Alliage | n°70 - Juillet 2012 L'imaginaire dans la découverte 

Xavier Hautbois  : 

Des considérations esthétiques dans la pensée scientifique

p. 106-118

Plan

Texte intégral

1Est-il légitime de parler d’une esthétique des sciences ? Arts et Sciences ne sont-ils pas des activités dont la finalité diffère et où la liberté de l’artiste semble contradictoire avec les contingences matérielles du scientifique ? Bien sûr, les artistes, dès la Renaissance (Dürer), se sont appropriés des images représentatives de la science et il est clair que les éléments de la pensée culturelle ont toujours influencé leur art. L’industrialisation au xixe siècle et surtout les révolutions scientifiques majeures survenues au xxe vont fournir la matière à de nouvelles expériences artistiques. L’impressionnisme d’un Caillebotte, le futurisme d’un Balla, sont associés à ces progrès technologiques. L’évolution des arts plastiques vers l’abstraction (Kandinsky, 1913) comme le renouvellement de la musique par le dodécaphonisme (Schoenberg, 1923) s’inscrivent à l’évidence dans un mode de pensée abstrait, dématérialisé du réel, ayant un lien avec les découvertes autour de la désintégration atomique (par Henri Becquerel et Marie Curie en 1896). Toutes les audaces formelles sont possibles lorsqu’Einstein décrète, en 1905, qu’il existe une quatrième dimension de l’espace, immatérielle et temporelle. Les impressionnistes capturaient déjà le temps fugace en figeant le mouvement. Le rythme sera travaillé pour lui-même, épuré de tout figuratisme, sous le pinceau de Klee, Van Doesburg ou Mondrian. C’est bien le rôle de l’artiste de puiser dans les mouvements de pensée de son époque la source de son expression personnelle.

2Mais peut-on supposer la réciproque ? Peut-on supposer que les scientifiques aient à prendre en considération des notions touchant à l’esthétique, voire qu’ils aient eu à s’inspirer des modes d’expression des artistes ? On sait que la découverte de la perspective (Brunelleschi, Alberti, Filarète, Vinci, Dürer) s’accomplira ultérieurement dans les écrits d’optique d’un Kepler, d’un Descartes ou d’un Malebranche. La Renaissance est née dans les arts avant d’embraser tous les domaines de la pensée philosophique et scientifique. Mais la relation directe, de cause à effet, est loin d’être établie. Il semblerait, au contraire, qu’aucune découverte fondamentale n’ait été inspirée par la contemplation d’une œuvre d’art, par l’évocation d’une peinture, la lecture d’un roman ou le balancement d’une symphonie. La science incarne une certaine vérité, validée par l’expérience, qui semble ne présenter aucun lien avec la validité qualitative de l’œuvre d’art. Traditionnellement, on distingue les faits d’intelligence (noêta) des faits de sensibilité (aisthêta) et le terme esthétique a été créé par Baumgarten (1750) afin de clarification cela. L’esthétique vise la connaissance du monde selon le mode sensible, tandis que la science vise celle-ci selon le mode intelligible. On est donc en droit de se méfier en première instance de ces rapprochements que l’on juge péremptoires : « La science n’est pas l’art », nous dit avec raison Jean-Marc Lévy-Leblond.1

3Cependant, comment comprendre le vocabulaire utilisé par de nombreux scientifiques — parmi les plus éminents — lorsqu’ils évoquent leurs travaux en utilisant les notions d’intuition, de beauté, voire de plaisir. Henri Poincaré défendra, par exemple, que la valeur de la science ne se résume pas à son utilité pratique, à ses capacités d’action sur le monde : elle trouve une justification en elle-même et la motivation des scientifiques est affûtée par le plaisir esthétique, un plaisir comparable à celui que l’on ressent face à une œuvre d’art.

« [Ils] admirent la délicate harmonie des nombres et des formes ; ils s’émerveillent quand une découverte nouvelle leur ouvre une perspective inattendue ; et la joie qu’ils éprouvent ainsi n’a-t-elle pas le caractère esthétique, bien que les sens n’y prennent aucune part ? Peu de privilégiés sont appelés à la goûter pleinement, cela est vrai, mais n’est-ce pas ce qui arrive pour les arts les plus nobles ? »2

