Alliage | n°50-51 - Décembre 2000 Le spectacle de la technique |  III. Une pluralité de modes d'exposition 

Brigitte Felderer  : 

Une histoire des visions techniques depuis le XVIIIe siècle

Machines-désirs et invention du monde 

p. 137-150

Plan

Texte intégral

« L’ange de l’histoire a le visage tourné vers le passé. Là où nous apercevons une suite de phénomènes, lui ne voit qu’une unique catastrophe, qui entasse débris sur débris et les lui jette aux pieds. Il voudrait sans doute y faire halte, éveiller les morts et rassembler les morceaux épars. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si puissante qu’il ne peut plus les replier. Cette tempête l’entraîne irrésistiblement vers l’avenir, auquel il tourne le dos, tandis que la montagne de décombres croît sous ses yeux. Ce que nous appelons progrès, c’est cette tempête. »
Walter Benjamin1

1Les expositions sont éphémères. Il n’en subsiste généralement que le catalogue, et parfois le souvenir de tel ou tel objet, les commissaires prenant appui sur ces éléments pour réaliser les expositions ultérieures. Mener à bien un projet d’exposition, c’est-à-dire trouver un site, rassembler des fonds, mettre en place des équipes, négocier des partenariats et des contrats, etc., requiert quelques brèves pages de texte : l'argumentaire ou description du projet. C’est donc à partir d’un texte que l’on va tenter de convaincre ses interlocuteurs, mener les démarches stratégiques au fil desquelles la pertinence du projet doit être démontrée : ce texte doit prouver l’intérêt de concrétiser la rhétorique d’un argument — ainsi se présente le sujet — de façon visuelle, acoustique, par le moyen de structures spatiales, d’objets, d’installations multimédias, et de bien plus encore. Faire une exposition, c’est raconter une histoire. Pour être réussie, une exposition doit certes renvoyer à la structure narrative qui lui est sous-jacente, mais la démarche de médiation doit être assez éloquente pour ne pas nécessiter d’explications. L’exposition une fois réalisée, on retrouve le descriptif du projet, qui a servi de point de départ à l’exploration d’un monde de possibles, mais cette fois sous une forme métamorphosée : la multitude des contraintes liées à la réalisation, le fait que certains objets ne furent découverts qu'au dernier moment, par exemple, tout cela entraîne en quelque sorte, le descriptif, qui était à l’origine une anticipation du projet conçu, à se dissoudre dans l’exposition réalisée. Décrire une exposition a posteriori revient ainsi à essayer de reconstruire des synopsis préalables, à reconstituer une ou plusieurs intentions derrière les objets exposés, comme s’il s’agissait plus ou moins d’archéologies secrètes.

Thème de l’exposition

Ill : Diapositive 1 : affiche de l’exposition

2L'exposition thématique « Wunschmaschine-Welterfindung2 fut, entre autres, conçue au titre de commentaire des mises en scène ordinaires de la technique, telles qu’on les rencontre notamment dans les musées de la fin du XIXe siècle. Le musée des techniques traditionnel entend conter l’histoire du progrès technique et, ce faisant, il expose les débris que l’Ange de l’histoire de Benjamin, emporté par la tempête qui l’entraîne à toute allure vers l’avenir, mais lui tournant le dos, laisse devant lui — et qui sont les débris du progrès. Pour l’Ange, le progrès ne peut s'appréhender qu'en tant que succession. Et cela fait d’ailleurs longtemps que les machines à vapeur, moteurs, outils et mécanismes, jaillis des cerveaux d’inventeurs géniaux, de grands hommes, d’ingénieurs solitaires — c’est du moins ce que nous indique la description des différents objets — sont devenus l'incarnation instrumentale de désirs possibles. Cela fait longtemps aussi qu’ils sont des machines-désirs, dont l’utilité ne fait plus de doute, et dont le fonctionnement semble, malgré sa complexité, sans mystère. Les musées des techniques attestent, d’une part, grâce aux machines exposées, la contribution d’un pays, d’une nation industrielle, au progrès technique ; d’autre part, ils représentent une tentative pour initier des amateurs à la technique, en leur rendant accessibles des principes de fonctionnement que seuls pourraient comprendre des experts.

