Alliage | n°71 - Décembre 2012 Cinéma et science 

Jacqueline Nacache  : 

Cinéma et Sciences : Loin du poncif « art-science »

p. 3-10

Plan

Texte intégral

1Comment commencer, en ces années 2010, un volume collectif consacré au thème « cinéma et sciences » ? Disons d’abord, peut-être, ce que ce numéro d’Alliage ne veut pas être, à savoir un énième épisode dans le projet un peu vague, mais toujours très à la mode, qui consiste à rapprocher art et sciences. C’est là, on le sait, un poncif contre lequel Jean-Marc Lévy-Leblond s’élève avec énergie et humour :

« Peut-être est-ce une affaire de tempérament personnel, mais je me trouve fort bien de la différence essentielle entre l’Art et la Science – et de leurs diversités propres (les arts et les sciences) au surplus. Si, scientifique professionnel, mon intérêt pour l’art aboutissait à m’y faire retrouver des attitudes et des oeuvres semblables à celles que je connais (trop) bien, cet intérêt s’émousserait vite… L’art, et l’art contemporain en particulier, m’attire en raison directe de ses différences avec la science, et non pas de leurs éventuelles similarités. Je n’ai aucunement la nostalgie d’une Unité perdue de la création – pas plus naturelle (c’est la diversité du monde des pierres, des fleurs, des oiseaux qui en fait la beauté) qu’humaine. »1

2On ne saurait opposer d’arguments à cette volonté de maintenir séparés les domaines de l’art et de la science, d’autant plus qu’elle est largement nuancée dans la suite de l’ouvrage. Une telle ambition pourrait cependant sembler décourageante, du moins si nous avions l’intention de limiter le cinéma au champ d’un « art cinématographique » reconnu et consacré. Mais ce n’est pas le cas. Toutes les formes de films sont présentes dans ce volume, approchées selon des modalités multiples, où l’esthétique n’est ni absente, ni privilégiée. D’autre part et surtout, les chercheurs en cinéma n’ont pas à rechercher ni à redouter quelque réconciliation utopique entre cinéma et sciences, puisque, comme y insistent tous les travaux parus sur le sujet, les deux domaines sont liés depuis toujours. Sur le plan technique, la recherche scientifique a contribué à inventer le cinéma lui-même, l’émulsion qui a abouti à la pellicule, le principe de l’enregistrement, de la projection, la piste sonore, et ce fil d’invention continu se poursuit jusqu’à nos jours. Sur le plan des discours, le cinéma a été, dans la première moitié du XXe siècle surtout, un médium diffuseur de modèles à vocation éducative, voire propagandiste, chaque fois qu’il s’est agi d’hygiène ou de prévention médicale. La caméra fut aussi, très peu d’années après l’invention du Cinématographe, un outil d’investigation de ce qu’on ne voit pas, ou peu, ou mal – de l’intérieur du corps humain à la vie sous-marine. À cet égard il existe plus de points communs qu’on ne pense entre documentaire, fiction et science-fiction, puisque dans les trois domaines la convocation de la science permet, sur le mode célèbre du Voyage fantastique de R. Fleischer, de donner à voir l’invisible. Outre le fait que le film de fiction est un lieu fréquent de représentation de la science, car il en absorbe les potentialités dramatiques et spectaculaires, il est aussi le lieu où viennent s’installer et migrer des images venues de l’univers scientifique, par écho, rappel, transfert ou incrustation. Ainsi aperçoit-on de plus en plus souvent dans les films de fiction, mêlées aux images analogiques, des images radiologiques qui n’ont parfois qu’un but servant une diégèse de type médical, mais inséparable d’une fonction plastique liée à la nature particulière de ces images.