4Peut-on alors supposer que la pensée scientifique soit redevable d’une esthétique ? Il est bien difficile de réduire cette considération à de la naïveté, à des illusionspartisanes et utopiques : la qualité des savants qui se sont exprimés sur le sujet et le sérieux de leurs travaux le démentent. Il s’avère que, pendant toute la seconde moitié du xxe siècle, la qualité rationnelle de la science n’a cessé d’être ébranlée par des épistémologues et des historiens des sciences. Karl Popper, le premier, remettra en cause les fondements d’une science sur les énoncés d’observation. La frontière séparant la physique et la métaphysique, entre ce qui est scientifique et ce qui ne l’est pas, n’apparaît alors pas si tranchée : Popper soulignera notamment l’importance des mythes dans la constitution de la pensée scientifique. Les « révolutions scientifiques » dont parle Thomas Kuhn, qui font basculer les paradigmes de la science établie (la science « normale ») vers les paradigmes d’une nouvelle science, ne s’opèrent pas selon des arguments logiques : ils sont à rechercher dans les domaines de la psychologie et de la sociologie (Kuhn parle de « conversion religieuse » et compare les révolutions scientifiques aux révolutions politiques). La raison perd de sa superbe lorsque l’épistémologue hongrois Imre Lakatos propose une méthodologie de travail au sein de programmes de recherche laissant une place non négligeable à l’imprévu : tout est permis à condition que la méthode employée conduise à des tests inédits et permette de nouvelles découvertes scientifiques. Au critique sceptique qui défend que le scientifique se doit de placer au premier plan la raison et de se limiter strictement à son domaine de qualification, l’épistémologue anarchiste Paul Feyerabend répond, au contraire, qu’au regard des faits historiques, pour parvenir à une découverte scientifique, le savant doit accepter une destitution fréquente de la raison. Feyerabend relève le caractère subjectif des critères qui conduisent à adopter une théorie scientifique plutôt qu’une autre : ce choix fait appel à des jugements de goût, à des préjugés esthétiques ou métaphysiques. Selon cette position extrémiste, la science ne présenterait pas de caractéristique lui assurant la supériorité sur les autres branches de la connaissance.

5À travers la remise en cause de l’idée — maintenant ancienne — selon laquelle la raison serait le seul guide pour le scientifique, pointe la nécessité du recours à des critères non objectifs permettant d’expliquer les méandres de l’histoire des sciences, de juger de la qualité d’une théorie scientifique ou de justifier le choix d’une théorie plutôt qu’une autre. Nous tâcherons de mettre en évidence des éléments de la pensée scientifique qui relèvent de considérations esthétiques générales, comme la notion d’ordre, d’unité, de perfection formelle, mais aussi des notions plus concrètes, incarnées dans des modèles de représentation. L’esthétique est invoquée dans l’application du processus du raisonnement et lors de la découverte scientifique. La science n’est pas l’art. Mais sa relation à l’homme ne peut empêcher le recours à des notions qui touchent à la sensibilité, à l’esthétique.

L’ordre du monde

6Le physicien Roland Fivaz, dans un essai intitulé L’ordre et la volupté (1989), relève une difficulté inhérente à la fonction incarnée par le scientifique. Il écrit :

« Que les artistes agissent pour leur plaisir est bien sûr une idée familière, mais appliquée aux scientifiques elle devient suspecte : peut-être est-elle incompatible avec leur devoir d’objectivité, peut-être dévoile-t-elle trop crûment leur désinvolture quant aux conséquences de leurs activités. Pourtant, tout comme les artistes, les scientifiques partagent la conviction que leurs œuvres reflètent une part de l’ordre immanent qui règne dans le monde réel. »3

7Cette notion d’ordre est importante, car elle a cautionné — pour de bonnes et de mauvaises raisons — un rapprochement entre les sciences et les arts, deux domaines de la pensée où se reconnaît la satisfaction d’une recherche intellectuelle d’inspiration élevée. La relation art/science trouve ses fondements dans l’histoire de la culture européenne. On sait que, dans le monde antique, les pythagoriciens enseignaient la beauté contenue dans le nombre. Le fait que les intervalles musicaux d’octave, de quinte et de quarte (c’est-à-dire les intervalles qui soutiennent toute l’harmonie musicale) se matérialisent par des relations numériques simples (des rapports de un pour deux, de deux pour trois et de trois pour quatre) signifie, aux yeux des pythagoriciens, que c’est dans les rapports numériques qu’il faut rechercher la logique de la cohérence du monde. L’intérêt qu’ils portent à la musique est donc bien loin de la simple considération d’un art d’agrément, car les intervalles musicaux donnent la clé accessible de la compréhension du fonctionnement du monde. Leur approche figurative des nombres — que l’on nomme arithmogéométrie et qui désigne la représentation et le calcul de nombres en tant que figures — ajoute aux considérations arithmétiques la recherche d’un certain idéal formel. L’introduction du nombre au centre du débat a contribué à un développement unifié des sciences et des arts. Cela recouvre les notions d’harmonie, de proportion et de symétrie, dans leur sens historique et non contemporain, c’est-à-dire, pour l’harmonie, le principe qui organise les parties dissemblables du monde en les accordant les unes avec les autres ; pour la proportion, il s’agit de rapports mathématiques permettant de lier les parties entre elles ; et pour la symétrie, la relation avec une unité de mesure convenable (et non, comme aujourd’hui, la correspondance entre deux parties).
Il faut souligner que l’harmonie ne désignait pas une discipline solitaire mais, au contraire, entrait dans un cadre de cohérence général incluant à la fois la musique et les autres sciences. Thomas Kuhn parle de « grappe des sciences » pour désigner cette association unitaire qui unissait, par une même tradition, astronomie, harmonie, mathématique, optique et statique. Tout ceci désigne la science de l’antiquité et distinguer les noms de ses composantes, est un anachronisme. On retrouvera durant tout le Moyen Âge cette place primordiale accordée à la musique parmi les sciences. La musique s’inscrit dans la perspective des mathématiques et de la physique. Elle complète le cycle scientifique du quadrivium (du latin : les quatre voies, que forment arithmétique, géométrie, astronomie et musique) en complément du cycle littéraire du trivium (grammaire, rhétorique et dialectique). La plupart des traités de musique, jusqu’au xve siècle débuteront par des chapitres consacrés à cette science des proportions appliquée à la musique.

