Alliage | n°70 - Juillet 2012 L'imaginaire dans la découverte 

Sylvie Catellin  : 

Sérendipité et réflexivité

Plan

Texte intégral

Le mot « sérendipité » est la traduction du néologisme serendipity, forgé en 1754 par l’écrivain anglais Horace Walpole à partir d’un conte persan (Voyages et aventures des trois princes de Serendip). L’interprétation du sens donné à ce mot par Walpole reste problématique. En définissant la sérendipité comme la faculté de

« découvrir, par hasard et sagacité, des choses que l’on ne cherchait pas »,1

 Walpole introduisait une ambiguïté qui n’a cessé jusqu’à aujourd’hui de faire débat et dont les usages contemporains du mot portent la trace. La sérendipité a en effet deux acceptions divergentes : une acception courante, éloignée du sens initial (trouver par hasard), et une acception savante (savoir œuvrer avec l’inattendu, prêter attention à un fait surprenant et l’interpréter correctement). La sérendipité fait partie de ces mots probablement rares issus de la fiction et entrés dans le vocabulaire scientifique. La diffusion multiséculaire et multiculturelle du motif fictionnel à l’origine du mot,2 le succès de l’idée ou du mot aux xixe et xxe siècles, l’intérêt croissant pour cette notion dans le monde de la recherche scientifique d’aujourd’hui, l’entrée très récente du mot dans les dictionnaires de la langue française (Le Robert illustré & Dixel et Le petit Larousse illustré, 2011) sont autant d’indices qui laissent penser que la sérendipité joue un rôle important dans le processus de découverte et de création, en art comme en science. Mais elle est imprévisible et ne peut être saisie que par le récit rétrospectif qui en reconstruit la genèse. J’essaierai de montrer, en analysant le sens épistémologique que Walpole lui a donné et en l’articulant aux exemples de Cannon, Fleming et Poincaré, qu’elle est aussi un outil de réflexivité permettant de penser les conditions de son émergence.

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Horace Walpole (1717-1797)

De la fiction…

Fils du premier Premier ministre anglais, épistolier talentueux et esthète, grand collectionneur d’œuvres d’art et d’antiquités médiévales, Horace Walpole était également un romancier critique de la philosophie rationaliste des Lumières et du scientisme de son temps. Il défendait l’idée que l’imagination, en tant que forme de l’expérience humaine, joue un rôle structurant dans l’invention. Walpole était bien conscient du caractère ambigu de sa définition de la sérendipité, car il a pris soin de la préciser par deux exemples. Le premier est celui des trois princes de Serendip, capables de reconstituer par l’imagination la présence d’un animal, en l’occurrence un chameau avec toute sa cargaison, rien qu’en observant des traces fonctionnant comme des indices. Le second rapporte comment, lors d’un dîner mondain, un lord, surpris par un comportement opposé aux usages sociaux devine une mésalliance. Ce qui est frappant, dans les deux cas, c’est le rôle relativement insignifiant du hasard comparé à celui de la sagacité, car il s’agit avant tout de personnages capables de repérer des faits singuliers et de les intégrer dans des séries causales dont ils deviennent les signes, illustrant un mode de raisonnement imaginatif et créatif qui sera formalisé à la fin du xixe siècle par le philosophe Charles S. Peirce et désigné par le terme « abduction ». Pourquoi Walpole a-t-il donc accordé tant d’importance au hasard ?

Image 2: Frontispiece

[Horace Walpole], A Description of the Villa of Mr. Horace Walpole ... at Strawberry-Hill near Twickenham, Middlesex (Strawberry-Hill: printed by Thomas Kirgate, 1784), invt. E. Edwards (1738–1806), sc. Morris.