Le cinéma comme mauvais maître

3Les points de rencontre sont donc multiples. Non moins nombreuses, cependant, sont les occasions de polémique portant sur la façon dont cinéma et médias représentent la science, de façon poétique, pernicieuse, idéologique, trompeuse, faussement naturaliste, etc. Les discussions deviennent aiguës lorsqu’elles se cristallisent autour de la question du rapport entre science et divertissement. Les problèmes se présentent toujours à peu près dans les mêmes termes. Le contenu scientifique des films est souvent sévère, d’abord parce que les jugements sont prononcés par des spécialistes de science (et non par des critiques de cinéma, lesquels se soucient fort peu d’authenticité scientifique), ensuite parce que la science n’est jamais l’essentiel du propos d’un film, mais au mieux un contexte, au pis un prétexte. Le cinéma de fiction peut être alors tenu pour responsable d’effets négatifs sur la diffusion des connaissances scientifiques. Ainsi un article consacré aux épidémies au cinéma se termine-t-il sur le constat que le cinéma donne au spectateur des idées erronées, qui peuvent instiller la peur, voire provoquer des paniques en cas de situation similaire dans la réalité2.

4Plus révélatrice encore, cette étude portant sur l’impact de la S-F sur de jeunes spectateurs : dans une enquête réalisée sur un groupe d’étudiants interrogés sur la structure du globe terrestre après la projection d’un film de science-fiction populaire, The Core (Fusion, Jon Amiel 2003), les chercheurs constatent que la vision du film

« conduit les étudiants à un nombre d’incompréhensions sur les concepts géologiques beaucoup plus grand que ceux qui n’ont pas vu le film »3.

5Le soupçon, bien sûr, porte principalement sur la grande usine à entertainment qu’est Hollywood. Un livre comme Hollywood Science, de Sidney Perkowitz (Columbia University Press, 2007) insiste notamment sur la capacité qu’a le film américain grand public à faire des usages discutables de la science, et trie entre ceux que le spectateur peut aborder avec confiance, et ceux qui défigurent le contenu scientifique sur lequel ils sont censés s’appuyer. On connaît ce reproche fréquemment adressé au film de fiction, qui néglige parfois son contenu pour privilégier le drame, le romanesque, l’action, le personnage, l’émotion… Il est d’ailleurs formulé à peu près dans les mêmes termes à propos de l’usage que fait le cinéma de fiction de l’histoire ou de la réalité sociale et politique. Aux États-Unis, pendant la Seconde Guerre mondiale, la vision partielle et dramatisée du conflit que donnaient les films de l’effort de guerre hollywoodien a suscité beaucoup de critiques. Elle a suscité plus tard d’aigres critiques quant à l’association entre propagande et divertissement, sur un ton assez proche de celui qu’on prend aujourd’hui pour réprouver l’utilisation approximative des sciences dans les scénarios de films. Ces attitudes sont aussi vieilles que le cinéma lui-même, et remontent à la dénonciation d’un cinéma dangereux, mauvais maître et mauvais modèle. Ce discours remonte aux toutes premières craintes des sociétés puritaines à la fin du XIXe siècle, et il se prolonge encore de nos jours dans l’idée – résistante bien que jamais prouvée – selon laquelle des spectacles violents peuvent inciter des spectateurs fragiles à imiter dans la réalité ce qu’ils voient dans la fiction. L’actualité nous en a donné encore récemment de tristes exemples, avec la plainte déposée par l’un des survivants du massacre d’Aurora contre le film de Christopher Nolan The Dark Night Rises et la production, considérée comme portant une part de responsabilité dans les meurtres.

6Ce qui est surprenant, du côté des sciences, c’est que même des chercheurs peu suspects de simplifications pratiquent ces mises en garde. David Kirby a montré combien il prend au sérieux la fonction de médiation du film dans ses travaux sur les consultants scientifiques à Hollywood (ceux qui sont chargés, précisément, de conférer du sérieux et de l’authenticité à l’entertainment). Récemment, pourtant, Kirby a reformulé, en une recommandation qui sonne comme un interdit, un conseil qui semble nous ramener des décennies en arrière.

« Il nous faut garder à l’esprit », écrit-il, « que les professionnels du divertissement n’incorporent la science que parce qu’ils pensent que cela enrichit leurs textes en matière de divertissement. C’est le divertissement et non la science qui les préoccupe. Aussi n’hésiteront-ils pas à sacrifier l’exactitude scientifique à la recherche du divertissement, notamment pour surmonter les contraintes liées à tel ou tel médium particulier. Les spécialistes de communication scientifiques, eux, doivent bien sûr s’efforcer de rendre attrayant leur engagement public en matière de diffusion de connaissances, mais ils ne devraient jamais sacrifier l’exactitude aux besoins du divertissement4. »

