Alliage | n°70 - Juillet 2012 L'imaginaire dans la découverte 

Sylvie Catellin et Xavier Hautbois  : 

Le rôle de l’imaginaire dans la découverte

Regards croisés sur les sciences et les arts
p. 19-21

Texte intégral

1Dans l’usage courant, l’imaginaire est défini comme le produit de l’imagination ; est imaginaire ce qui est irréel, fictif. En Occident, une longue tradition a séparé la connaissance scientifique et l’imagination, celle-ci étant considérée comme un facteur d’erreur et de fausseté. Le rationalisme et le positivisme l’ont exclue des procédures intellectuelles légitimes. Au xxe siècle, pour Bachelard, l’imagination était un obstacle épistémologique et la science devait se défaire de la puissance imaginative pour atteindre une rationalité abstraite. D’un côté, la conceptualisation dans la science, de l’autre, la rêverie et la poésie, deux versants supposés contradictoires du psychisme humain. Aux yeux de nombreux scientifiques cependant, la découverte s’appuie sur l’imagination. Poincaré et Hadamard ont montré que l’imaginaire et l’inconscient jouent un rôle important dans l’invention mathématique, Einstein écrivait qu’il pensait d’abord en images, pour ne citer que quelques exemples parmi les plus célèbres. Plus récemment, l’historien des sciences Gerald Holton a montré, dans son livre L’imagination scientifique (1981), comment l’imaginaire des scientifiques détermine leur représentation de l’objet étudié, donc leur méthode et leurs résultats. Il nomme « thêmata » des éléments thématiques non réfutables, parfois inconscients, qui stimulent le travail du chercheur et peuvent déterminer une orientation ou une polarisation au sein d’une communauté scientifique. L’imaginaire participe de l’élaboration du savoir tout autant qu’il lui fait obstacle, et en ce sens, il est constitutif de la science.

2La découverte est envisagée ici en terme de processus de création, dans le rapport de son auteur à l’objet à découvrir et dans son contexte historique, culturel et intellectuel. La circulation des textes, des œuvres, la prégnance des mythes constituent un imaginaire collectif à partir duquel savants et artistes puisent leur inspiration et contribuent à l’élaboration des savoirs. En quoi la part d’inattendu procède-t-elle de relations, souvent inconscientes, avec l’imaginaire et son temps ? Quelles formes peut prendre le recours à l’imaginaire  dans la découverte scientifique ? Comment s’articulent objectivité et subjectivité ? Qu’est-ce que le scientifique et le créateur découvrent ou inventent ? Qu’est-ce qui précède la découverte ? Autant de questions qui interrogent à la fois les scientifiques et les artistes, et auxquelles les auteurs de ce numéro d’Alliage ont tenté d’apporter des réponses, dans le prolongement du séminaire organisé en 2010 et 2011 par le groupe « Médiation culturelle scientifique et artistique » (mecscia) du Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines (chcsc) de l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines.

3De l’astronomie à la littérature, en passant par la biologie, les mathématiques, la musique, la peinture, la physique et les nanotechnologies, les auteurs de ce volume montrent que la découverte, en science comme en art, s’enracine dans une histoire culturelle individuelle et collective. Les textes de la première partie s’intéressent plus particulièrement aux récits, dans lesquels le travail de l’imagination invente ce qui ne peut pas s’observer.

4Jean-Pierre Luminet analyse les différents aspects d’un récit de voyage de la Terre à la Lune, écrit par Johann Kepler et publié par son fils en 1634, Le songe ou Astronomie lunaire. C’est par un récit de science-fiction mêlant rêve et allusions à son enfance, observations scientifiques rigoureuses et hypothèses imaginatives stupéfiantes que l’astronome Kepler raisonne, anticipe les voyages astronautiques, imagine les obstacles au voyage spatial et la géographie lunaire. Les intuitions scientifiques du Songe ont eu sur l’histoire des sciences une influence aussi profonde que celle qu’il a exercée sur nombre de grandes œuvres littéraires et sur les débuts de la littérature d’anticipation.
Dans un autre domaine, Laurent Loty se penche également sur un récit littéraire, La découverte australe, écrit par Rétif de la Bretonne en 1781, et qui imagine cette fois la transformation des espèces, récit reconstruit par l’auteur sous la forme d’un traité en 1796, avant Lamarck et Darwin. L’histoire des sciences a souvent laissé de côté les ouvrages donnant libre cours à l’imagination et s’est ainsi privée d’éclairages importants sur l’imaginaire de la découverte, en l’occurrence ici la première théorie générale du transformisme, alors même que celle-ci permet de comprendre les relations complexes entre théories de la nature et conceptions de la société.
Cédric Grimoult, quant à lui, s’intéresse à l’influence persistante du modèle antique des métamorphoses et du mythe du progrès sur l’idée d’évolution biologique. Il montre comment mythes, préjugés, idéologies culturelles et religieuses ont alimenté la réflexion scientifique autour de cette idée, de ses origines à sa prise en considération actuelle. Le parcours qui mène du mythe à la science présente des sinuosités irréductibles à la logique.
Les récits fondateurs jouent un rôle important dans la constitution des imaginaires scientifiques et sociaux. Marina Maestrutti nous plonge dans l’histoire et l’imaginaire des nanotechnologies en abordant la question de la mise en image d’un monde invisible par définition, d’un nouveau monde qui a pu émerger grâce à un objet technique très complexe, dont le succès est le résultat d’une série d’aléas, d’une intense activité de médiation et de stratégies de commercialisation. Les images de la nano-dimension, censées être des images réelles, se rapprochent de plus en plus du domaine de l’art et brouillent les frontières entre imaginaire et représentation scientifique de l’échelle atomique. Leur usage promotionnel laisse la porte ouverte à toutes sortes de présomptions de la réalité.