À l’époque où il invente le mot serendipity, Walpole est en train de transformer sa maison en manoir gothique, et c’est dans cet environnement qu’il fait un rêve qui sera la source du Château d’Otrante (1764)3, premier roman gothique inaugurant la grande vogue du roman noir. Maints éléments de ce texte peuvent être interprétés comme des réminiscences du conte de Serendip (noms de personnages, d’objets…) età bien des égards, il est aussi le récit d’une découverte sérendipienne, où il est question de signes à interpréter. Par son recours incessant à l’irrationnel, ce texte peut aussi être lu comme un affrontement entre pensée mythique et pensée rationaliste. Walpole fait du merveilleux méprisé par les philosophes rationalistes le détonateur d’une situation shakespearienne, revendiquant la fantaisie imaginative mais avec les règles de la vraisemblance, car « la raison a entravé le jeu de l’invention. »4 Il confère à l’irrationnel et à l’imagination, en tant que forme de l’expérience humaine, un rôle structurant ignoré ou nié à son époque. Mais cette valorisation de l’imagination va bien au-delà de la fantaisie imaginative et s’apparente au pouvoir de l’inconscient, celui de percevoir l’inconnaissable, ce qui n’est pas directement accessible par les sens. Le processus même de la création du mot serendipity en est peut-être l’illustration exemplaire car, fait significatif, Walpole invente le mot par association d’idées incidentes. Il écrit à son ami Horace Mann qu’il vient de découvrir la solution d’une énigme concernant le blason d’une famille vénitienne :

« Cette découverte, en vérité, est presque du type de ce que je nomme Serendipity, un mot très expressif que je vais m’efforcer de vous expliquer […] Vous le comprendrez mieux par son origine [la fiction] que par sa définition. »5

Il associe sa propre découverte d’un emblème des Médicis inséré dans le blason des Capello (indice de la reconnaissance d’une alliance entre les deux familles), au souvenir du conte de Serendip qu’il a lu dans son enfance, puis à la découverte de Lord Shaftesbury (un comportement interprété comme indice social d’une mésalliance). C’est la mise en pratique d’un savoir mondain, ou d’une sagacité sociologique acquise de longue date, mais c’est aussi le travail de l’imagination et de l’inconscient qui associe des motifs liés à la découverte de liens de causalité et de filiation. On peut dès lors comprendre la signification du recours au hasard (« by accidents ») dans sa définition de la sérendipité, car comment qualifier autrement le surgissement d’un élément inattendu et surprenant qui entre en résonance avec l’imaginaire du sujet, permettant à celui-ci de donner un sens aux faits observés. Pour Walpole, la sagacité est du côté de la raison, tandis que le hasard procure un espace de liberté favorable à l’émergence d’idées incidentes (non cherchées). Le sens du mot « hasard » renvoie donc ici à l’effet d’une cause invisible ou inexplicable, car l’outillage scientifique et conceptuel prenant en compte l’interférence entre conscient et non-conscient dans les processus d’interprétation ne sera développé que bien plus tard, par Charles S. Peirce notamment, avec la théorie de l’abduction (inférence explicative), mais aussi par Freud, dans la reconstruction des chaînes causales mise en œuvre par la psychanalyse. Ce sont les prémisses de ces théories que nous trouvons à l’œuvre dans l’idée de sérendipité. La littérature a été un vecteur privilégié de l’émergence du paradigme sémiologique et de l’élaboration des savoirs qui le constituent. C’est en lisant Schiller que Freud découvre que l’attention à l’émergence des idées incidentes est aussi la condition nécessaire de la production poétique, car le jugement critique rationnel impose une contrainte à l’imagination, empêchant ainsi la liaison entre les idées.6 Freud montre, d’une part, que le travail du rêve est une forme particulière de l’activité de pensée et que

« les opérations de pensée les plus compliquées sont possibles sans la participation de la conscience »,

d’autre part, que

« le devenir-conscient est en corrélation avec l’orientation assignée à une fonction psychique déterminée, l’attention. »7

C’est en s’efforçant d’obtenir du patient

« une intensification de son attention pour ses perceptions psychiques et une mise hors circuit de la critique avec laquelle il a coutume de passer au crible les pensées qui émergent en lui »8

que Freud met en œuvre la méthode de l’interprétation psychanalytique. L’analogie est donc frappante entre l’auto-observation dépourvue de critique du patient et le régime de la création poétique. Elle fait écho aux propos de Walpole, tout d’abord au rêve qui est à la source de son roman Le château d’Otrante, puis à ses théories dramatiques, proches de celles de Schiller. Les deux écrivains ont d’ailleurs exercé une grande influence sur l’esthétique romantique, qui a contribué à l’identification d’un mode inconscient de la pensée (tout est trace, vestige ou fossile, toute forme est parlante).9