7Ce ton de censeur est en contradiction avec les travaux antérieurs de Kirby. Comment l’expliquer ? Par le support, certes (on ne dit pas la même chose dans des écrits universitaires et dans une revue grand public). Plus profondément, ce petit incident montre la difficulté d’une véritable interdisciplinarité. Chacun, au fond, voit midi à sa porte, et il est évident que l’évaluation d’un film à contexte scientifique sera toujours prise, selon celui qui la formule, dans l’étau art/authenticité évoqué précédemment. Peut-on se fier à son contenu scientifique, ou est-ce de la pure fantaisie ? et si tel est le cas, doit-on la dénoncer au nom de la précieuse scientific accuracy rappelée par David Kirby ? Cela rend-il le film « meilleur », et si oui dans quel sens ? les spécialistes de cinéma ne seraient-ils pas en droit de se demander (ils ne s’en privent pas d’ailleurs) au nom de quoi le respect de l’exactitude scientifique serait aujourd’hui un critère de qualité, alors que ce critère n’est pas pertinent pour des films dont on n’admire plus aujourd’hui que les qualités poétiques, du Voyage dans la Lune à Aelita et au Voyage fantastique ?

Mettre à jour les connaissances

8Si nous évoquons tous ces débats qui s’avèrent souvent des impasses, c’est qu’ils expliquent (en partie au moins) le fait que le cinéma de fiction soit rarement au centre d’une réflexion transversale sur cinéma et science, et que les travaux se replient sur le domaine relativement sûr du cinéma scientifique. C’est le cas du dernier ouvrage collectif paru, Le cinéma et la science, publié en 1993 aux éditions du CNRS sous la direction d’Alexis Martinet. Il s’agissait d’un effort imposant, soutenu par plusieurs institutions et doté d’un objectif patrimonial, le livre étant publié à l’occasion du centenaire du Cinématographe. Pour cette raison même, il fait la part belle au cinéma scientifique, ne consacrant qu’un court chapitre (pp. 218-261) au cinéma de fiction. Les contributeurs y sont d’ailleurs, à quelques exceptions près, assez éloignés des milieux de la recherche universitaire en études cinématographiques.

9Sur tous ces plans, la situation a évolué. S’il ne cherche pas la réconciliation entre art et science, le présent numéro d’Alliage ne cherche pas davantage le droit de juger de la vérité scientifique des scénarios, mais veut d’abord remettre la recherche en cinéma au centre du jeu, dans une dimension interdisciplinaire due aux récentes évolutions des pratiques universitaires. À l’université Paris Diderot, dans le cadre de laquelle ce volume est né, les lettres, le cinéma et les arts côtoient les sciences exactes, la médecine, l’histoire et la philosophie des sciences. C’est pourquoi l’établissement peut abriter non seulement un centre de recherche interdisciplinaire dont le soutien a permis la publication ce volume, le CERILAC, mais un master où spécialistes de cinéma et médiation scientifique travaillent en commun5. C’est de cette rencontre, à la fois intellectuelle, institutionnelle et amicale, qu’est né le projet d’un séminaire puis d’un ouvrage collectif « Cinéma et sciences ».

10De ce changement de perspective découle le fait que le cinéma scientifique ne soit pas majoritaire, car il ne représente qu’un versant de notre réflexion. Pour cette raison, il était important que l’article de Baudouin Jurdant et Jean-François Ternay eût une position liminaire, car il est bâti sur un écart, une tension entre deux extrêmes. D’un côté, il fait état de formes simplificatrices de vulgarisation scientifique, portées par l’idéologie scientiste qui domine trop souvent les médias. De l’autre, il rappelle la démarche expérimentale d’un Alain Resnais dans Mon Oncle d’Amérique, aux antipodes du scientisme : le cinéaste y présente les thèses d’Henri Laborit non pour souscrire à une quelconque idéologie, mais pour inviter le spectateur à prendre conscience de l’emprise que cette idéologie exerce sur son imaginaire.

11Dans son préambule, l’ouvrage de 1993 abordait également la nécessaire mise à jour des connaissances. Alexis Martinet rappelait qu’aucune synthèse de ce genre n’avait été entreprise depuis 1948 et concluait qu’il était

« grand temps de combler ce manque et d’envisager une nouvelle approche du sujet » (p. 6).