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F. Gafurio, De Harmonia musicorum Instrumentorum, Milan, 1518 (frontispice).

8Il y a donc, à travers l’histoire, une relation forte établie entre science et arts (la musique en particulier, puisqu’elle en contient les règles) dont la faiblesse théorique réside dans l’assimilation des objets sensibles aux objets mathématiques. Bien sûr, cet imaginaire construit autour de la notion d’harmonie peut nous paraître un peu lointain aujourd’hui, mais il ne faut pas pour autant, d’une part, évacuer les apports scientifiques qu’a pu faire émerger cette vision du monde, et d’autre part, négliger les traces qu’a pu laisser cet attrait esthétique dans la pensée de nombreux scientifiques. Notamment, les notions d’harmonie, de proportion et de symétrie, appliquées à la musique à travers les études des intervalles musicaux, ont pu contribuer à faire avancer la réflexion sur plusieurs points essentiels des mathématiques, comme la théorie des proportions ou le problème de l’irrationalité (thèse soutenue par les historiens Paul Tannery et Arpad Szabo). Si la pensée scientifique actuelle est distante de la vision harmonique grecque du monde, la recherche d’une beauté du monde, dont la connaissance sensible nous procure du plaisir (selon Aristote), active et stimule l’imagination scientifique. C’est ce qu’écrivait déjà Kant, en soulignant que l’harmonie du monde est une invitation à la prospection. Nombreux furent les scientifiques à être portés par des considérations d’ordre esthétique et à évoquer les notions de beauté du nombre, d’élégance des formes. Ces deux mots se retrouvent dans les écrits d’Einstein, Heisenberg, Eddington, Jeans, Schrödinger, Bohr, Feynman, Wald, Bohm, et plus récemment, Prigogine, Hawking, Sheldrake, Penrose, Xuan Thuan. Des mathématiciens tels que Jean Bernoulli (xviiie) et Elie Cartan (1913), qui ont contribué à fonder les mathématiques modernes, n’ont pu mener leurs travaux, si peu conventionnels et sans liens applicatifs immédiats, que guidés par la recherche intentionnée d’un ordre et d’une harmonie (comme le défend Hadamard). Ces motivations jouent un rôle dans le processus de la découverte qui ne peut être négligé. Si nous sommes loin de « l’harmonie du monde » envisagée par Kepler, l’hypothèse d’un ordonnancement des constituants du monde semble nécessaire à sa compréhension. Albert Einstein écrivait dans ce sens :

« Sans la croyance qu’il est possible de saisir la réalité avec nos constructions théoriques, sans la croyance en l’harmonie interne de notre monde, il ne pourrait pas y avoir de science. Cette croyance est et restera toujours le motif fondamental de toute création scientifique. À travers tous nos efforts, dans chaque lutte dramatique entre les conceptions anciennes et les conceptions nouvelles, nous reconnaissons l’éternelle aspiration à comprendre, la croyance toujours ferme en l’harmonie de notre monde, continuellement raffermie par les obstacles qui s’opposent à notre compréhension. »4