… à la science

Ce n’est pas un hasard si le mot serendipity est redécouvert à la fin du xixe siècle, après un sommeil de plus d’une centaine d’années dans la volumineuse correspondance de son créateur, et qu’il entre dans le vocabulaire scientifique à partir des années 1930 grâce à la médiation de savants attentifs au vécu de l’expérience subjective. La sérendipité renvoie à la part irréductible de la subjectivité et du langage dans l’élaboration des savoirs et notamment dans le processus de découverte et de création, en littérature comme en science. Le physiologiste américain Walter B. Cannon (1871-1945), professeur à la faculté de médecine de Harvard, a été l’une des figures-clés du transfert du mot sérendipité dans les milieux scientifiques. Cannon s’est intéressé, entre autres, à la physiologie des émotions, ainsi qu’aux mécanismes spécifiques de réponse aux changements dans l’environnement extérieur. Poursuivant et affinant la théorie de Claude Bernard sur la constance du milieu intérieur, il crée en 1926 le mot « homéostasie » pour désigner le processus de maintien de la stabilité interne du corps face aux changements extérieurs. Cannon a remarqué l’existence de nerfs spécialisés dans la communication au cerveau de l’état du corps. Une fois qu’il a détecté un état non optimal, le cerveau peut mettre en place des mécanismes de compensation. La réponse peut être le changement de comportement pour modifier l’environnement, ou bien le changement du métabolisme ou d’autres processus corporels. L’incapacité à atteindre l’homéostasie entraîne un endommagement des tissus, voire la mort. Cannon montre également que cette faculté d’adaptation ne puise pas toute son énergie uniquement dans le domaine physique, mais aussi dans le domaine psychique. Le stress, notamment, représente une réaction physiologique liée aux émotions. Ce terme, qui désignait auparavant en physique la contrainte à laquelle est soumis un matériau, est repris en physiologie par Cannon (« emotionnal stress »). La réponse de peur consiste en une série de transformations physiques permettant à l’organisme d’accomplir le schéma de comportement dit « de fuite ou de combat » (« flight or fight »). Les impulsions nerveuses voyagent à travers les voies sympathiques jusqu’aux glandes surrénales, qui sont stimulées pour sécréter de l’adrénaline. Cette substance passe dans le sang et circule jusqu’à certains organes cibles, parmi lesquels le foie, qui enrichit le sang en sucre. Ce sucre est transporté dans les organes mobilisés par la réponse à la situation d’urgence : cœur, poumons, système nerveux central et muscles du squelette. Or, dans son autobiographie, Cannon revient justement sur le processus qui l’a conduit à interpréter la signification des changements corporels occasionnés par les situations émotionnelles fortes, car ces changements lui avaient paru, de prime abord, très divers et non corrélés (accélération du rythme cardiaque, respiration profonde, augmentation du sucre dans le sang, sécrétion d’adrénaline). Il écrit qu’une nuit, en repensant à tous ces changements, l’idée le traversa comme un éclair qu’ils pouvaient bien s’intégrer dans la préparation du corps à un effort supérieur de fuite ou de combat.10 Cannon consacre le chapitre V de son livre (« The role of hunches ») au phénomène du flash d’idées. L’intuition scientifique est définie comme une idée unifiante ou clarifiante, laquelle surgit dans la conscience en tant que solution d’un problème qui préoccupe intensément le chercheur. Elle survient de manière inattendue, de quelque étrange univers extérieur, lorsque l’on est absorbé par des problèmes urgents ou bien pendant le sommeil. Cannon énumère les conditions qui favorisent l’intuition scientifique. Parmi ces conditions, il faut notamment retenir le profond désir de savoir, le stock de connaissances en mémoire reliées au problème, le sentiment de liberté, l’aptitude à briser la routine, la discussion du problème avec d’autres chercheurs, la lecture d’articles pertinents, et enfin la sérendipité, à laquelle il consacre le chapitre suivant de son livre (« Gains from Serendipity »).

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 Walter B. Cannon (1871-1945)

Cannon introduit la sérendipité sans omettre de mentionner son origine littéraire et il l’applique à la découverte scientifique : c’est

« la faculté ou la chance de trouver la preuve de ses idées de manière inattendue, ou bien de découvrir avec surprise de nouveaux objets ou relations sans les avoir cherchés. »11

En s’appuyant sur la célèbre formule de Pasteur (« le hasard ne favorise que les esprits préparés »),12 il relativise le rôle du hasard par rapport aux qualités du chercheur. Pour Cannon, la sérendipité implique à la fois le phénomène à observer et l’observateur adéquat,

« Obviously a chance discovery involves both the phenomenon to be observed and the appreciative, intelligent observer. »13

