Alliage | n°70 - Juillet 2012 L'imaginaire dans la découverte 

Jacques Mandelbrojt  : 

Le dialogue de l’imagination et de la raison, dans la création-découverte artistique et scientifique

p. 119-132

Plan

Texte intégral

1Je commencerai par deux citations, l’une du peintre Eugène Delacroix, l’autre du physiologiste  Jacques Monod.

« Devant la nature elle-même, c’est notre imagination qui fait le tableau, écrit Delacroix,1 nous ne voyons ni les brins d’herbe dans un paysage, ni les accidents de la peau dans un joli visage. Notre œil dans l’heureuse impuissance d’apercevoir ces infimes détails, ne fait parvenir à notre esprit que ce qu’il faut qu’il perçoive ; ce dernier fait encore à notre insu un travail particulier, il ne tient pas compte de tout ce que l’œil lui présente ; il rattache à d’autres impressions antérieures celles qu’il éprouve et sa jouissance dépend de sa disposition présente. »

2Tandis que Jacques Monod écrit :

« Tous les hommes de science ont dû, je pense, prendre conscience de ce que leur réflexion, au niveau profond, n’est pas verbale : c’est une expérience imaginaire, simulée à l’aide de formes, de forces, d’interactions, qui ne composent qu’à peine une  image  au sens visuel  du terme. Je me suis moi-même surpris, n’ayant, à force d’attention centrée sur l’expérience imaginaire, plus rien d’autre dans le champ de la conscience, à m’identifier  à une molécule de protéine. »2

La science

3Le dialogue de l’imagination et du réel ou, de façon plus générale, entre le subjectif et le réel, est analysé en ce qui concerne la science dans l’épistémologie génétique de Piaget.3
Piaget a débuté ses recherches en tant que biologiste étudiant l’équilibre d’un organisme vivant avec son milieu : un organisme se nourrit des éléments de son milieu, il les assimile pour en faire son propre corps. Si, par contre, le milieu se modifie, l’organisme, ou plus exactement l’espèce à laquelle appartient l’organisme, se modifie en conséquence pour s’adapter à ce nouveau milieu, l’espèce s’accommode au milieu.
Pour Piaget, il y a continuité entre le biologique et l’intelligence, l’intelligence étant « l’instrument » le plus perfectionné pour arriver à l’équilibre d’un organisme vivant et de son milieu, si bien qu’il a utilisé les mêmes mécanismes pour décrire l’assimilation d’une idée par l’intelligence, d’un phénomène par une théorie scientifique, que pour décrire l’assimilation de la nourriture par un organisme. Ainsi dans les sciences, lorsque l’expérience confirme la théorie, il y a assimilation de cette expérience par la théorie. Si, par contre, un fait expérimental est en désaccord avec la théorie, celle-ci doit s’accommoder à ce fait, il y a évolution de la théorie. L’histoire des sciences est une succession incessante de telles assimilations et accommodations.
Pierre Mounoud, à l’époque assistant de Piaget, et moi-même4 nous sommes dit que ces mêmes mécanismes pouvaient également s’appliquer à la création picturale, et effectivement, ils éclairent d’une lumière particulièrement vive  plusieurs aspects de cette création artistique : lorsqu’un artiste façonne le matériau qu’il utilise en fonction de son idée picturale, il y a assimilation de ce matériau à son idée, en revanche lorsque l’idée évolue au cours du travail pour s’adapter au matériau, c’est l’accommodation de l’idée de l’artiste au matériau.

4Ainsi, lorsque le sculpteur César dit :

« Ce matériau, j’ai découvert en lui son langage propre ; ça m’a amené jusqu’aux compressions. Après j’ai trouvé les polyuréthanes, j’ai voulu les dominer physiquement et intellectuellement »,

5c’est dire que l’accommodation au matériau est essentielle dans son œuvre.
Il en est de même pour Braque, à propos de qui le poète Francis Ponge écrit :

« Le soin, l’application se portent sur quoi ? Principalement sur l’adéquation de la conception aux moyens »

6et non pas l’adéquation des moyens à la conception, ce qui serait le cas si c’était l’assimilation du matériau à l’idée qui prédominait.

