La chronique du savant flou

On trouve sur la toile différentes versions des lois de la physique d’après les dessins animés. En voici quelques-unes :
— Tout corps tend à rester immobile ou en mouvement uniforme jusqu’à ce qu’il se rende compte de sa situation.
— Tout corps en mouvement rencontrant un objet solide le traverse en laissant un trou ayant exactement le contour de sa forme.
— Le temps nécessaire à un corps pour tomber d’une hauteur de vingt étages est égal ou supérieur au temps mis par quiconque l’a fait tomber pour arriver au sol et tenter de le rattraper avant qu’il ne se brise.
— Lorsque la vitesse d’un corps augmente, le nombre de lieux où il peut se trouver simultanément croît exponentiellement.
— Certains objets peuvent traverser un mur solide s’il y est peint une entrée de tunnel. D’autres ne le peuvent pas.
À quoi s’ajoutent des lois biologiques :
— Tout réarrangement violent de matière féline est temporaire.
— Tout crocodile jeté en l’air retombe au sol sous forme de valises de luxe ou d’une paire de bottines.
Et techniques :
— Les armes à feu sont toujours inefficaces (sauf s’il s’agit de noircir la face de l’adversaire, ou de trouer ses billets de banque).

Chacun a pu expérimenter la baisse de vigilance du cerveau lors de l’exécution d’une tache répétitive. D’après certains chercheurs (cf. Sciences & Avenir n° 736, juin 2008), les erreurs résultant de cette mise en veille « surviennent très exactement entre six et trente secondes après l’apparition de l’état de relâchement ». La biologie n’aurait-elle pas encore quelques progrès à faire si elle veut prétendre au titre de science exacte ?

La découverte des pulsars, ces astres qui émettent un faisceau d’ondes radio balayant le ciel avec la régularité d’un phare tournant, est attribuée à Jocelyn Bell, à l’époque (mai 1968), doctorante d’Anthony Hewish (lequel a seul reçu le prix Nobel afférant…). Or on vient d’apprendre (Ciel & Espace, juin 2008) qu’en juin 1967, Charles Schister, alors sergent de l’us Air Force sur une base militaire de l’Alaska, surveillant d’éventuels missiles balistiques soviétiques sur ses écrans radar, avait observé les mêmes sources radio, et même identifié l’une d’entre elles avec la fameuse nébuleuse du Crabe. Mais ses supérieurs à lui l’avaient contraint à un secret levé récemment, au bout de quarante ans… On sait maintenant que ces signaux ne venaient ni des « petits hommes verts » d’une civilisation extraterrestre, comme les astronomes l’ont un temps imaginé, ni des « petits hommes rouges » de notre planète…

La technique gps de navigation par satellite a provoqué voici quelques mois de sérieux désordres de trafic routier aux environs de l’aéroport de Cardiff (pays de Galles), en envoyant des camions semi-remorques sur une route bien trop étroite pour eux. Du coup, la municipalité de la commune de St Hilary a mis en place des panneaux routiers interdisant l’usage aux véhicules du gps … Pour plus de détails et d’autres histoires encore plus abracadabrantes sur les aléas de la navigation routière par satellite, voir www.guy-sports.com/ months/sign_warn_sat_nav.htm.

Ces aléas de la technologie moderne sont venus à point pour conforter le Savant flou dans sa réticence à se laisser séduire par les sirènes extrême-orientales de la hi-tech qui l’assiègent sur les ondes (électromagnétiques) avec d’alléchantes propositions comme la suivante (textuellement reproduite) :
« Cher Monsieur, s’il vous plaît, pardonne-nous de perturber votre valeur temps. C’est un gros Company en Chine, de vendre des produits électroniques à tout le monde, comme ordinateur portable, appareil photo, téléphone, etc. Nous pouvons offrir un faible prix et de haute qualité à vous. Si vous avez du temps libre, s’il vous plaît prendre un peu de visiter notre site officiel : www.----.com. Ensuite, tout qualm, s’il vous plaît nous contacter librement. »
Le Savant flou a d’ailleurs mis un moment avant de réaliser que ce n’était pas à son calme qu’il était fait allusion, mais à ses inquiétudes éventuelles (qualm en anglais) — à juste titre.

Après le 11 septembre 2001 et l’attaque à l’anthrax subséquente aux États-Unis, l’administration Bush a impulsé les recherches sur la biosécurité. Le budget des nih (National Institutes of Health) pour ces questions est passé de quarante et un millions de dollars en 2001 à un milliard six en 2006. Le nombre de laboratoires de sécurité maximale est lui passé dans le même temps de cinq à quinze, mais au total, plus de quatre cents laboratoires et quatorze mille. chercheurs qui sont impliqués. Aussi, une commission spécialisée du Congrès états-unien s’est-elle demandée si cette inflation ne conduisait pas, en fin de compte, à accroître le risque en augmentant le danger de fuites ou contaminations accidentelles.

S’il est connu maintenant que la solution du paradoxe d’Olbers (pourquoi la nuit est-elle noire si l’univers est uniformément peuplé d’étoiles jusqu’à l’infini ?) a été pressentie par Edgar Poe dans son poème métaphysique Eurêka, on sait moins qu’un autre poète a, au même moment à peu près, remarquablement anticipé la découverte des trous noirs :

« En cherchant l’œil de Dieu, je n’ai vu qu’un orbite
Vaste, noir, et sans fond, d’où la nuit qui l’habite
Rayonne sur le monde et s’épaissit toujours.
Un arc-en-ciel étrange entoure ce puits sombre,
Seuil de l’ancien chaos dont le néant est l’ombre,
Spirale engloutissant les Mondes et les Jours. »
Gérard de Nerval, in Le Christ aux oliviers.

Dans l’Autobiographie de Darwin, récemment publiée en français (Seuil, 2008) dans sa version complète (non expurgée par sa veuve), ces lignes (pp. 129-130) d’une sincérité désarmante, écrites à la fin de sa vie, et qui invitent à la réflexion sur les rapports entre science et culture :

« Mon esprit, au cours des vingt ou trente dernières années, [a] changé sur un point. (…) Jusqu’à l’âge de trente ans environ, tous les genres de poésie (…) me procuraient un grand plaisir. (…) J’aimais beaucoup la peinture et plus encore la musique. Mais depuis plusieurs années, je ne supporte plus de lire une seule ligne de poésie (…). J’ai également perdu presque tout goût pour la peinture et la musique. (…) Mon esprit semble être devenu une sorte de machine à moudre de grandes séries de faits pour en tirer des lois générales, mais pourquoi cela a-t-il causé l’atrophie de la partie du cerveau qui commande le sens esthétique, je ne puis me l’expliquer. (…) Cette étrange et triste déperdition des goûts esthétiques les plus élevés (…) est non seulement une perte de plaisir, mais c’est peut-être aussi dommageable à l’intellect et à nos facultés morales, puisque cela affaiblit notre capacité à ressentir des émotions. »

On notera que par-delà la candide description de son évolution personnelle, Darwin ne semble guère douter que son expérience individuelle est largement partagée par ses collègues, comme le montre à la fin de son texte le passage de la première personne du singulier à celle du pluriel.