3À l’époque où l’on ouvrit les premiers musées des techniques, il était sans doute facile pour les conservateurs de choisir ce qui méritait d’être exposé, dans la mesure où la séparation entre technique, art, culture et société allait de soi. De nos jours, ce qui peut sembler dépassé dans un musée des Techniques, ce n’est évidemment pas la technicité des objets exposés, ni l’ingéniosité des différentes machines, mécanismes ou appareils ; c’est plutôt le présupposé selon lequel il serait possible d’exposer l’évolution technique de cette manière. Aujourd’hui, le musée des Techniques peut nous faire l’impression d’un musée dans le musée ; il représente une vision de la technique caractéristique d’une époque, et qui, à ce titre, mérite tout à fait d’être conservée. Car en définitive, que nous raconte une exposition, sinon la tentative de reconstituer un contexte historique de perception ? Même si nous faisons quotidiennement l’expérience de l'évolution des techniques, la charge mythique de la Taube de l'ingénieur Etrich,3 accrochée sous la coupole lumineuse d’un musée du XIXe, ne suffit plus à mettre en évidence les perspectives, représentations et idéologies sans lesquelles n’aurait pu être créée une telle machine. Et c'est justement quand ces visions ne sont pas prises en compte dans l’exposition que la technique retombe dans la sphère des savants, des laboratoires et des ingénieurs, dont les science centers et autres forums de la technique tentent de la sortir. Le visiteur amateur de technique aura beau comprendre le fonctionnement d’un engin exposé, avec l’éventuel concours d’une présentation réussie, rien ne lui permettra de saisir le contexte, les idées qui ont fini par engendrer un tel projet. Un exemple : on trouve au Deutsches Museum de Munich, dans un coin du département des instruments de musique, un petit coffret en bois, aussi petit que dénué de mystère, et auquel est fixé un soufflet. Une inscription explique brièvement qu’il s’agit de la machine parlante construite par Wolfgang von Kempelen dans les années 1780, à Vienne. L’inventeur, conseiller aulique à la cour de Marie-Thérèse, avait également écrit un livre4 pour expliquer aux personnes intéressées les principes de sa machine, ouvrage dont l’objectif n’était pas seulement d’élucider le mystère de l’étonnant appareil, mais aussi d’inciter le lecteur à le perfectionner de sorte qu'on puisse enfin en obtenir ce pour quoi il fut imaginé.

Ill : Reproduction de la machine de Kempelen (photocopie)

4Ainsi, la machine de Kempelen semblait-elle rendre possible une visualisation du processus de production de la parole, et donc d’apprendre à parler aux sourds-muets. Mais avant de parvenir à construire cette machine, il avait fallu formuler quelques hypothèses essentielles : ainsi Kempelen proposait-il dans son livre une conception de la langue qui n’était plus envisagée comme souffle de l’âme, mais tout simplement comme de l’air s’échappant à travers des fentes de formes variables.5 Ensuite, le constructeur décrivait, en s’observant lui-même, les différents sons et les positions que devaient prendre les organes phonateurs pour les produire. Ce fonctionnaire inventif se montrait alors aussi grand connaisseur des théories spécialisées sur l’origine du langage, que des ouvrages érudits de l’époque traitant d’anatomie et de physiologie. D’un point de vue technique (Kempelen utilisa pour sa machine le principe de la cornemuse), il est vrai que cet appareil relève bien de l’histoire des instruments de musique, et qu’il est légitime de l’exposer dans le département correspondant ; cependant, une histoire des techniques en tant qu’histoire des fascinations verra plutôt dans ce genre de machine parlante un média au sein duquel s'expriment, ou, pour ainsi dire, se cristallisent, les discours les plus divers d’une époque donnée : discours scientifiques (ou de vulgarisation), discours esthétiques, philosophiques. La machine parlante de Kempelen intégrée à notre exposition Wunschmaschine-Welterfindung se retrouva dès lors plongée dans un contexte qui rassemblait des planches anatomiques du XVIIe siècle, des photographies évoquant le canard de Vaucanson, une série de gravures du surréaliste André Masson —naissance, évasion et mort de l’automate —, ou encore une installation informatique permettant aux visiteurs de contempler un reflet de leur propre corps effectuant par instants des mouvements inattendus.