7Inversement, dans une peinture orientale, réalisation d’une idée longuement préparée dans la pensée et les muscles de l’artiste, puis exécutée d’un jet et sans repentir, il y a assimilation du matériau à l’idée de l’artiste. C’est également le cas de ma propre peinture.
De façon générale, la dialectique entre assimilation du matériau à l’idée picturale et accommodation de l’idée au matériau est la base même du travail du peintre : le tableau est achevé lorsque l’image intérieure du peintre et le tableau en cours de réalisation ont chacun évolué jusqu’à paraître se confondre aux yeux du peintre. C’est ce qu’exprime cette phrase mystérieuse de Braque :

« Le tableau est achevé lorsqu’il a effacé l’idée. »5

8Étudions de façon plus générale la création d’un tableau depuis l’idée initiale que lui fournit l’imagination du peintre ou depuis la perception du réel par l’artiste jusqu’au tableau achevé.

La perception du réel

9Les concepts d’assimilation et d’accommodation, introduits plus haut pour décrire la lutte de l’artiste et du matériau, permettent également de décrire la structuration du réel dans la perception, perception dont Piaget affirme qu’il

« existe des analogies telles qu’on aurait peine à dire où s’arrête l’activité perceptive et où commence l’intelligence. »6

10 Et Cézanne avait cette belle formule :

« Ce que pensent nos yeux. »7

11Voici comment le sculpteur Henry Moore décrit sa perception des formes :

« Parfois, je suis allé plusieurs années de suite à la même plage. Mais chaque année une nouvelle forme de galets attirait mon attention, forme que je n’avais guère vue auparavant quoiqu’elle fût présente par centaines. Parmi les milliers de galets que je rencontre sur la plage, mes yeux choisissent de ne voir que ceux dont la forme correspond à mes intérêts formels du moment. Il se passe tout autre chose si j’en examine une poignée un à un. Alors je peux étendre mon expérience formelle, en donnant à mon esprit le temps de devenir sensible à une autre forme. »8

12On reconnaît dans la première partie de cette citation (« mes yeux choisissent de ne voir que ceux dont la forme correspond à mes intérêts formels du moment ») l’assimilation des galets aux intérêts formels du moment de Henry Moore, puis dans la seconde partie (« Alors je peux étendre mon expérience formelle, en donnant à mon esprit le temps de devenir sensible à une autre forme »),l’accommodation de ces intérêts formels à une nouvelle forme de galets.

Le pré-langage de l’art

13Comment l’artiste exprime-t-il sa structuration du réel ? Par une sorte de pré-langage constitué de signes assemblés entre eux suivant une certaine organisation, un certain ordre, de la même façon qu’une langue est faite de mots organisés par une grammaire. Il ne s’agit évidemment pas, en ce qui concerne la peinture, d’un langage proprement dit, où les symboles auraient une signification codée, c’est pourquoi je parle de pré-langage.

La création de signes

14L’imagination joue un rôle central dans la création de signes chez un artiste. Cette création se fait par une identification musculaire intériorisée à l’objet qu’il représente.

« Après m’être identifié à lui, il me faut créer un objet qui ressemble à l’arbre, le signe de l’arbre », écrit Matisse9

15et de façon encore plus significative peut-être :

 « J’ai exécuté ma sculpture Jaguar dévorant un lièvre, d’après Barye, m’identifiant à la passion du fauve exprimée par le rythme des masses. »

16Le peintre et poète chinois du xie siècle Su Tung P’O écrit :

« Avant de peindre un bambou, il faut que le bambou pousse en votre for intérieur. C’est alors que, le pinceau en main, le regard concentré, la vision surgit devant vous. Cette vision, saisissez-la aussitôt par les traits du pinceau, car elle peut disparaître aussi rapidement que le lièvre à l’approche du chasseur ».