9Il ne s’agit donc pas de soutenir une vision naïve, harmonique du monde, de prétendre que la science serait de même nature que l’art, ni que l’activité scientifique relèverait du même travail que celui de l’artiste, mais plutôt de souligner que la connaissance du monde nécessite de faire l’hypothèse d’un ordre, dont l’expression physique se traduit par des lois d’invariance et dont la représentation mathématique s’exprime concrètement par des propriétés de symétrie. En d’autres termes, la vision harmoniciste du monde n’a plus rien à voir avec celle du passé : elle se manifeste, aujourd’hui, par les considérations de symétrie dont l’efficacité repose fondamentalement sur une théorie mathématique (la théorie des groupes). Les notions de symétrie et de dissymétrie, auxquelles nous sommes tellement sensibles et qui ont alimenté les théories de l’art (qu’il s’agisse des arts plastiques, de la musique ou de l’architecture), constituent la pierre angulaire de la physique théorique d’aujourd’hui. La démarche scientifique est une démarche rationnelle qui revendique la nécessité de construire un système global par assimilation des faits dans un système établi (il s’agit alors de symétrie structurante), ou bien, lorsque les faits s’en écartent (il y a violation de la symétrie), stimuler la pensée pour tendre à un dépassement de la théorie actuelle. C’est donc autant dans les symétries que dans les dissymétries que le scientifique trouve la matière des théories. Cela recouvre la notion de « principe de symétrie », proposé par Pierre Curie et étendu par le philosophe Bas Van Fraassen. Ce principe permet d’expliciter par des arguments consistants le concept abstrait de lois de la nature.

La notion d’unité

10La conception de l’ordre dont nous parlons, est intimement liée à la notion d’unité, autre terme fondamental du vocabulaire d’esthétique que l’on retrouve dans le giron des sciences.5 Citons de nouveau Poincaré :

« Toute généralisation suppose dans une certaine mesure la croyance à l’unité et à la simplicité de la nature. [...] Nous n’avons pas à nous demander si la nature est une, mais comment elle est une. »6

11Effectivement, en première approximation, la démarche qui mène à la connaissance du monde se base sur un besoin d’unification : comprendre la nature, c’est faire un pas vers l’unité. À travers l’histoire, les savants qui ont construit la science sont de grands unificateurs : Galilée, qui a réconcilié le monde terrestre et celui des astres, Newton, qui a expliqué le mouvement de tous les corps célestes par une seule loi, Maxwell, qui a montré que l’électricité et le magnétisme sont indissociables, de Broglie, qui a synthétisé les notions d’onde et de corpuscule, Einstein, qui a fait prendre conscience des liens établis entre le temps et l’espace. Aujourd’hui, la recherche scientifique s’oriente délibérément vers une unification de plus en plus profonde des forces et de la matière : quatre forces fondamentales permettent actuellement de décrire l’ensemble des interactions présentes dans la matière. On sait qu’Einstein a passé plus de trente ans à tenter d’unifier la force de gravitation et l’électromagnétisme, sans y parvenir. Ce processus d’unification ne semble pourtant pas être arrivé à son terme puisque certains physiciens proposent des théories unificatrices qui réuniraient toutes les interactions en une seule et même force (théorie des supercordes). Il n’est pas certain que cette quête de l’unification ultime trouve réellement une fin puisqu’il est probable qu’à chaque étape de ce processus, apparaissent de nouvelles sous-unités. Mais il est également probable que ces sous-divisions alimentent, à leur tour, de nouvelles recherches vers l’unification. En d’autres termes, cette super-unification constitue, aux yeux de bon nombre de scientifiques, un moteur pour l’intelligence, une sorte d’aiguillon esthétique de la pensée et c’est principalement dans ce sens que l’esthétique a un rôle à jouer dans le raisonnement scientifique.

12La compréhension d’une œuvre artistique ou d’une théorie scientifique relève du même procédé de globalisation réalisé par l’entendement. Comprendre un raisonnement mathématique, ce n’est pas simplement percevoir la logique d’une suite d’équations : c’est appréhender ce raisonnement dans une approche totalisante, unificatrice. Le mathématicien Jacques Hadamard l’exprime clairement :

« Tout raisonnement mathématique, si compliqué soit-il, doit m’apparaître comme une chose unique ; je n’ai pas la sensation de l’avoir compris tant que je n’ai pas réussi à le saisir en une idée globale. »7

13Pour s’aider dans cette démarche d’appréhension, Hadamard a recours à des représentations imagées mentales, abstraites et globales. L’enquête qu’il mena sur les scientifiques de son temps montre que son cas est loin d’être isolé : la plupart s’aident de systèmes de représentation, à la fois imprécis et globalisant, dont la portée semble être davantage symbolique que descriptive. Il s’agit le plus souvent d’images (Bernard Koopman, Albert Einstein), mais parfois aussi de gestes moteurs (Albert Einstein), de codes rythmiques (Jessie Douglas), de mots symboliques porteurs d’un sens global (George Polya). Plus rares sont les scientifiques qui pensent à l’aide de mots ou de signes algébriques clairs (George Birkhoff, Norbert Wiener).