5Cette machine parlante d’un fonctionnaire viennois du XVIIIesiècle, qui doit sa conservation plus au hasard qu’à autre chose, est une parfaite illustration du thème de notre exposition. Les visions techniques que nous avons montrées doivent être envisagées comme des structures mnémotechniques permettant de penser l’inconcevable, de figurer ce qui n’a encore jamais existé, de comprendre des résultats comme effets consécutifs de processus, et de considérer des phénomènes sociaux comme soumis à des principes mécaniques. Ainsi, le thème de l’exposition n’était-il pas la technique elle-même, ni d'ailleurs ses fonctions ou les conditions de son apparition réelle, mais les espaces de pensée qui représentent la technique dans ce qu'elle peut offrir pour rendre intelligible la marche du monde, la vie en communauté, les processus sociaux, les fonctions du corps humain. La technique devient alors, en quelque sorte, une structure mentale pouvant permettre à celui qui adhère à cette idée de prendre de la distance vis-à-vis de notre propre histoire. Examiner l’histoire de la fascination exercée par la technique plutôt que son histoire réelle, c’est donc retracer aussi l’histoire des conditions de la créativité technique :

« Quand on veut enfoncer les portes ouvertes avec succès, il ne faut pas oublier qu’elles ont un solide chambranle : ce principe, d’après lequel le vieux professeur avait toujours vécu, n’est pas autre chose qu’une exigence du sens du réel. Mais s’il y a un sens du réel, et personne ne doutera qu’il ait droit à son existence, il doit bien y avoir quelque chose que l’on pourrait appeler le sens du possible. 

« L’homme qui en est doté, par exemple, ne dira pas : ici s’est produite, va se produire, doit se produire telle ou telle chose ; mais il imaginera : ici pourrait, devrait se produire telle ou telle chose ; et quand on lui dit d’une chose qu’elle est comme elle est, il pense qu’elle pourrait aussi bien être autre. Ainsi pourrait-on définir simplement le sens du possible comme la faculté de penser tout ce qui pourrait être aussi bien, et de ne pas accorder plus d’importance à ce qui est qu’à ce qui n’est pas. »6

6Les objets et les images présentés à Vienne dans notre exposition ne livraient donc pas des faits réels relevant d’un musée des techniques, mais d’éléments laissés à l’écart des collections et relevant parfois même de l’absurde. Nous nous étions mis en quête d’objets non-catalogués, fabriqués par des bricoleurs, ou par des inventeurs, mais durant leurs loisirs, en dehors ou à côté des disciplines qu’en retour ils établissaient par là même. Il importait peu dans ce projet de chercher à démasquer la fiction par des documents historiques irréfutables, en opposant, par exemple, le voyage en ballon vers la lune imaginé par le graveur Filippo Morghen, vers 1765, aux possibilités réelles des montgolfières, ou encore, en comparant l’obus de De la terre à la lune aux prototypes de fusées à réaction d’un Hermann Oberth ou d’un Konstantin Tsiolkovski, savants pionniers dans ce domaine. Il était, en revanche, essentiel de rapporter dans l’exposition les propos tenus par Oberth dans une interview présentée aujourd’hui au musée Technique de Vienne, selon lesquels il aurait entamé sa carrière avec l’idée d’opposer un contre-projet concret à la solution imaginée par Jules Verne ; de même, il était essentiel de préciser que les fusées de Tsiolkovski n’étaient pas censées servir à construire des armes ou des véhicules pour la conquête de l’espace, mais qu’il pensait capturer grâce à elles les âmes des défunts flottant dans l’espace — selon la théorie d’un mouvement mystique populaire (et néanmoins fort obscur) dont il était membre.

Ill : Image 3 (diapo)

7Les différents espaces de l'exposition s'enchaînaient ainsi selon une argumentation bien définie, tentaient de proposer une vue d’ensemble, en servant mutuellement de contexte les uns aux autres. Tout cela créait une sorte d'horizon de perception panoramique, qui permettait d’établir une relation, un contexte, entre des conceptions mécanistes du corps humain, d’une part, et d'autre part, des projets visant à vaincre la pesanteur, par exemple. Le projet de station orbitale par l’officier austro-hongrois Potocnik (alias Hermann Noordung), était, par exemple, exposé dans la section consacrée aux tentatives imaginées pour se libérer de l’espace et du temps. L’idée de Noordung était qu’en faisant partir une fusée d’une zone située hors de l'attraction terrestre, on résoudrait le problème du transport de grandes quantités de carburant. Ce projet, rendu public en 1927, trouvait un premier écho en 1937, dans une revue de science-fiction, les Science Wonder Stories, était repris plus tard par la Nasa dans son projet de vaisseau spatial à plusieurs générations, et réapparaissait encore en 1972 dans un projet des architectes italiens du groupe Superstudio. Ceux-ci évoquaient l’idée d’un vol habité pour critiquer, dans le projet des « douze villes idéales », un urbanisme envisagé de façon purement technocratique ; le recours à des représentations populaires entendait appeler l'attention des spectateurs fascinés par la technique, enfants de l’euphorie technologique des années 60, sur les dangers de leur propre mythomanie.