L’ordre entre les signes

17L’artiste peut suivre un ordre tout fait, des règles (par exemple, la règle d’or, les règles de la perspective), un ordre tel que l’accepte la société ou une collectivité d’artistes ou encore  il peut le créer,

« Créez la règle, puis suivez-la, maître mot de toute entreprise artistique. »

18écrivait Wagner dans Les Maîtres Chanteurs. Morellet est représentatif de ce type d’ordre. Avec le mouvement « Dada », l’arbitraire de la règle est le thème même de la peinture, d’où l’aspect libérateur de cet art. Ces deux premiers ordres font intervenir la raison plus que l’imagination
Mais l’ordre qui me paraît le plus intéressant, c’est l’ordre que crée tout naturellement  l’imagination de l’artiste, c’est l’ordre que suit l’artiste sans essayer de le définir a priori, et sans s’en rendre compte. C’est l’ordre intrinsèque de l’artiste tel qu’il peut apparaître dans une  rétrospective.

« C’est ainsi que le véritable poète crée et puis comprend... parfois »,

19écrit Henry Michaux .10

Regarder une œuvre d’art

20Si l’imagination joue un rôle essentiel à tous les niveaux de la création picturale et aussi de la création scientifique, elle est également essentielle dans la contemplation de l’œuvre d’art

21Le spectateur recrée en imagination l’œuvre, il s’identifie à l’artiste et à l’œuvre ainsi que le décrit le peintre Dubuffet, créateur de l’art brut :

« Le tableau ne sera pas regardé passivement, embrassé simultanément d’un regard instantané, mais bien revécu dans son élaboration, refait par la pensée et, si j’ose dire, re-agi. La truelle qui a tracé quelque ornière, il en revivra et ressentira tout au long le mouvement, il se sentira labouré par le sillon de cette truelle, écrasé ici par le poids d’un paquet de pâte, égratigné dans sa chair par un trait de grattoir acéré. »11

Le dynamisme de la pensée scientifique

22Dans la création et la lecture d’une œuvre scientifique, l’aspect dynamique est également essentiel.
Examinons d’abord la science qui peut paraître la plus froidement rationnelle, les mathématiques. Le mathématicien Jacques Hadamard, dans une enquête auprès des  mathématiciens de son époque, a mis en évidence le fait que si certains mathématiciens pensaient en mots et en formules, d’autres pensaient sous forme d’images et de sensations dynamiques. Einstein en particulier se plaignait dans une lettre à Jacques Hadamard de la difficulté extrême qu’il avait à traduire en mots et en formules sa pensée scientifique qui, jusqu’à un stade avancé du raisonnement, se présentait à lui sous forme d’images et plus encore d’impulsions musculaires. C’est ainsi qu’il écrit à Jacques Hadamard :

 « Les mots du langage tels qu’ils sont écrits ou parlés ne semblent jouer aucun rôle dans le mécanisme de ma pensée. La pensée intérieure, surtout quand elle est créatrice, use volontiers d’autres systèmes de signes qui sont plus simples, moins standardisés que le langage et qui laissent davantage de liberté et de dynamique à la pensée créatrice. (…) Les éléments mentionnés sont, dans mon cas, de nature visuelle et, pour certains de nature musculaire »12

23D’autres signes, les mots, le langage, n’interviennent que plus tard quand la pensée doit être communiquée et, bien entendu, la confrontation au raisonnement indiquera au mathématicien si son intuition est juste, si la propriété qu’il pressentait est vraie.
Dans la lecture d’une œuvre scientifique il y a aussi cet aspect dynamique.13
Bien entendu, les mathématiques ne  se contentent pas de l’intuition. C’est la confrontation au raisonnement qui indiquera au mathématicien si son intuition est juste, si la propriété qu’il pressentait est vraie (c’est-à-dire par définition du vrai en mathématique, conforme au raisonnement).