14Le recours à une représentation globale, plus ou moins abstraite, réintroduit la sensation dans le processus de l’entendement. Dans ce contexte, il ne fait aucun doute que les considérations de symétrie, d’ordre, d’unité jouent un rôle fondamental. Le choix de ces critères ne tombe pas dans le champ de la logique mais traduit seulement une préférence d’ordre esthétique et pratique. Le plus souvent, pour le scientifique, l’attrait esthétique est un outil, un moyen, pour parvenir à son objectif premier, résoudre des « énigmes » (pour reprendre la terminologie de Kuhn). Tandis que pour l’artiste, l’esthétique est une fin en soi. Mais cette distinction, entre la fin et le moyen, n’est pas aussi nette qu’on peut le supposer au premier abord, à partir du moment où le scientifique place au premier plan un concept qui a un sens esthétique fort, comme celui de l’unité :

« Le vrai, le seul but, c’est l’unité », écrivait Poincaré.8

15Les travaux d’Einstein, vers la fin de sa vie, pour tenter d’unifier les forces de la nature, montrent à quel point il est difficile d’évacuer l’hypothèse d’une finalité esthétique dans la pensée de certains scientifiques.

La sensibilité scientifique

16Quand on demanda au physicien Paul Dirac d’exprimer ce qu’était selon lui la beauté d’une théorie mathématique de la physique, il répondit que

« si le questionneur était un mathématicien, il n’avait pas besoin de répondre, mais que s’il ne l’était pas, aucune réponse ne pourrait alors le satisfaire. »9

17Cela ne nous avance pas beaucoup vers une définition de cette beauté, mais cela souligne quand même deux choses : d’abord, la difficulté d’expliquer au profane la beauté scientifique autrement que par le symbolisme mathématique, et aussi son évidence pour celui qui sait l’apprécier. Il semble que les scientifiques aient autant de difficulté à s’exprimer sur ce sentiment que les artistes eux-mêmes : les discours sur le beau sont ceux des théoriciens et des philosophes et assez peu ceux des artistes. Il est clair que les termes traditionnels de l’esthétique — comme les notions d’harmonie, de beauté — sont fortement connotés, imprécis, et qu’il faut être prudent dans leur usage. L’harmonie des sphères, entrevue par Kepler, présente aujourd’hui un intérêt pour quelques nostalgiques seulement. L’harmonie a cessé d’être une propriété immanente des nombres ou des formes géométriques. Libérée du poids de sa métaphysique, elle est invoquée — de manière légitime, selon nous — dès lors que des phénomènes se règlent par l’ordonnancement d’une loi unificatrice. La notion de beauté, aussi, peut être sujette à la critique : pourquoi parler du beau dans la science, alors que le beau n’est plus l’essence de l’art ? À y regarder de plus près, le beau n’est pas davantage l’essence de l’art que le vrai n’est l’essence de la science, si l’on en juge par le fait que les vérités scientifiques d’hier sont irréductibles à celles d’aujourd’hui. Les théories scientifiques sont des créations humaines, soumises au changement, à l’indécision, à la tergiversation, alors que les lois du monde physique sont immuables. Nous ne percevons que des illusions de vérité, nous disait déjà Platon.
Que serait alors ce sentiment esthétique qui apparaîtrait dans le raisonnement scientifique ? Si un raisonnement scientifique (ou mathématique) est jugé correct lorsqu’il respecte une structure logique, un raisonnement qui entraîne un sens esthétique chez son auteur produit aussi un sentiment de satisfaction d’un autre ordre que le plaisir comblé d’une résolution de problème ou celui de la simple opérabilité du résultat (simple adéquation d’une forme à sa fonction). Selon le point de vue sceptique, la qualité esthétique d’un résultat ou d’une expérience scientifique se résume au rapport entre le maximum de simplicité et la plus grande efficacité, comme le sont les outils.10 Mais pour des scientifiques ayant défendu une position différente, il semblerait que les sentiments esthétiques soient, en premier lieu, évoqués comme conséquences des raisonnements, sentiments de perfection formelle d’un résultat empirique ou théorique. La perfection d’une pensée scientifique construite et cohérente semble avoir des liens avec l’idée de perfection ressentie face à une œuvre d’art. Étienne Souriau, qui a cherché à caractériser cette notion,11 retiendra que l’impression de perfection dans les arts se mesure par un sentiment de finitude, de stabilité, qui assure une certaine invariance, sentiment également éprouvé dans l’élaboration d’une pensée rationnelle construite (Souriau se place dans le cadre d’une pensée abstraite générale, mais ses propos s’avèrent particulièrement pertinents dans celui de la pensée scientifique).