À propos de la découverte de la pénicilline, il parle même de signe fécond (« pregnant hint ») lorsque Fleming s’aperçoit que la culture de staphylocoques sur laquelle il travaillait s’est dissoute au voisinage d’une moisissure qui l’avait incidemment contaminée. Il précise qu’il est arrivé à tout bactériologiste de se trouver en présence de cultures contaminées par une moisissure et que certains avaient déjà sans doute remarqué la même chose que Fleming, mais qu’en l’absence d’intérêt pour des substances antibactériennes naturellement présentes, ils ont vraisemblablement jeté les cultures. Fleming, lui, a laissé la moisissure se développer et entrepris des expériences pour découvrir les caractéristiques de cette substance bactéricide produite par la moisissure. Il a ainsi découvert que cette substance était extrêmement efficace pour stopper la progression et détruire de nombreux germes de maladies.

Pour Cannon, la sérendipité n’est donc pas une expérience qui peut arriver à n’importe qui et n’importe comment. Il faut un savoir, un ensemble de connaissances conscientes ou non-conscientes (« extraconscious ») sollicitées par des faits ou des événements imprévus. La sérendipité dépend du savoir et de la compétence du chercheur, de sa curiosité intellectuelle et de son engagement personnel, des questions préalables orientant sa recherche et qui seules peuvent le conduire à prêter attention et à interpréter un fait inattendu ou surprenant. Ce n’est donc pas le hasard qui compte, mais la surprise qu’il cause. C’est pourquoi la sérendipité est liée à l’abduction, dont le point de départ est un fait ou un phénomène perçu comme surprenant, inattendu, ou s’inscrivant contre ce qui était jusqu’alors tenu pour acquis. La sérendipité est la capacité humaine à s’étonner et à y prêter attention, elle ouvre les portes de la créativité, fait pression sur le chercheur pour le lancer vers une piste nouvelle, afin de trouver une explication au phénomène observé. L’abduction est le nom donné par Peirce à la formulation de l’hypothèse explicative, que devra ensuite vérifier la méthode scientifique. En tout état de cause, la découverte a lieu lorsque le fait inattendu ou l’anomalie est correctement interprété. L’expression « découverte par hasard » ou « découverte accidentelle » constitue donc un raccourci qui occulte la partie essentielle de la sérendipité. Walpole a lui-même parlé de « sagacité accidentelle » (« accidental sagacity ») et non de découverte accidentelle, ce qui est très différent. L’appréhension d’un fait inattendu suppose au moins la réceptivité à l’inattendu et la décision d’y prêter méthodiquement attention. Par sa morphologie, le mot serendipity confirme d’ailleurs cette acception. En anglais, le suffixe “–ity” est en effet le seul avec “-ness” à signifier une qualité en même temps qu’un pouvoir.
Mais le plus souvent, les scientifiques rationalisent a posteriori le processus de découverte. Un résultat scientifique publié doit être obtenu et présenté selon un rigoureux formalisme logique. Les éléments inattendus, surprenants ou non rationnels, les erreurs, les facteurs inconnus qui ont donné des résultats sont passés sous silence. Le processus qui a conduit aux résultats est rationalisé, les conclusions sont présentées comme dérivant de façon directe et logique de l’hypothèse de départ et toute trace de subjectivité est éliminée (le “je” est proscrit). Un article sur une expérience réussie doit être écrit de telle façon que cette expérience paraisse reproductible. Du coup, les éventuels indices de sérendipité sont dissimulés.

Inconscient et esthétique

Henri Poincaré (1854-1912) et Jacques Hadamard (1865-1963) ont été parmi les premiers à tenter de construire une théorie du rôle de l’inconscient et de l’esthétique dans l’invention mathématique. Leur démarche procède de l’auto-observation et de l’enquête comparative sur les méthodes de travail des mathématiciens. Elle s’appuie également sur les témoignages de scientifiques et d’artistes. Dans un ouvrage qu’il a écrit aux États-Unis pendant la Seconde guerre mondiale, Hadamard reprend et commente le célèbre modèle en quatre temps que Poincaré avait donné en 1908 à propos de la découverte des fonctions fuchsiennes, au cours d’une célèbre conférence devant la Société de psychologie de Paris14 :

  •  1. la préparation (travail préliminaire conscient) ;

  •  2. l’incubation (travail inconscient pendant une période de repos ou de diversion) ;

  •  3. l’illumination (révélation intuitive) ;

  •  4. l’analyse du résultat obtenu, sa vérification et sa formulation (travail conscient et raisonné).

