Alliage | n°63 - Octobre 2008 Varia 

Antonio Castronuovo  : 

L’exorcisme littéraire de la machine

du luddisme au futurisme

Plan

Texte intégral

Au début du xixe siècle, dans l’Angleterre industrielle telle que la décrivit Karl Marx dans Le Capital, l’urbanisation et la destruction de l’artisanat furent liées à l’apparition d’un monstre : le métier à tisser mécanique. Il déclencha une vive réaction populaire, à la tête de laquelle se trouvait le fantomatique capitaine Ludd — d’où le nom donné au mouvement : luddisme. Fantomatique, car il semble bien que Ludd n’ait été qu’un personnage abstrait, un symbole personnalisé de la révolte, même si ont été conservées des lettres et des proclamations signées de ce nom.2 Ce sont des documents violents, qui témoignent de la radicalité du conflit :

« Nous ne déposerons pas les armes avant que la Chambre des Communes ait voté une loi décidant la destruction de toute cette machinerie nuisible à la société et abrogeant celle qui condamne à la pendaison les casseurs de machines. »

Les luddistes, de fait, détruisaient les métiers mécaniques, démolissaient les tours, sabotaient les machines à vapeur, et surtout, incendiaient les entreprises. Non moins rude fut la réaction du gouvernement britannique : charges à la baïonnette, brutales arrestations de masse, condamnations à mort par pendaison. Le mouvement eut plus tard des reflets littéraires : Ernst Toller, dramaturge communiste allemand (1899-1939), a laissé une pièce expressionniste, Die Maschinenstürmer (Les Briseurs de machines), qui raconte la destruction par les luddistes d’une filature à Nottingham. La machine y fonctionne comme le moteur productif d’un drame d’inspiration sociale.

Les machines en grève

Mais la fiction littéraire, au lieu de mettre en scène la contestation (voire la destruction) de la machine, peut aussi proposer la situation extraordinaire où  la machine se met à contester l’homme. Ce thème est traité dans un récit d’Italo Calvino, « Gli automi (Les automates) », paru dans la revue Contemporaneo, le 23 juin 1956. Il narre la première grève menée par des robots contre la main d’œuvre humaine, qui éclate à Minneapolis. Comme dans tout mouvement de révolte, l’étincelle initiale est fortuite : l’ouvrier Joe Ficarazzi, immigré italien, a un différend avec le cerveau électronique Myriam et l’apostrophe avec l’expression dialectale « testa di minchia » (tête de nœud). Mais l’ordinateur comprend l’insulte et, après une série de ronflements et crépitements, réplique en traitant l’ouvrier de « cocu » — après quoi, la rébellion se propage à tout l’atelier, puis à l’usine entière. Le mot d’ordre de la grève devient :

« machines pensantes, pensez autrement ! ».

Et, de fait, les machines changent d’idées, comme celle qui produisait de parfaits dentiers en céramique et se met à défourner de dispendieuses et inutiles fausses défenses d’éléphant. Les revendications sont caractéristiques d’un mouvement social qui n’a pas encore bien précisé ses objectifs, les machines mêlant des exigences importantes (par exemple, que tout groupe d’automates soit contrôlé, non par un ouvrier, mais par un super-automate) et d’autres marginales (comme d’interdire aux ouvriers de mâcher du chewing-gum pendant le travail, ou alors de l’autoriser également aux automates). Jusqu’au moment où les deux parties en viennent à comprendre que ce ne sont ni les ouvriers ni les machines qui nuisent au développement de la production et au progrès social, mais bien la propriété capitaliste de l’entreprise. Ouvriers et machines unis réussissent alors à s’en débarrasser, et depuis ce jour

« les cerveaux humains ne pensèrent plus que humainement, les cerveaux électroniques plus que mécaniquement, et le socialisme triompha au Minnesota. »

L’idole mécanique

Aux antipodes du luddisme, on trouve la position du futurisme. C’est un pléonasme, d’ailleurs, que de dire machine après avoir dit futurisme : les deux vont de pair. La machine devient un emblème du futurisme, ce mouvement qui se veut l’aventure épique de la civilisation industrielle moderne dominée par le machinisme. Le futurisme prend la machine au sérieux pour son énergie, son dynamisme et la projette avec force dans le monde de l’art. Une éblouissante floraison théorique prélude à la création artistique du futurisme et la favorise.
Le manifeste L’uomo moltiplicato e il regno della macchina (L’homme multiplié et le royaume de la machine) élaboré en 1915 par Filippo Tommaso Marinetti, explique que l’on doit nourrir envers les machines un amour tout semblable à celui que suscitent les femmes. Marinetti invite à voir dans la machine un exemple de vitalité, mais aussi la projection même de la volonté et du désir. Un sentiment qui doit inévitablement aboutir à

« l’identification avec le moteur, facilitant et développant un échange incessant d’intuition, de rythme, d’instinct et de discipline métallique ».