12Il est évident que le terrain des relations entre cinéma, médias et sciences nécessite des mises à jour régulières, tant les points de convergence se multiplient, ce dont témoignent rencontres, festivals et publications universitaires ou non6. Cette mission ici n’est pas ignorée, mais elle n’est pas considérée comme primordiale, car il ne s’agit pas de reproduire ici le travail déjà accompli par d’autres. Ainsi n’avons-nous pas jugé utile de nous attarder de nouveau sur la question des origines scientifiques du cinéma et des techniques précinématographiques, amplement traitée, ces dernières décennies, par les travaux bien connus de Laurent Mannoni et son Conservatoire des techniques à la Cinémathèque Française, ainsi que par les nombreuses recherches consacrées, via les visual studies anglo-saxonnes, aux dispositifs optiques du XIXe siècle.

13Nous n’avons pas pour autant abandonné les terrains traditionnels. Le cinéma scientifique à proprement parler, auquel était consacrée une grande partie du volume de 1993, est présent dans ces pages à travers notamment Jean Comandon, abordé par deux articles qui soulèvent des aspects originaux de son œuvre : d’une part, avec Thierry Lefebvre, la méthode de transmission de Comandon à travers ses célèbres conférences illustrées, d’autre part, avec Jean-Gaël Barbara, une réflexion sur les outils de microcinématographie nés de la rencontre entre Comandon et Fonbrune, témoins de la synthèse que cherchent à réaliser ces films entre science objective, narration cinématographique, dimension publicitaire et commerciale qui implique certaines manipulations, et n’est pas sans induire quelque méfiance vis-à-vis des images : ces deux textes remettent d’ailleurs utilement en question la notion de « film scientifique » au profit de l’expression, plus juste, de « film de science ». Le cinéma sanitaire, autre secteur majeur des rencontres entre cinéma et sciences, est représenté ici par les films d’Edgar Ulmer sur la tuberculose, qui sont étudiés par Christian Bonah et Vincent Lowy dans un triple éclairage historique, culturel et cinéphilique ; il en ressort que la liberté artistique qui fut celle d’Ulmer est ce qui a permis à ces films, quel que soit leur message sanitaire, de dépasser les limites du contexte et de la commande.

Perspectives de la fiction

14Cependant, on l’a compris, c’est le cinéma de fiction qui domine dans ces pages. Etudié sous l’angle des représentations, il offre de riches terrains d’analyse pour les motifs et personnages liés aux visions fantasmatiques de la science. La science-fiction britannique, comme le développe l’étude de Jean-François Baillon, fut un cadre propice au personnage du « savant fou », qui n’est pas seulement un stéréotype du film fantastique, mais une incarnation des espoirs et des craintes propres à la science, surtout dans des contextes historiques et politiques troublés comme celui de la guerre froide. Eric Dufour analyse quant à lui les différentes modalités de la science-fiction, en fonction d’une part des images de la science propres au contexte du film, d’autre part de l’état des technologies disponibles au moment du film (des effets spéciaux naïfs à l’informatique) en tant qu’elles autorisent ou interdisent certains types de représentations, enfin des représentations du savant, du cliché du savant distrait à l’évaporation totale du personnage dans un univers dominé par la technoscience. Cette difficile relation de la science-fiction à la technologie persiste dans des exemples contemporains, et autorise par exemple la lecture de The Matrix, envisagé par Charles-Antoine Courcoux au prisme de la théorie gender : que devient le concept de « masculinité hégémonique » dans un univers dominé par la technologie ? comment la dimension construite du genre renvoie-t-elle à celle, non moins construite, de la technologie ? comment concilier le discours technophobe de The Matrix avec le rôle dominant que tient la technologie dans la naissance même du film ? Ces problématiques passionnantes ne concernent pas cependant que la science-fiction, et c’est plus largement dans le film d’action contemporain que Sylvain Angiboust étudie le motif du « paradoxe technologique ». Le film d’action est témoin d’une relation ambivalente entre cinéma et technologie, résumée par l’opposition entre l’homme et la machine. Mais l’opposition peut elle-même se résorber et se déployer dans une relation qui mêle fascination et répulsion, archaïsme et civilisation.