18Cette idée de perfection est même parfois relevée comme un acte de foi et touche à quelque chose d’intemporel, d’absolu. La perfection ne réside alors plus seulement dans le simple formalisme de l’expression symbolique : elle se situe au-delà des constructions fabriquées par l’homme. Dans ce courant de pensée, qui s’inscrit dans ce que l’on nomme le « réalisme mathématique », les objets mathématiques ont une existence aussi indépendante de notre esprit que peut l’être la réalité physique. Ce platonisme ontologique semble trouver une confirmation simple dans le sentiment éprouvé lors de la découverte d’un nouvel objet mathématique aux potentialités prometteuses. Poincaré, Hadamard soutenaient cette vision des choses qui se résume joliment par la phrase du mathématicien Charles Hermite citée par Hadamard :

« En mathématiques, nous sommes davantage des serviteurs que des maîtres. »

19Il entend par là que les entités mathématiques ne sont pas des créations humaines : elles nous préexistent et nous ne faisons que les découvrir. Tout le travail de Roger Penrose, l’un des plus éminents mathématiciens et physiciens d’aujourd’hui, se résume à éclaircir les relations entre les trois mondes que sont le monde physique, le monde sensible (de notre perception) et le monde des formes mathématiques. Il défend que certains objets mathématiques (par exemple l’ensemble de Benoît Mandelbrot) ne sont pas simplement des créations humaines, mais des vérités indépendantes de nos vies terrestres :

« L’ensemble de Mandelbrot n’est pas une invention de l’esprit humain : c’est une découverte. Tout comme le mont Everest, l’ensemble de Mandelbrot est tout simplement . »12

20Dans cette vision des choses, la découverte scientifique serait donc un accès de la conscience à la perfection du monde des formes mathématiques immuables, éternelles.

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Ensemble de Mandelbrot

21Mais les sentiments esthétiques ne sont pas seulement invoqués comme conséquences de raisonnements. Ils semblent également intervenir en tant que critère de choix entre des théories comparables ou en tant que guides permettant d’orienter le raisonnement. Les arguments avancés sont ceux que nous avons déjà mentionnés, dont Poincaré avait souligné l’importance : les êtres mathématiques auxquels on attribue de la beauté sont ceux qui sont

« harmonieusement disposés [cela fait référence à la notion de symétrie], de façon que l’esprit puisse sans effort en embrasser l’ensemble tout en en pénétrant les détails [c’est-à-dire accéder à l’unité]. »13

22De nombreux témoignages montrent que la gêne d’un déséquilibre, d’une forme incomplète, conduit à rechercher la partie manquante. Des méthodes ont été explorées parce qu’elles étaient jugées belles, la beauté devenant, non pas une sorte de garantie de leur validité, mais plutôt un signe de fécondité.

« Les combinaisons utiles, ce sont précisément les plus belles »,

23écrivait encore Poincaré. Et Penrose complète sa pensée en déclarant :

« On pourrait soutenir qu’en mathématiques et en sciences, ces critères [esthétiques] ne sont que secondaires, et que c’est le critère de vérité qui est le plus important. Toutefois, il semble impossible de séparer les deux quand on envisage la question de l’inspiration et de l’intuition. Mon impression est que la forte conviction de la validité d’un éclair dû à l’inspiration (qui n’est pas à cent pour cent fiable, devrais-je ajouter, mais qui est du moins beaucoup plus fiable que le simple hasard) est très étroitement liée à ses qualités esthétiques. Une idée belle a beaucoup plus de chance d’être correcte qu’une idée laide, au moins si j’en crois ma propre expérience, et des sentiments comparables exprimés par d’autres. »14

24De la même façon, l’astrophysicien américain Trinh Xuan Thuan écrira que la qualité la plus importante d’une théorie scientifique est de faire « coïncider beauté et vérité. »15 Thuan ne néglige pas le fait établi que, dans la nature, se combinent la notion d’ordre et de désordre, mais la relation entre beauté et vérité est établie si l’on prend soin de discerner le fondamental de la contingence. La beauté n’est donc pas attachée à la praticité : les critères esthétiques sont invoqués indépendamment du domaine applicatif, en tant que guide de la pensée. Hadamard parle de « sensibilité scientifique » lui permettant de discerner qu’une erreur a été commise dans un raisonnement mathématique. Mais l’approche réaliste de ces savants n’est jamais une remise en cause brutale de la raison. L’argument logique, rigoureux, est toujours défendu. Cependant, il joue en seconde étape. Avant cette étape décisive, il est nécessaire de deviner, de procéder par intuition, et c’est dans ce cadre que les convictions esthétiques ont toute leur importance.