Mathématiques et physique

24Les mathématiques jouent, depuis toujours, un rôle privilégié en physique, mais plus encore peut-être dans la physique contemporaine, où le langage et l’intuition habituels, issus de notre expérience quotidienne, ne s’appliquent plus lorsque l’on explore le domaine de l’infiniment petit (comme le fait la mécanique quantique ou les théories des particules élémentaires), ou lorsque l’on a affaire à des vitesses voisines de celle de la lumière ou encore à des phénomènes à l’échelle de l’univers (relativité restreinte et générale). Notre langage et notre intuition habituels formés par nos expériences vécues à notre échelle ne s’appliquent plus (et pourquoi s’appliqueraient-ils, il s’agit d’échelles différentes), et les mathématiques fournissent alors le seul langage et la seule intuition possible. « Tu ne feras pas d’images autres que mathématiques », pourrait être le commandement d’une partie des sciences exactes modernes.
Ce qui distingue à la fois l’art et les mathématiques des sciences expérimentales, c’est, en ce qui concerne tout au moins l’intuition initiale du mathématicien ou de l’artiste, qu’elle est libre, en dehors de la pression du réel — alors que, par exemple, le physicien cherche à se conformer au réel :

« L’essence des mathématiques, c’est la liberté »,

25écrivait Cantor, le créateur de la théorie des ensembles.
Les mathématiques, en dehors de leur évolution, qui tient à leur rapport à la physique — rappelons que Newton a inventé le calcul différentiel et intégral parce qu’il en avait besoin pour sa théorie de la gravitation universelle —, ont leur développement propre, et c’est même là probablement leur développement essentiel, du moins à certaines époques. Les mathématiques ne restent pas, si j’ose dire, engluées de réalité, elles se développent librement en suivant leur propre logique. Le mathématicien développe les mathématiques par introspection, comme le ferait un artiste, il lit en lui une intuition qu’il faut ensuite habiller de rigueur.14
Si les mathématiques se développent librement, elles ne sont pas arbitraires pour autant — l’art non plus, bien entendu. Qu’il suffise de rappeler ce fait frappant et bien connu que les mathématiques, qui ont pu sembler les plus éloignées de la réalité physique, qui résultaient simplement du développement logique des mathématiques, ont souvent trouvé des applications physiques bien après leur invention ou découverte. Par exemple, la théorie des tenseurs était celle qui convenait pour la relativité, de même pour la géométrie riemannienne et la relativité générale.

26D’où viennent chez l’individu ces structures qu’expriment les mathématiques ? Selon Piaget, des structures telles que nos concepts d’espace, de nombre, la logique même, naissent, en se basant sur nos réflexes innés, de nos toutes premières actions sur le réel, de l’exploration active, tactile, et musculaire de l’espace qui nous entoure. Remarquons que cette description de l’acquisition du concept d’espace par l’action musculaire sur notre environnement rejoint  la description due à Poincaré15 de la façon dont nous nous fabriquons le concept d’espace à trois dimensions : on pourrait penser a priori, dit Poincaré, que l’espace a autant de dimensions que nous avons de muscles, puisqu’un déplacement dans l’espace s’accompagne de sensations musculaires variées où interviennent tous nos muscles ; ce n’est que la comparaison de ces expériences qui nous indique finalement une équivalence entre ces diverses sensations, ramenant finalement à trois le nombre de dimensions de l’espace.
Si donc les structures mathématiques, du moins certaines d’entre elles, résument nos toutes premières expériences sur le réel, il n’est pas étonnant que certains artistes les aient retrouvées à leur manière, et sans, je pense, connaître leur existence mathématique. Ainsi l’on peut rapprocher les sculptures de Henry Moore de la topologie (analysis situs) qui exprime les propriétés fondamentales des volumes, propriétés invariantes lors d’une déformation continue du solide (un exemple de ces propriétés est le nombre de trous qui traversent un volume et la façon dont ces trous s’enchaînent : une chambre à air, par exemple, diffère à cet égard de montures de lunettes, fussent-elles en caoutchouc, elles ont l’une et l’autre deux trous mais ils s’enchaînent différemment, on ne peut passer de l’un à l’autre par simple étirement du caoutchouc). Le mot topologie a pris le sens de l’étude des voisinages, ce qui est proche, ce qui est lointain. Il est clair qu’à chacun de nos sens correspond une topologie différente, ce qui est proche pour l’œil ne l’est pas nécessairement pour le toucher. Fermons les yeux, les objets que l’on touche deviennent des sculptures de Henry Moore. Rappelons également que d’après Piaget, les bébés acquièrent dans leur exploration tactile de l’espace les notions de topologie avant celles de distance, base de la géométrie. Il n’est pas étonnant dès lors qu’un sculpteur exprime ces propriétés fondamentales et primordiales des volumes.