Poincaré décrit ainsi sa découverte. Depuis quinze jours, il travaillait d’arrache-pied à un problème difficile :

« Je m’efforçais de démontrer qu’il ne pouvait exister aucune fonction analogue à ce que j’ai appelé depuis les fonctions fuchsiennes […] tous les jours, je m’asseyais à ma table de travail, j’y passais une heure ou deux, j’essayais un grand nombre de combinaisons et je n’arrivais à aucun résultat. Un soir, je pris du café noir, contrairement à mon habitude, je ne pus m’endormir : les idées surgissaient en foule ; je les sentais comme se heurter, jusqu’à ce que deux d’entre elles s’accrochassent, pour ainsi dire, pour former une combinaison stable. Le matin, j’avais établi l’existence d’une classe de fonctions fuchsiennes, celles qui dérivent de la série hypergéométrique ; je n’eus plus qu’à rédiger les résultats. »

 Puis il se rend en déplacement :

 « Je quittai Caen, où j’habitais alors, pour prendre part à une course géologique entreprise par l’École des mines. Les péripéties du voyage me firent oublier mes travaux mathématiques ; arrivés à Coutances, nous montâmes dans un omnibus pour je ne sais quelle promenade ; au moment où je mettais le pied sur le marche-pied, l’idée me vint, sans que rien dans mes pensées antérieures parût m’y avoir préparé, que les transformations dont j’avais fait usage pour définir les fonctions fuchsiennes étaient identiques à celles de la géométrie non-euclidienne. »

Alors qu’il pensait à autre chose, Poincaré a entrevu tout à coup une relation inattendue entre deux domaines de recherche éloignés. C’est l’illumination.

« Je ne fis pas la vérification, je n’en aurais pas eu le temps, puisque, à peine assis dans l’omnibus, je repris la conversation commencée, mais j’eus tout de suite une entière certitude. De retour à Caen, je vérifiai le résultat à tête reposée pour l’acquit de ma conscience. »

Pour Poincaré, l’inconscient effectue un travail de filtrage, un choix parmi les multiples combinaisons d’idées (intelligere signifie « choisir parmi »). Ce choix est opéré par élimination, car les combinaisons inutiles sont extrêmement nombreuses et seules les plus intéressantes se présentent à la conscience. On retrouve les mêmes considérations chez Peirce à propos de l’illumination abductive (flash of insight) et du choix non conscient de l’hypothèse, qui suggère au sémioticien un lieu psychique subconscient (« behind consciousness »)15 : comment l’abduction parvient-elle à proposer des hypothèses qui vont la plupart du temps se trouver vérifiées par l’expérience, alors que des centaines d’autres choix étaient possibles ? Poincaré use à ce propos d’une comparaison avec les atomes crochus d’Épicure, lancés en tous sens et se combinant entre eux à notre insu, seule la combinaison retenue s’offrant à la conscience et produisant l’illumination. Hasard ? Hadamard pose la question et convoque les points de vue du psychologue Paul Souriau (1852-1926), pour qui l’invention se produit par pur hasard (en art comme en science),16 et celui du biologiste Charles Nicolle (1866-1936), pour qui l’acte de découverte est un accident comparable aux faits de mutation en génétique. En fidèle pasteurien, ce dernier concède néanmoins que le hasard ne sert que ceux qui savent le capter.17 Hadamard, quant à lui, s’oppose à l’explication par le hasard, car cela

« revient à ne rien expliquer du tout et à affirmer qu’il existe des effets sans cause »,18

tout en reconnaissant cependant que si hasard il y a, celui-ci pourrait intervenir dans la phase inconsciente de sélection des combinaisons d’idées qui passeront dans la conscience. Mais qu’est-ce qui guide ce choix ? À l’instar de Poincaré, Hadamard soutient que la conscience exerce une action préliminaire directrice sur l’inconscient, définissant