15Autre genre, certes peu représentatif quantitativement, mais important symboliquement : le « biopic de scientifiques » étudié par Raphaëlle Moine. Il obéit à des règles qui ne sont pas différentes du biopic classique, et les représentations de la science y posent les mêmes problèmes que celles d’autres activités créatrices dans le récit biographique. Mais au-delà des stéréotypes, il met en scène, dans l’héritage de Pasteur, un mode de figuration spécifique de la science auxquels le film prête le « théâtre de l’expérience ». J’étudie pour ma part un exemple isolé de « comédie biographique » consacré à William Morton, l’un des inventeurs de l’anesthésie, et je l’inscris dans le sillage d’un corpus (également réduit) de comédies hollywoodiennes classiques à contexte scientifique. Ici encore le corpus n’est pas considérable en quantité, mais important sur le plan qualitatif, car le genre comique se prête tout particulièrement à l’étude d’une communication scientifique implicite ; il transmet un savoir informel, et contribue ainsi à la fonction éducative qui fut propre à l’âge d’or du cinéma américain.

16Par-delà le domaine des représentations, l’étude du mode de production des films offre de nombreuses occasions de réfléchir sur les liens entre la recherche scientifique et l’industrie du cinéma. Les studios hollywoodiens, notamment, sont des laboratoires où les découvertes scientifiques sont sans cesse mises à l’épreuve et recyclées au service de technologies novatrices, qui visent à améliorer l’attrait des films, leur réalisme, leur qualité technique et spectaculaire. Xavier Grizon mène ainsi l’enquête sur l’apparition et l’évolution du film en couleurs à Hollywood, dans l’héritage des plus anciennes théories de la couleur. La recherche scientifique ne peut pas s’imposer sans une phase de transition et de négociation ; la couleur demande à être acceptée non seulement sur le plan des pratiques industrielles, mais en fonction des conventions picturales qui pèsent sur la couleur cinématographique. Dans l’environnement de l’écriture et du tournage des films, on trouve également des personnages férus de science et chargés d’apporter leur savoir à des fictions auxquelles ils assurent vraisemblance et crédibilité. Sébastien Conche se penche sur le cas de cet indispensable médiateur entre science et cinéma qu’est le consultant scientifique, de Herman Oberth pour La Femme sur la lune au concepteur du « gesture glove » dans Minority Report de S. Spielberg, qui consacre le succès de l’invention. L’apport du consultant scientifique fut dans d’autre contextes, plus encore que celui d’un conseiller technique, une caution éthique dont on peut regretter qu’elle ait aujourd’hui disparu.

Nouvelles approches

17La place nous a manqué, bien sûr, pour faire état de toutes les nouvelles approches qui permettent d’articuler cinéma et sciences dans le champ actuel de la recherche. Trois d’entre elles, cependant, sont représentées. D’une part, la science n’est pas présente que dans les films eux-mêmes, mais aussi dans les discours qui les entourent. Ainsi l’incontournable Jean Painlevé est-il abordé ici non par ses films, mais par le biais de l’accueil critique que lui réservèrent des critiques comme Bazin, Ado Kyrou et Henri Agel. Ces textes étudiés de près par Roxane Hamery témoignent de la singulière façon dont fut reçu le cinéma scientifique par la critique française, entre insolite, poésie et surréalisme, en un temps où l’on réfléchissait encore ardemment à des définitions « ontologiques » du cinéma. C’est dans l’analyse des textes de Jean Epstein, critique et théoricien autant que cinéaste, que Nicolas Thys décèle pour sa part des premières propositions très fortes sur le rapport entre esthétique et sciences, passant notamment, dans son ouvrage intitulé La Lyrosophie, par l’influence qu’exerça sur lui la théorie de la relativité d’Epstein.

18Une autre approche interdisciplinaire très féconde consiste, à partir du thème des représentations de la médecine, et ici en particulier de la chirurgie, à déceler les origines de certaines formes cinématographiques dans une forme théâtrale peu connue, les « pièces chirurgicales » du théâtre du Grand-Guignol et le cinéma. Alban Jamin voit dans ce théâtre un « pré-cinéma » à la recherche d’une mise en scène spectaculaire de la science. Celle-ci est fondée sur un désir de voir, une pulsion scopique qui se manifeste dans un mouvement allant vers le gros plan, vers une temporalité forte et structurée, enfin vers un hyperréalisme que l’on retrouve notamment dans l’inoubliable opération pratiquée par Claude Brasseur dans les Yeux sans visage (George Franju, 1960).