fig1

Abstraction et figuration

27L’analogie avec le rapport des mathématiques et de la physique jette une lumière particulièrement vive sur les rapports entre l’art abstrait et la figuration :16 De même que les mathématiques fournissent les structures à l’aide desquelles la physique peut décrire le réel, de même l’art abstrait peut être considéré comme l’exploration, l’expression des formes et des structures dont dispose l’artiste, et l’on peut alors considérer la peinture figurative comme de l’abstraction incarnée (alors que l’on a longtemps considéré l’abstraction comme issue de la figuration, comme de la figuration désincarnée). C’est ce qu’exprime cette phrase prémonitoire du peintre cubiste espagnol Juan Gris :

« Cézanne prend une bouteille pour en faire un cylindre, moi je prends un cylindre et j’en fais une bouteille. »17

28La mise en parallèle de l’art abstrait et des mathématiques jette donc une lumière particulièrement vive sur cet art qui n’apparaît plus alors comme un mouvement parmi tant d’autres, mais véritablement comme la base de l’art ; il joue pour l’art le rôle unificateur que jouent les mathématiques pour la science : la peinture abstraite permet de voir les œuvres de toutes les époques sous un jour nouveau comme je le montrerai à l’instant au sujet des esquisses, leur structure est devenue apparente.
Si l’abstraction clarifie la figuration, de nouveaux motifs, de nouvelles sensations peuvent, en revanche, enrichir le vocabulaire abstrait du peintre, comme la physique peut obliger les mathématiques à s’enrichir, c’est l’accommodation. L’œuvre de Klee illustre cet enrichissement par la multiplication des motifs. Il a cherché pour chaque motif l’expression plastique, la forme ou la structure abstraite la mieux adaptée et c’est dans cette recherche que s’est enrichie la part abstraite de son art, et de là vient sans doute le sentiment que donne sa peinture d’être si parfaitement adaptée à son sujet et si naturelle, aussi étrange soit-elle.

fig 2 et 3

L’aspect dynamique de l’imagination

29Bachelard a souligné l’aspect dynamique de l’imagination. Voici ce qu’il écrit au sujet des images poétiques :

« Ainsi, le caractère sacrifié par une psychologie de l’imagination qui ne s’occupe que de la constitution des images est un caractère essentiel, évident, connu de tous : c’est la mobilité des images. Il y a opposition — dans le règne de l’imagination comme dans tant d’autres domaines — entre la constitution et la mobilité. Et comme la description des formes est plus facile que la description des mouvements, on s’explique que la psychologie s’occupe d’abord de la première tâche. C’est pourtant la seconde qui est la plus importante. L’imagination, pour une psychologie complète, est, avant tout, un type de mobilité spirituelle, le type de la mobilité spirituelle la plus grande, la plus vive, la plus vivante.  Il faut donc ajouter systématiquement à l’étude d’une image particulière l’étude de sa mobilité, de sa fécondité, de sa vie. Cette étude est possible parce que la mobilité d’une image n’est pas indéterminée. Souvent la mobilité d’une image particulière est une mobilité spécifique. Une psychologie de l’imagination en mouvement devrait alors déterminer directement la mobilité des images. »18

30Ceci a amené Bachelard à classer les images poétiques d’après les quatre éléments, air, feu, eau, terre, chacun ayant son dynamisme propre.