 « plus ou moins la direction générale dans laquelle cet inconscient doit travailler »,19

et que le choix de la combinaison, loin d’être aléatoire, est gouverné par des critères esthétiques, par l’harmonie des nombres et des formes.
Il est frappant de constater que nombre de mathématiciens contemporains décrivent en termes similaires leur expérience de la création mathématique. Dans un livre écrit sous forme de dialogue avec Alain Connes, le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux a repris le modèle commun à Poincaré et à Hadamard en l’appelant « schéma du darwinisme mental » : l’illumination serait selon lui l’effet d’un mécanisme de sélection darwinien dans le cerveau, fonctionnant après l’intervention d’un « générateur de diversité » créateur de connexions. Mais pour Alain Connes, ce schéma correspond plutôt à celui des ordinateurs qui jouent aux échecs, et

« pour admettre l’existence d’un mécanisme darwinien dans le cerveau, il faudrait comprendre quel type de fonction d’évaluation entre en jeu, au cours de la période d’incubation, pour sélectionner la solution du problème. »

 Or cette fonction d’évaluation est liée, d’après lui, à l’affectivité du chercheur : c’est une

« sonnette de plaisir qui signale que ce qui a été trouvé marche, est cohérent et, pourrait-on dire, esthétique. Ce plaisir […] est analogue à celui des artistes, lorsqu’ils trouvent une solution, lorsqu’un tableau est parfaitement cohérent et harmonieux. »20

Poincaré et Hadamard ont souligné l’importance épistémologique des processus de création en science et leur relation avec l’art, cherchant à dégager des similitudes. Lorsqu’il est producteur de sens et qu’il fait coopérer des processus tels que l’imagination, l’émotion, la mémoire et le raisonnement, le jugement esthétique n’est plus un jugement contemplatif. Or c’est bien grâce à ces processus que la science existe, et il est évident que l’analyse des formes sous lesquelles elle est rationalisée, communiquée et validée ne suffit pas pour comprendre comment ce qui est inconnu ou inexistant est découvert, créé ou inventé. La sérendipité, outil épistémique, le permet. Elle conduit, d’une part,  à interroger et à dévoiler certains aspects occultés de la découverte, et, d’autre part, elle invite à réfléchir sur comment on découvre. Elle nous fait découvrir notre mode de pensée. C’est par sérendipité que Poincaré, en réfléchissant sur ses découvertes mathématiques, prête attention à ces illuminations subites et inattendues survenant après une période de repos ou de diversion et les interprète comme étant

« les signes manifestes d’un long travail inconscient antérieur. »

Poincaré découvre le rôle du travail inconscient dans la recherche mathématique, il fait une découverte sur sa manière de découvrir, une méta-découverte pourrait-on dire, qu’il peut étayer en se fondant sur les observations d’autres mathématiciens(issues de l’enquête menée par L’enseignement mathématique). Il la formalise par son modèle en quatre temps et sa théorie de l’interaction du conscient et de l’inconscient, le premier précédant et stimulant le second. Selon sa théorie, l’inconscient travaille beaucoup plus vite que la pensée consciente, il est capable de générer une multitude de combinaisons ou de solutions, mais le choix de la solution correcte est effectué par une sensibilité esthétique, une sorte de filtre entre le conscient et l’inconscient. L’écrivain Paul Valéry, qui reprend ce modèle pour la création poétique, parlera même d’une « mystérieuse paroi semi-perméable ».21 La notion d’inconscient, dans les textes de Poincaré et de Hadamard, évoque bien sûr la psychanalyse, bien qu’elle soit plus proche de l’implicite cognitif. Hadamard évoque la théorie de la Gestalt des psychologues de la perception, ainsi que la théorie de la « conscience marginale » (fringe consciousness) de William James, et il pose pertinemment la question de savoir si l’inconscient des choses apprises qui deviennent non conscientes est la même chose que l’inconscient de la découverte.

Tout comme Poincaré, Cannon a réfléchi à la découverte en s’intéressant au vécu de l’expérience subjective. Peirce a développé la logique de l’abduction, le raisonnement sérendipien par excellence, en s’affranchissant des limites de l’épistémologie positiviste. C’est peut-être justement lorsque les scientifiques réfléchissent à leur expérience de la créativité et de la sérendipité que les sciences dites « dures » sont les plus susceptibles d’entrer en dialogue avec les humanités, les arts, les sciences humaines et sociales, devenant plus réceptives à leurs discours et à leurs approches. La réflexivité implique la liberté et l’émancipation par rapport aux dogmatismes épistémologiques. Le mot ou l’idée de sérendipité, à la confluence d’enjeux épistémologiques, cognitifs, socio-culturels et avant tout humains, ignore les frontières disciplinaires et celles qui séparent la littérature, l’art et la science. C’est dire que la sérendipité renvoie à une disposition fondamentale de l’être humain dans le processus de découverte.