Loin de se montrer en opposition à l’homme, la machine en perfectionne les caractéristiques, de sorte qu’il ne faut pas s’étonner de voir l’art aussi entrer en jeu dans leur rapport. Marinetti entend dire que l’homme ne doit pas être standardisé et limité, réduit « à une dimension » (comme le reconnaîtra plus tard Marcuse pour l’homme intégré au monde productiviste), mais devenir un individu complexe, riche de potentialités, et, à ce titre, élève de la machine.
En 1922, cette séduction esthétique sera devenue une hégémonie, qu’exalte clairement Le manifeste de l’art mécanique (Manifesto dell’arte meccanica), rédigé par Ivo Pannaggi, Vinicio Paladini et Enrico Prampolini :

« Aujourd’hui, c’est la machine qui distingue notre époque. Plus de nus, de paysages, de figures, aussi futuristes que puissent être ces symboles, mais le halètement de la locomotive, le beuglement de la sirène, les roues dentées, les pignons et tout ce sens mécanique décidé net. »

Cette ligne théorique connut des développements plus profonds encore avec le futuriste turinois Fillia. Son article « L’idole mécanique (L’idolo meccanico) », paru à Rome en juillet 1925 dans l’Impero, affirme le caractère sacré de la machine, symbole despotique de la contemporanéité ; avec le machinisme, naît un nouveau mythe, que l’art doit réussir à exprimer en se faisant médiateur entre matière et esprit, acquérant ainsi son véritable rôle social :

« L’art redevient indispensable : interprétation et psychologie de la Mécanique pour la Vie mécanique. »

En 1926, cet article devint un manifeste portant le même titre. La machine y est vue comme non pas un simple embellissement de la modernité, mais un élément spirituel :

« Chaque machine est, de par son action, le centre absolu d’une infinité d’objets et de dérivations subséquentes — c’est pourquoi, nous appelons « idoles mécaniques » les représentations plastiques des différentes machines. »

À la sensation matérielle et sensuelle suscitée par la machine

« s’ajoutera l’interprétation spirituelle — premier complexe organique et original de la vie de demain. »

Au sein de cette germination théorique, le geste exemplaire est celui qui introduit la machine dans l’art. En 1909, Marinetti n’hésite pas à faire engendrer par Mafarka, héros de son roman éponyme, un fils mécanique, doté d’ailes et de « parties interchangeables ». Aucune femme n’est impliquée dans la génération d’une créature qui ne connaît ni passions ni souffrances et réussit à vaincre la mort : la perfection mécanique ne peut jaillir du mal-être sexuel. Marinetti maintiendra cette vision, en même temps qu’il la corrigera, dans L’alcova d’acciaio (L’alcôve d’acier), paru en 1921, dont le beau sexe est protagoniste : une automitrailleuse blindée, à la fois mère et amante.

Le futurisme en arrivera à lancer une campagne pour la protection des machines. Regardées comme des créatures dotées d’une âme, elles sont considérées de la même manière que les animaux, et comme tels doivent être défendues, dans un élan de solidarité où le fantasme mécaniciste atteint l’un de ses sommets. C’est le peintre-pilote Fedele Azari qui lance en 1927 un manifeste Per una società di protezione delle macchine (Pour une société protectrice des machines), où il propose de constituer une telle société dans le but de

« défendre et faire respecter la vie et le rythme des machines et tout spécialement des moteurs, qui sont les plus sociables des machines. »

En tant que tels, les moteurs ressemblent aux chats et aux petits chiens que l’on protège grâce à des organisations comme la Société protectrice des animaux. La similitude des noms n’est pas fortuite, puisque Azari visait en fait au remplacement progressif de l’association animalière par celle, machinique, qu’il proposait, en conséquence de la lente et continue disparition des animaux sur Terre. La nécessité de protéger les machines ne découle pas seulement de leur sociabilité, mais aussi du fait que ce sont elles qui permettent de s’affranchir du travail manuel — raison même pour laquelle les luddistes les détruisaient… La machine est exaltée comme un être vivant, qui enrichit la vie et en amplifie la teneur :

 « La machine que nous adorons avec notre foi enthousiaste de précurseurs et d’artistes libres de toute influence archéologique nous affranchira de l’esclavage du travail manuel et éliminera définitivement la pauvreté et donc la lutte des classes. »

***

Cet exorcisme futuriste semble plus opérant que l’exorcisme luddiste, car au moment où les machines font leur entrée dans l’art, l’inquiétude immédiate qu ‘elles peuvent susciter est dépassée : elles deviennent d’autant plus belles qu’elles sont inutiles. Le plus efficace processus réformateur de la réalité est l’ironie, et l’art soumet effectivement le fétiche de la machine au regard ironique en lui faisant assumer un rôle bien différent de celui pour lequel elle est née. Dans l’art, la machine apparaît comme un artifice, un organisme possèdant une signification fonctionnelle mais privé de toute valeur utilitariste. Elle ne peut certes être complètement exorcisée dans la réalité, où quiconque prend en grippe tout type de machine ne peut pourtant s’en passer : le seul lieu où elle puisse vraiment être exorcisée est la littérature. Ainsi le luddisme s’y accomplit-il : dans la littérature, la machine peut être un élément de beauté, de salut, mais aussi bien un mécanisme neutre, insensé et stérile.

Notes de bas de page numériques

1  Ce texte est la traduction d’un chapitre du livre d’Antonio Castronuovo, Macchine fantastiche (Machines fantastiques), Stampa alternativa, 2007. Voir la recension de cet ouvrage dans la rubrique « Lu & Vu », p. 116

2  Voir Nicolas Chevassus-au Louis, Les Briseurs de machine, Seuil, 2006. Et aussi : Thomas Pynchon, « Le retour du roi Ludd ? », Alliage n° 4 (été 1990), pp. 71–82.

Pour citer cet article

Antonio Castronuovo, « L’exorcisme littéraire de la machine », paru dans Alliage, n°63 - Octobre 2008, L’exorcisme littéraire de la machine, mis en ligne le 26 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4087.

Auteurs

Antonio Castronuovo

Vit à Imola en Italie. Essayiste, aphoriste, traducteur, et travaillant dans l’édition, il a traduit nombreux écrivains français : Jarry, Apollinaire, Eluard, etc. Parmi ses livres : Suicidi d’autore (2003), Tutto il mondo è palese (2006) et Macchine fantastiche: manuale di stramberie e astuzie elettro-meccaniche (2007).