8Ce projet illustre parfaitement le changement d’attitude vis-à-vis de la technique perceptible à partir des années 70. Dans l’exposition, cela se traduisait par une succession de thèmes qui, partant des visions inspirées du voyage en ballon du XVIIIe siècle et des fusées du XXe siècle, conduisaient finalement à l’architecture et à l’urbanisme. Cela explique pourquoi l’architecture expérimentale des années 60, influencée par les voyages dans l’espace, les possibilités offertes par la technique pour coloniser d’autres mondes, les images de corps optimisés par les combinaisons spatiales, apparemment capables de s’adapter aux pires conditions de vie, était représentée dans l’exposition par des projets fondamentaux. Nous n’évoquerons ici brièvement que les mondes capsulaires du groupe des architectes viennois de COOP Himmelb(l)au,7 conçus comme des bulles de bonheur hallucinatoires, ou le bureau mobile de Hans Hollein, une enveloppe de plastique gonflable pouvant être installée n’importe où. Une fois remplie d’oxygène, elle devait permettre de travailler  à n’importe quel endroit.

9On trouvait ainsi, parmi les objets exposés, une représentation rare du Phalanstère de Fourier, des images et des plans de différentes structures panoptiques, qui montraient l’architecture comme un instrument efficace d’organisation de l’espace, et culminaient dans le concept d’une métropole entièrement construite selon des exigences d’efficacité, d’accélération, de gestion économique du temps et de l’espace. L’habitant a disparu des visions de Le Corbusier, de Doesburg, ou de Buckminster Fuller. L’homme n’est plus ici la raison d’être d’une organisation optimale, d’un contrôle systématique de l’espace, il n’est pas davantage dépositaire de ces instances intériorisées ; cette architecture n’est plus synonyme de domination de la nature, mais devient un environnement transformé, une nature optimisée, dont les paramètres ne débouchent cependant pas dans l’idée d’un objet discipliné. À partir du moment où les mondes capsulaires des années 60 affranchissent l’architecture du terrain, de la localité, où les structures urbaines peuvent être conçues comme des conglomérats provisoires de cellules individualisées, il faut également revoir l’histoire de la discipline. Le panoptique, cette cellule qui évoquait le regard omniprésent, la surveillance absolue, a cédé la place à une cellule individualiste, qui ne s’amarre plus aux autres pour participer à la réalisation d’un but collectif (ou empêcher sa réalisation), mais uniquement pour subvenir à ses propres besoins. Dans une architecture qui se présente comme une deuxième peau et n’est plus liée à un espace donné, des mécanismes de reproduction sociale aussi variés que l’acquisition du savoir, l’exclusion punitive hors de la société, et même les représentations liées à la différence des sexes deviennent aussi absurdes qu’anachroniques. Mais avant que ces conceptions ouvrent la voie à des modes de vie alternatifs, il faut avant tout les voir comme des prises de position critiques, des ébauches expérimentales commençant par mettre en évidence de tels mécanismes. Les projets architecturaux exposés montraient également qu’il y a longtemps que les visions inspirées par la technique ne sont plus liées à un espace donné, qu’il n’est plus nécessaire de les localiser en un u-topos, un non-lieu particulier. Ce sont plutôt des « meubles psychiques » qui sont présentés ici, des fantaisies concrètes, censées plonger leurs utilisateurs dans un état de félicité.