Notes de bas de page numériques

1  Voir la lettre de Horace Walpole à Sir Horace Mann, 28 janvier 1754, dans The letters of Horace Walpole, Fourth Earl of Orford, edited by Peter Cunningham, London, Richard Bentley and Son, vol. 2, 1891, pp. 364-367 (« making discoveries, by accidents and sagacity, of things which [you] were not in quest of »).

2  L’histoire des trois frères qui savent décrire un animal qu’ils n’ont jamais vu est un motif oriental populaire que l’on retrouve dans des textes très anciens (hébreux, arabes, indiens…) et qui s’est transmis tantôt de manière autonome, tantôt enchâssé à l’intérieur d’autres fictions. Voir Sylvie Catellin, « De la transmission du récit millénaire à la transmission des modalités de la découverte sérendipienne : l’effet de suspens chez Verville et Voltaire », dans D. Bourcier et P. van Andel (dir.), La Sérendipité. Le hasard heureux, actes du Colloque de Cerisy « La sérendipité dans les sciences, les arts et la décision » (20-30 juillet 2009), Paris, Hermann, 2011, pp. 19-29.

3  Voir la lettre d’Horace Walpole au Révérend William Cole, 9 mars 1765, op. cit., vol. 4, p. 328.

4  Horace Walpole, Le château d’Otrante, Préface de l’auteur pour la deuxième édition, trad. de l’anglais par D. Corticchiato, dans Romans Terrifiants, Présentation générale de Francis Lacassin, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1984, p. 8.

5  « This discovery indeed is almost of that kind which I call serendipity, a very expressive word, which […] I shall endeavour to explain to you : you will understand it better by the derivation than by the definition. » (Walpole, op. cit., p. 365, trad. pers.).

6  Sigmund Freud, L’interprétation du rêve, trad. de l’allemand par J. Altounian, P. Cotet, R. Lainé, A. Rauzy et F. Robert, Paris, Puf, « Quadrige », 2010, p. 138.

7  Ibid., p. 648.

8  Ibid., p. 136.

9  Voir Jacques Rancière, L’inconscient esthétique, Paris, éditions Galilée, 2001.

10  Walter B. Cannon, The Way of an Investigator. A Scientist’s Experiences in Medical Research, New York and London, Hafner, 1965 [New York, W. W. Norton, 1945], p. 60.

11  Ibid., p. 68.

12  Pasteur prononce cette phrase à propos de la découverte de l’électro-magnétisme, dans un discours à la faculté des Sciences de Lille, le 7 décembre 1854.

13  Cannon, op. cit., p. 75.

14  Henri Poincaré, « L’invention mathématique », dans Science et méthode, Paris, Flammarion, 1918 [1908], pp. 43-63.

15  Charles S. Peirce, Collected Papers, 5.181 et 5.288.

16  Paul Souriau, Théorie de l’invention, Paris, Hachette et Cie, 1881, p. 45.

17  Charles Nicolle, Biologie de l’invention, Paris, Félix Alcan, 1932, p. 30.

18  Jacques Hadamard, Essai sur la psychologie de l’invention dans le domaine mathématique, trad. de l’anglais par Jacqueline Hadamard (1ère éd. française revue  et augm. par l’auteur), Paris, A. Blanchard, 1959, p. 28.

19  Ibid., p. 51.

20  Jean-Pierre Changeux et Alain Connes, Matière à pensée, Paris, Odile Jacob, 1989, pp. 116-117.

21  Paul Valéry, Cahiers, t. iv, 1906-1913, Paris, Cnrs, 1958, p. 461.

Pour citer cet article

Sylvie Catellin, « Sérendipité et réflexivité », paru dans Alliage, n°70 - Juillet 2012, Sérendipité et réflexivité, mis en ligne le 26 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4061.

Auteurs

Sylvie Catellin

Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines. Membre du Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines et coordonne le groupe de travail Médiation culturelle scientifique et artistique (MECSCIA). Ses recherches portent sur les modes d’inscription culturelle des sciences, des arts et de leurs interactions, notamment la comparaison entre les formes de savoirs véhiculées ou élaborées par la littérature et par les sciences de l’homme ou les sciences de la nature. Elle termine une enquête historique et socio-épistémologique sur le mot et l’idée de sérendipité.