L’invention

25Dans le mécanisme de l’invention, on est loin du cheminement supposé logique de la raison : le processus suit des états de rupture, de repos, d’intense activité, d’accidents fortuits où la raison cède le pas. De nombreux témoignages de scientifiques soulignent que des idées soudaines (illuminations), permettant de résoudre des problèmes réticents à l’analyse, peuvent surgir lors d’événements impromptus, comme un brusque réveil après une nuit de sommeil (chez Hadamard), ou lors d’une pensée spontanée survenant dans un contexte étranger à l’étude de ce problème (dans un omnibus ou en se promenant sur une falaise, comme le relate Poincaré). Cet éclair subit, brutal, a été ressenti notamment par d’autres mathématiciens comme Gauss, des physiciens comme Helmholtz ou Langevin, des chimistes comme Ostwald. Les conditions d’émergence des inventions sont obscures et ont une disparité telle que l’on peut craindre qu’une théorie de la découverte se perde dans l’indécision du hasard ou le flou de l’inconscient. Pour le philosophe Paul Souriau, ou le biologiste Charles Nicolle, l’invention ne serait que le pur produit du hasard. Au contraire, selon Poincaré ou Hadamard, il s’agit de la manifestation soudaine d’un travail mental, inconscient certes mais préparé. Il faut souligner que, dans le vocabulaire scientifique, le terme « hasard » est un terme à connotation négative. Il désigne soit l’illusion d’une manifestation macroscopique provenant d’un déterminisme microscopique (le grand nombre rend caduque la prévisibilité), soit l’aveu d’un échec de la connaissance (comme pour la théorie de l’évolution).16 Qu’il s’agisse de pensée créatrice scientifique ou artistique, le hasard pur n’existe pas, puisqu’il n’y a pas de création spontanée à partir d’un niveau zéro de la connaissance : toute création émane d’un socle de connaissances et d’une tradition. La découverte de la mécanique quantique comme celle de la relativité générale font référence de manière explicite à la physique newtonienne (remaniement des notions d’espace, de temps, de masse) où elles puisent leurs fondements. L’urinoir intitulé Fontaine de Marcel Duchamp, la technique de dripping de Jackson Pollock, comme la partition vierge des 4’33’’ de John Cage, sont des avatars réactionnaires de la culture de leurs contemporains.

26Le processus intellectuel de l’invention mathématique, décrit par Poincaré et, à sa suite Hadamard, s’organise en quatre phases : préparation (recherche d’apparence infructueuse), incubation (élaboration inconsciente de combinaisons fécondes ou pas), illumination (jaillissement de la bonne solution) et validation (vérification et adaptation de la solution). L’originalité de leur pensée réside dans plusieurs idées fortes. Il s’agit d’abord de l’invocation d’un rapport étroit entre le travail conscient et celui de l’inconscient. Pour Hadamard, l’effet d’une découverte ne peut être produit sans cause : le hasard a bien sa place, mais il ne peut agir que si le terrain a été préparé par un processus antérieur. En d’autres termes, le hasard pur n’est pas fécond en tant que tel : il devient fécond une fois déposé sur l’établi de l’inconscient, dont les éléments actifs ont été construits à partir des travaux conscients antérieurs. Il s’agit là d’une idée importante puisqu’elle suppose que le conscient n’est pas subordonné à l’inconscient : c’est le travail conscient qui déclenche l’action de l’inconscient et lui donne un cadre directeur. La seconde idée remarquable réside dans les conditions de l’émergence de la solution au problème. Selon les deux mathématiciens, la sélection des idées fécondes et des phénomènes inconscients privilégiés se fait selon des considérations esthétiques qui  affectent profondément notre sensibilité : le sens de la beauté joue alors un rôle primordial en tant qu’élément déclencheur du processus de l’illumination. Là encore, l’évocation du mot beauté recouvre les notions de complémentarité, de symétrie et d’unité, et constitue le mécanisme de sélection permettant de faire émerger, des idées imprécises inconscientes, l’objet de la découverte.