5Les textes suivants se penchent sur l’expérience subjective de l’acte de découvrir. Sylvie Catellin s’intéresse à la sérendipité, cette faculté consistant à prêter attention à un fait inattendu ou surprenant et à l’interpréter correctement. La sérendipité joue un rôle important dans la découverte et permet une forme de réflexivité. C’est d’ailleurs en réfléchissant à cette faculté qu’il possédait lui-même que l’écrivain anglais Horace Walpole a forgé le mot en 1754. Par essence imprévisible, la sérendipité ne peut être saisie que grâce au récit rétrospectif qui en reconstruit la genèse. Elle incite le chercheur, artiste ou scientifique, à se livrer à cet exercice consistant à se rendre compte de la manière dont il crée ou découvre, à se dévoiler à soi-même certains aspects inconscients ou occultés de la découverte, tels que les éléments surprenants ou non rationnels, erreurs, facteurs inconnus qui ont donné des résultats mais ont été éliminés ou rationalisés a posteriori.
Le processus de création musicale tel que l’analyse Geoffroy Drouin offre un autre exemple de sérendipité. Le compositeur distingue deux moments forts : la découverte, qui survient de manière imprévisible, et la recherche, qui inscrit dans la logique de l’entendement le mobile initial de l’œuvre ou l’image sonore. Il dissèque les conditions d’émergence du moment de cette découverte subite qui s’impose à lui (à la manière de l’« illumination » dont parlent Poincaré et Hadamard) et qui se révèle antérieure à tout travail concret de composition musicale.
Martin Andler entreprend de sonder le risque d’erreur dans un domaine scientifique où l’erreur heurte au premier chef le sens commun : les mathématiques. En analysant deux cas célèbres, celui du problème à trois corps de Poincaré et la démonstration du théorème de Fermat, il donne à voir que l’imagination mathématique constitue un important facteur heuristique et peut paradoxalement, en générant des erreurs surprenantes, fournir les prémisses de grandes théories. En cela, il fait des mathématiques une science profondément humaine.
Dans le processus de réflexion qui mène à la découverte des lois de la nature, la logique n’est pas le seul instrument de la pensée : il est difficile d’évacuer des notions touchant à la sensibilité et de nombreux scientifiques se sont exprimés sur ce sujet. Xavier Hautbois développe les conditions de l’émergence d’éléments d’ordre esthétique dans la pensée scientifique et il évoque dans quelle mesure un imaginaire scientifique peut être alimenté par des considérations esthétiques.
Enfin, Jacques Mandelbrojt souligne les singularités et les affinités présentes dans les notions de création et de découverte, lorsqu’il s’agit de science ou d’art, à la lumière de son expérience de peintre et de physicien, et en propose une vision unifiée. Le geste de l’artiste — geste épuré dans certaines formes de peinture abstraite — apparaît comme lié à l’aspect dynamique de la pensée scientifique car il met en jeu notre propre expérience du réel.

6Cette réflexion sur le rôle de l’imaginaire dans les processus de découverte et de création, au croisement des arts et des sciences, de l’épistémologie, de la littérature et de l’esthétique, souligne la pertinence d’une approche transdisciplinaire de la connaissance. Elle montre surtout qu’à la base de toute pratique créative, qu’elle soit scientifique ou artistique, l’imagination fait appel à des savoirs, met en rapport des phénomènes culturels et mentaux, des manières de voir, de raisonner, de ressentir qui sont souvent, à tort, dissociées. Il s’agit donc aussi d’une réflexion pour un dialogue fécond entre sciences, arts et humanités.

Pour citer cet article

Sylvie Catellin et Xavier Hautbois , « Le rôle de l’imaginaire dans la découverte », paru dans Alliage, n°70 - Juillet 2012, Le rôle de l’imaginaire dans la découverte, mis en ligne le 26 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4051.


Auteurs

Sylvie Catellin

Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines. Membre du Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines et coordonne le groupe de travail Médiation culturelle scientifique et artistique (MECSCIA). Ses recherches portent sur les modes d’inscription culturelle des sciences, des arts et de leurs interactions, notamment la comparaison entre les formes de savoirs véhiculées ou élaborées par la littérature et par les sciences de l’homme ou les sciences de la nature. Elle termine une enquête historique et socio-épistémologique sur le mot et l’idée de sérendipité.

Xavier Hautbois

Ingénieur et maître de conférences en musicologie, est membre de l’Institut d’esthétique des arts et technologies (Paris 1/Cnrs) depuis 2002 et du groupe de travail Médiation culturelle scientifique et artistique (MECSCIA), au Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines (université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines) depuis 2009. Son activité de recherche aborde les domaines de l’esthétique musicale, l’épistémologie de la connaissance et la sémiologie. Il enseigne à l’université de Versailles-St-Quentin-en-Yvelines.