinéma scientifique et médical, Lorsque le regard l’emporte sur le message : les courts-métrages de lutte contre la tuberculose d’Edgar G. Ulmer, mis en ligne le 06 février 2015, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4119.

Auteurs

Christian Bonah

Professeur en histoire des sciences de la vie et de la santé à l’université de Strasbourg, rattaché à l'umr 7363 Sage (Sociétés, acteurs, gouvernement en Europe). Spécialiste des représentations cinématographiques de la médecine et de la santé, il a publié Médecine, santé et sciences humaines, en collaboration avec J.-M. Mouillie, A.-L. Penchaud et T. Todorov, Les Belles Lettres, 2011.

Vincent Lowy

Professeur en études cinématographiques à l'université de Lorraine, rattaché au cremea 3476, Centre de recherches sur les médiations. Enseigne à l'Institut européen de cinéma et d'audiovisuel. Consacre ses recherches aux répercussions de l'histoire et aux formes mémorielles à l'œuvre dans les récits cinématographiques. A notamment publié aux éditions Le Bord de l'Eau un ouvrage de référence sur Marcel Ophüls, ainsi que Cinéma et mondialisation, une esthétique des inégalités, 2011.