L’esthétique à l’œuvre

27Il apparaît clairement, à partir des témoignages précédents, que la pensée scientifique, comme toute pensée construite, forgée par notre propre perception du monde, peut difficilement s’extraire d’un mode de représentation dans lequel l’esthétique a nécessairement sa place, qu’il s’agisse du jugement spontané de l’inspiration ou des travaux plus quotidiens. À partir du moment où la science s’enracine dans nos pensées communes, la perception, le raisonnement, la catégorisation ne peuvent être rattachés à une spécificité scientifique, ni une branche singulière de la psychologie. Les choses réelles nous sont connues par leur qualité sensible, par les résonances affectives qu’elles éveillent en nous. Il ne faut donc pas s’étonner de voir invoquée la sensibilité dans le cheminement de la pensée scientifique. Pour de nombreux scientifiques, les considérations esthétiques permettent de décider quels sont, parmi les systèmes formels, ceux qu’il faut retenir et ceux que nous devons rejeter. Ce mode de sélection est étudié de près par les cogniticiens d’aujourd’hui. Ces derniers nous apprennent que les modèles de la reconnaissance d’objets procèdent d’opérations de base où les relations de symétrie entrent en ligne de compte. Il s’agit, par exemple, de la décomposition des formes perçues en formes géométriques simples ou en traits caractéristiques élémentaires à partir desquels le cerveau se construit une représentation des objets (nous nous référons ici à la « théorie des géons » de Biederman ou celle de « l’intégration des traits » de Treisman). La symétrie permet de simplifier le nombre d’informations mises en mémoire. Il semblerait donc qu’un principe de symétrie soit mis en œuvre dans les différents niveaux de l’entendement. Rien d’étonnant à cela, si l’on estime que les considérations esthétiques se fondent en un principe d’économie, toujours en œuvre et à tous les niveaux, à la fois dans le monde physique et dans le monde sensible.
Doit-on craindre une relation plus étroite entre science et art ? Il est certain que des excès de propagande ont forcé le rapprochement entre ces deux domaines, qui n’ont en commun que la médiation nécessaire de notre sensibilité. L’imagerie scientifique contemporaine produit des formes et des couleurs qui ont des qualités esthétiques indéniables, mais fort peu à voir avec une esthétique de la science elle-même. Il s’agit, par exemple, des images microscopiques du corps humain ou de la matière inerte, des plongées dans les galaxies lointaines, des visions cinétiques fractales, etc. Le regard du photographe n’est jamais dénué d’intention. Ce rapprochement artificiel, entre art et science, fait même parfois transparaître une recherche de légitimité mutuelle, devant la complexité et les enjeux économiques du monde d’aujourd’hui. Cependant, nous ne le déplorons pas, à partir du moment où nous lui admettons une fécondité opérationnelle : les scientifiques peuvent y puiser des éléments au bénéfice de la connaissance et les artistes, de nouveaux modes d’expression. Sous les termes de beauté, d’élégance, d’harmonie, se projettent des notions beaucoup plus efficaces et consistantes, comme la notion de symétrie, la notion d’unité et l’invariance. À travers ces idées se pose la question de l’ordre, qui reste aujourd’hui très pertinente dans le domaine scientifique.

Notes de bas de page numériques

1  Jean-Marc Lévy-Leblond, La science n’est pas l’art. Brèves rencontres, Paris, Hermann, 2010.  

2  Henri Poincaré, La valeur de la science, Paris, Flammarion, 1970, p. 104.

3  Roland Fivaz, L’ordre et la volupté : essai sur la dynamique esthétique dans les arts et dans les sciences, Lausanne, Presses polytechniques romandes, 1989, p. 2.

4  Albert Einstein, Leopold Infeld, L’évolution des idées en physique, Paris, Payot, 1974, p. 276.

5  Pour un développement plus détaillé sur les notions d’unité, d’harmonie et de symétrie dans les sciences et les arts, on se reportera à notre ouvrage : Xavier Hautbois, L’unité de l’œuvre musicale : recherche d’une esthétique comparée avec les sciences physiques, Paris, Cnrs/université de Paris 1/L’Harmattan (coll. « Arts & Sciences de l’art »), 2006.

6  Henri Poincaré, La science et l’hypothèse, Paris, Flammarion, 1968, p. 161.

7  Jacques Hadamard, Essai sur la psychologie de l’invention dans le domaine des mathématiques ; Henri Poincaré, L’invention mathématique, Sceaux, éd. J. Gabay, p. 67.

8  Henri Poincaré, La science et l’hypothèse, op. cit., p. 186.

9  Cf. John D. Barrow, La grande théorie, Paris, Flammarion, 1996, p. 32.

10  C’est « beau comme un rabot », suggère Lévy-Leblond, op. cit., p. 24.

11  Étienne Souriau, Pensée vivante et perfection formelle, Paris, Puf, 1952, p. 262.

12  Roger Penrose, L’esprit, l’ordinateur et les lois de la physique, Paris, InterÉditions, 1992, p. 102.

13  Henri Poincaré, L’invention mathématique, op. cit., p. 148.

14  Roger Penrose, op. cit., p. 458.

15  Trinh Xuan Thuan, Le chaos et l’harmonie, Paris, Fayard, 1998, p. 27.

16  Lire à ce sujet Michel Serre, Nayla Farouki, Le trésor : dictionnaire des sciences, Paris, Flammarion, 1997 (entrée « Hasard »).

Pour citer cet article

Xavier Hautbois, « Des considérations esthétiques dans la pensée scientifique », paru dans Alliage, n°70 - Juillet 2012, Des considérations esthétiques dans la pensée scientifique, mis en ligne le 26 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4064.


Auteurs

Xavier Hautbois

Ingénieur et maître de conférences en musicologie, est membre de l’Institut d’esthétique des arts et technologies (Paris 1/Cnrs) depuis 2002 et du groupe de travail Médiation culturelle scientifique et artistique (MECSCIA), au Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines (université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines) depuis 2009. Son activité de recherche aborde les domaines de l’esthétique musicale, l’épistémologie de la connaissance et la sémiologie. Il enseigne à l’université de Versailles-St-Quentin-en-Yvelines.