31Peintures à axe de temps

32En ce qui concerne la peinture, une façon d’y rendre le dynamisme et donc le temps particulièrement lisible consiste à réaliser  des peintures à axe de temps, des peintures longues et étroites dont le format incite le spectateur à les parcourir sans retour en arrière comme elles ont été peintes : de haut en bas pour les peintures verticales ou de gauche à droite pour les peintures horizontales. Un dépliant, tel ce leporello,19 possède un axe de temps horizontal, le temps qui se déploie, qui se déplie ; temps scandé par les pliures du papier semblables aux barres de mesure  des partitions musicales.

fig 4 Un bel éclair qui durerait

format leporello,19,5 x 13,5 cm (429 cm déplié)
douzième leporello de la collection « Derrière la vitre », dirigée Anna Tayeb.

L’universalité de l’imagination dans l’esquisse

33Une esquisse exprime le dynamisme de l’imagination et de la sensation. Ainsi, selon Léonard de Vinci cité par Lionello Venturi20 à propos de sa peinture inachevée l’Adoration des Mages :

« Terminer une peinture revient à pétrifier, immobiliser des formes dont la vie même résulte de leur mobilité »,

34tandis que Delacroix écrit dans son journal :

« Il faudrait faire ainsi des tableaux-esquisses qui auraient la liberté et la franchise du croquis. »

35Les esquisses ont par ailleurs une universalité que ne possèdent pas les peintures achevées quand elles s’inscrivent  dans les habitudes et les pratiques d’une époque. Ainsi l’on peut rapprocher les esquisses de diverse époques ou civilisations, leur trouver de nombreuses similitudes.

36Voici par exemple un dessin chinois (figure 5) et une esquisse de Rembrandt (figure 6, dont le « dessin chinois » est un détail !). On pourrait aussi rapprocher ce détail de l’esquisse de Rembrandt d’un dessin de Hartung. Ou ce dessin de tourbillons de Léonard de Vinci (figure 7) de la nuit étoilée de Van Gogh (figure 8). On pourrait enfin  rapprocher les esquisses de Gustave Moreau (figure 9), tellement plus libres que ses peintures,  des peintures tachistes.

Le statut de l’imagination dans l’art et dans la science

37Si l’intuition et l’imagination jouent un rôle capital dans l’art et la science, leur statut est différent dans l’un et dans l’autre. Dans l’art,

« l’imagination, écrit Bachelard, ne se trompe jamais, car l’imagination n’a pas à confronter son  image avec la réalité objective. »

38Dans les sciences, au contraire, Bachelard21 nous enseigne la méfiance envers les images trop séduisantes que nous propose l’imagination (et qui ont par exemple longtemps freiné le passage de l’alchimie à la chimie). Dans les sciences expérimentales, imagination et intuition doivent se confronter à la réalité au travers de l’expérience qui les confirme ou les infirme. Dans les mathématiques, c’est au raisonnement que doit se confronter l’intuition, c’est le raisonnement qui indiquera si une propriété est vraie ou fausse, c’est-à-dire, par définition du vrai en mathématique, conforme au raisonnement.

« Comment l’intuition peut-elle nous tromper à ce point ? »

39écrivait Poincaré au sujet des fonctions continues n’ayant nulle part de dérivée.