19Troisième domaine encore peu développé : la recherche de modèles scientifiques destinée à irriguer et éclairer l’analyse filmique. Cette démarche n’est pas toujours perçue avec l’attention qu’elle mérite, parce que ces modèles peuvent apparaître comme arbitraires ou détournés de leur usage premier. C’est ici la topologie qui est mise à contribution par Sarah Leperchey, comme « branche des mathématiques qui étudie les notions de continuité et de limite » : le modèle topologique s’applique avec une pertinence particulière à L’Année dernière à Marienbad en raison des bouleversements de la linéarité chronologique et de l’espace-temps dans le film, et du mystère propre aux événements évoqués, et dont il faut rechercher le sens à travers un réseau de trajets, de déplacements, de répétitions. Le geste analytique qui consiste à convoquer un modèle scientifique n’est pas anodin ; il faut, c’est évident, que l’objet filmique s’y prête, ne serait-ce que pour convaincre de sa capacité à éclairer d’autres œuvres dans des analyses à venir.

20Au terme de cette modeste entreprise, on le voit, plusieurs domaines des relations entre cinéma et sciences resteront encore à aborder. Il n’y a pas à le regretter, car tel est le mouuvement de la recherche universitaire. Les manques de ce volume sont en effet la promesse que d’autres chercheurs se pencheront à leur tour sur un terrain si vaste qu’il n’est ni possible ni envisageable de l’épuiser, et qui préserve, par son existence, sa diversité, ses riches paradoxes, la vitalité des recherches interdisciplinaires.

Notes de bas de page numériques

1 J.-M. Lévy-Leblond, LA SCIENCE n’EST pas L’ART. Brèves rencontres…Paris, Hermann, 2010.

2 G. Pappas, S. Seitaridis, N. Akritidis, E. Tsianos, « Infectious Diseases in Cinema : Virus Hunters and Killer Microbes », Clinical Infectious Diseases, vol. 37, n° 7 (Oct 1, 2003), p. 939-942.

3 Michael Barnett, Heather Wagner, Anne Gatling, Janice Anderson, Meredith Houle, Alan Kafka, « The Impact of Science Fiction Film on Student Understanding of Science », Journal of Science Education and Technology, vol. 15, No. 2, April 2006.

4 « We need to keep in mind that entertainment professionals only incorporate science because they believe it adds entertainment value to their texts. Entertainment, not science, is their main concern. Therefore, they will routinely sacrifice scientific accuracy in the pursuit of entertainment, especially to overcome any constraints imposed by a specific medium. Science communicators should strive to make their public engagement activities entertaining, but they should never sacrifice accuracy in the service of entertainment ». D. Kirby, « Talk, Text, Rhyme or Sign », People and Science, March 2011, « Can science communicators learn from entertainment professionnals ? », p. 9.

5 Master « Cinéma, Documentaire, Médias », créé en 2009.

6 Voir par exemple les deux livraisons récentes de Film & History consacrés à la science et à la technologie : “Visions of Science and Technology”, numéros 40.1 (Spring 2010) et 40.2 (Fall 2010).

Pour citer cet article

Jacqueline Nacache, « Cinéma et Sciences : Loin du poncif « art-science » », paru dans Alliage, n°71 - Décembre 2012, Cinéma et Sciences : Loin du poncif « art-science », mis en ligne le 05 février 2015, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4106.


Auteurs

Jacqueline Nacache

Professeur d’études cinématographiques à l’université Paris-Diderot où elle dirige le master « Cinéma, Documentaire, Médias ». Ses recherches, qui articulent histoire, esthétique et analyse des discours, portent sur le cinéma classique hollywoodien, les questions relatives à l’acteur, la critique et le jugement esthétique. A publié de nombreux articles et ouvrages, dont L'Analyse de film en question - Regards, champs, lectures, collectif, 2006. En collaboration avec Jean-Loup Bourget, professeur à l’ens, elle a dirigé Le classicisme hollywoodien, pur, 2009, et Cinématismes. La littérature au prisme du cinéma, Peter Lang, 2012.