40Si le rôle de l’imagination est différent dans l’art et dans la science, c’est parce que les objectifs de l’art et de la science sont entièrement différents : la science vise à la compréhension ou du moins à la modélisation du réel.
La science propose un ordre (une théorie scientifique) que l’expérience confirme ou infirme.
L’art aussi est une organisation du réel, mais contrairement au scientifique, l’artiste n’a pas à découvrir un ordre dans le réel, il lui impose son ordre (quand je dis le réel, je pense au motif dans le cas de l’art figuratif, mais tout aussi bien au matériau que l’artiste utilise).
Ici une parenthèse : la distinction que je viens de faire semble confirmer l’habitude du langage ou de la pensée selon laquelle la science serait « découverte », découverte d’un ordre dans la nature, alors que l’art serait « création ». C’est aller un peu vite, c’est oublier l’aspect construit, artificiel, dit Bachelard, des concepts scientifiques, et au contraire l’aspect découverte que comporte l’art.
En ce qui concerne la science, la chimie, par exemple, fait remarquer Bachelard, est basée sur la notion d’éléments purs, mais ils ne se trouvent pas à l’état pur dans la nature, ils résultent d’un long processus de purification. De même, l’évidence, pour nous, de la loi fondamentale de la dynamique, f=mg, liant la force, la masse et l’accélération d’un point matériel, cette évidence et son bien-fondé expérimental tendent à nous faire oublier que chacun des termes, la force, la masse et l’accélération sont des concepts qui ont été longuement élaborés au cours de l’évolution de la science. La science n’est donc pas seulement découverte, elle est construction, c’est-à-dire création.
Inversement, l’art n’est-il pas découverte autant que création ? Les rencontres entre une esquisse de Rembrandt et une peinture chinoise n’indiquent-elles pas qu’ils « découvrent » un même archétype, ou tout au moins, une même façon pour l’esprit et la main de se comporter ? De même, lorsqu’un artiste imagine un tableau et sent que certaines formes sont « justes » alors que d’autres ne le sont pas, cela ne signifie-t-il pas qu’elles correspondent à quelque chose, je ne me hasarderai pas à dire quoi, que découvre l’artiste ?
Je serais tenté de parler, tant pour l’art que pour la science, non pas de création et de découverte, mais de « création-découverte », avec un trait d’union, comme en mécanique quantique on a remplacé les notions d’onde et de particule par celle « d’onde-particule », la matière se comportant tantôt sous une forme tantôt sous l’autre, suivant l’expérience.

41La science n’a peut-être pas le degré de certitude et de réalité dont on l’accrédite, mais une vérité scientifique a quand même un tout autre statut que ces « évidences » dont on dit dans le langage courant « je suis sûr que... ». Les particules élémentaires sont peut-être en partie une création des physiciens  (liées à toute une histoire de la physique qui aurait pu être autre), mais on peut photographier leur trajectoire. Dans la description de la réalité objective ou la modélisation du réel, l’art ne peut rivaliser avec la science, qui va parfois au cœur du réel. Le domaine de l’art est autre, c’est celui non de la réalité en soi mais de ce que j’appelle la « réalité en moi », telle qu’elle vit dans la sensation, l’imagination, le souvenir.
Voici pour conclure un fragment d’une lettre où s’inscrit la fièvre de l’imagination d’Evariste Galois (figure 10). Cette lettre, écrite en 1832 par Évariste Galois, alors âgé de vingt ans, la nuit précédant le duel dans lequel il allait être tué pour ses convictions républicaines, ne sera véritablement comprise que vingt ans plus tard : elle jette les bases d’une nouvelle branche fondamentale des mathématiques, la théorie de Galois.

Notes de bas de page numériques

1  Eugène Delacroix, Journal, Paris, Plon, 1986.

2  Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, Paris, Seuil, 1970, p. 170.

3  Jean Piaget, Biologie et connaissance, Paris, nrf, 1967.

4  Jacques Mandelbrojt and Pierre Mounoud, « On the Relevance of Piaget’s Theory to the Visual Arts », Leonardo 4, 155, 1971.

5  Francis Ponge, Braque lithographe, Monte-Carlo, André Sauret, 1963.

6  Piaget, op. cit..

7  Ambroise Vollard, Paul Cézanne, Paris, éditions Georges Grès et Cie, 1919.

8  Herbert Read, A Concise History of Modern Sculpture, London, Thames and Hudson, 1964.

9  Henri Matisse, Écrits et propos  sur l’art, Paris, Hermann, 1974.

10  Henri Michaux, Poteaux d’angle, Paris, l’Herne, 1971.

11  Jean Dubuffet, L’homme du commun à l’ouvrage, Paris, Gallimard, 1973.

12  Jacques Hadamard, The Psychology of Invention in the Mathematical Field, New York, Dover, 1954.

13  Jacques Mandelbrojt « La pensée gestuelle dans la science comme dans l’art », Nice, Alliage, « Où va la science ? », n° 61, 2007.

14  Szolem Mandelbrojt, « Pourquoi je fais des mathématiques », Revue de métaphysique et morale, tome 57, quatrième cahier, pp. 422-429, octobre-décembre 1952.

15  Henri Poincaré, « L’espace et la géométrie », Revue de métaphysique et de morale, Troisième année, 1895, pages 631-646.

16  Jacques Mandelbrojt, « L’abstrait et le réel », Leonardo 2, 117, 1969.

17  Daniel-Henri Kahnweiller, Juan Gris, Paris, Gallimard, 1946.

18  Gaston Bachelard, L’air et les songes, Paris, Librairie José Corti, 1943.

19  Jacques Mandelbrojt (texte et image) et Cyprien Busolini et Franfz Loriot (cd musique),Un bel éclair qui durerait, Saint-Julien-Molin-Molette, éditions J.-P. Hughet, 2011.

20  Lionello Venturi, Italian Paintings The Renaissance, Geneva, Skira, 1951.

21  Gaston Bachelard, Le matérialisme rationnel, Paris, Puf, 1953.

Annexes

Légende des illustrations

figure 1 Henry Moore :Recumbent figure, 1938

figure 2 Paul Klee

figure 3 Paul Klee

figure 4 Un bel éclair qui durerait, format leporello, 19,5 x 13,5 cm (429 cm déplié). Douzième leporello de la collection « Derrière la vitre » dirigée par Anne Tayeb

figure 5 Détail de Rembrandt, Femme endormie, 1665, encre, 245 par 203 mm, British Museum London

figure 6 Rembrandt, Femme endormie, 1665, encre, 245 par 203 mm, British Museum London,

figure 7 Leonard de Vinci Tourbillons, Royal Library, Windsor Castle

figure 8 Vincent Van Gogh, La nuit étoilée

figure 9 Gustave Moreau, esquisse, musée Gustave Moreau

figure 10 Évariste Galois, fragment de sa dernière lettre, 1832

Notes de la rédaction

L’essentiel des idées de cet article sont développées dans Jacques Mandelbrojt, « La création-découverte dans l’art et dans la science » Raison présente 179, Paris, Nouvelles éditions rationalistes, 2011. Voir aussi, Jacques Mandelbrojt, Les cheveux de la réalité, Nice, éditions Alliage 1991.

Pour citer cet article

Jacques Mandelbrojt, « Le dialogue de l’imagination et de la raison, dans la création-découverte artistique et scientifique », paru dans Alliage, n°70 - Juillet 2012, Le dialogue de l’imagination et de la raison, dans la création-découverte artistique et scientifique, mis en ligne le 26 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4065.


Auteurs

Jacques Mandelbrojt

né en 1929, peintre et physicien théoricien. Premières peintures à l’huile en 1943. Depuis 1954 il a eu une trentaine d’expositions individuelles et  participé à  une vingtaine d’expositions de groupe tant en France que sur le plan international. Sa double expérience de peintre et de physicien théoricien l’a amené à publier, outre des articles de physique théorique, de nombreux articles sur la comparaison de la création-découverte artistique et scientifique, ainsi que Les cheveux de la réalité aux éditions Alliage.
Sa peinture où le dynamisme, donc le temps sont essentiels l’ont amené à collaborer avec des musiciens, notamment dans le leporello Un bel éclair qui durerait.qui vient de paraître. www.derrierelavitre.com, www.mandelbrojt.com