10Au XVIIIe siècle, le média (technique) privilégié pour visualiser les possibilités d’existence d’une vision individuelle ou sociale n’était pas l’architecture. Dans un cabinet cartographique, le visiteur pouvait découvrir une topographie de la raison pratique. Des mondes nouveaux et des pays imaginaires s’offraient à ses yeux, mais le propos n’était pas de mesurer la réalité à une référence fictive, il ne s’agissait pas de différencier entre le vrai et l’imaginaire1 pour prendre l’exemple du pays de cocagne. L’utopie de Thomas More ambitionnait d’être plus qu’une simple construction imaginaire, More n’avait pas conçu son anti-monde comme un fantasme extravagant, mais comme un univers décrit en détail, et qui, par cette description précise, par la vraisemblance qu’il y trouve, participe d’une certaine réalité. La mise en carte du monde moral se fondait sur l’hypothèse de l’existence de deux mondes, celui de la physique et celui de la morale, que Leibniz avait définis dans son Discours de métaphysique (1686), en rapport avec leurs buts ultimes, la « perfection » et la « félicité ». Le monde moral se démarquait des représentations imaginaires d’ordre religieux, et englobait le champ des faits sociaux, des questions éthiques posées par la morale, l’économie, la politique. On pouvait voir dans notre exposition un Atlas du monde moral (1802), contenant une carte générale par laquelle l’éditeur Franz Johann von Reilly montrait que le monde moral, contrairement au monde physique, n’était pas une sphère mais un plan. De ce fait, on ne peut jamais revenir à son point de départ, que l’on ait pris le bon chemin ou un autre, et que l’on désire à présent retourner sur ses pas. En parcourant ce monde, on quitte la « ville de l’amour de soi » pour traverser le « pays de la connaissance », on passe devant les « collines du souvenir heureux », on continue à travers les « champs de l’activité » vers le « pays de la tranquillité » et l’on arrive finalement sur les plages de la « mer des amis de toujours ». Il devient ainsi possible de représenter et de planifier la perfection du monde physique et la félicité du monde moral.

« Le savoir se meut entre deux pôles, dont l’un appartient au royaume de l’imagination et du désir, tandis que l’autre s’enracine dans l’expérience du réel. Un savoir à forte teneur en imagination a sa place dans un monde où prédomine l’incertitude, car on ne dispose pas d’autres points d’orientation. Sur les anciennes cartes maritimes, le cartographe-artiste remplissait les espaces blancs de toutes sortes d’animaux fabuleux et de signes insolites, pour faire face à un vide trop effrayant. Il en va de même de la part d’imagination et de désir dans notre savoir : elle resurgit là où le désenchantement du monde a laissé des places vides de tout savoir fondé sur la réalité. »2

11Les thèmes de notre exposition — visions d’un être humain remplaçable et remplacé par la technique, cartographie d’une raison projetée dans l’espace, dépassement des représentations spatiales, rêves d’une architecture aussi liée au corps qu'elle se joue de la pesanteur — devaient mettre en évidence les figures de la pensée par lesquelles nous voudrions comprendre ce qui nous entoure, des figures apaisantes, parce qu’elles existent dans notre imaginaire, nous permettant de penser l'impensable et le faisant ainsi exister bien avant qu’il soit techniquement réalisable. C’est l’invention de ce monde que nous avons cherché à fixer dans notre exposition. Il est ainsi possible de montrer le rôle du progrès technique dans le prolongement visionnaire des potentialités de la technologie, et de proposer dans le même temps une critique du monde existant, – et comment de tels rêves visionnaires ont stimulé la créativité des ingénieurs et des scientifiques.

 Mise en scène

12Une vue d’ensemble, panoramique, de ces thèmes, de ce projet, de la notion de machine désirante/machine-désir dans l’exposition et en tant qu'exposition elle-même, ne pouvait être construite que par une présentation simultanée des différents aspects thématiques, en évitant qu’aucune structure spatiale ou temporelle stricte ne fût imposée au visiteur. Ainsi, ne voulait-on donner à l’exposition ni début, ni fin, ni progression pédagogique. Zaha Hadid et Patrick Schumacher, architectes de l’exposition, furent associés dès le début à toutes les réflexions conceptuelles, et leur projet reflète bien cette entreprise :

« L’architecture de cette invention du monde à multiples facettes, où s’entremêlent les faits et la fiction, ne peut être ramenée à une forme platonique. Rien n’est linéaire, a priori identifiable. L’arbre généalogique [d’une histoire officielle de la technique] se transforme en une pelote de fils aux extrémités libres, qui fendent l’espace, s’entrecroisent et s’interpénètrent. Les espaces qui en émergent ne sont pas des compartiments préfabriqués, hermétiques, mais des effets de perspective dus aux pans de murs en grand nombre. À peine fixés à la salle, ces murs semblent sortir de terre à l’entrée, puis traversent la salle dans toutes les directions. Sans route prédéfinie, le visiteur est libre de suivre son propre fil d’Ariane. »3

13En définitive, aucun trajet ne devait être fixé pour parcourir l’exposition ; les visiteurs pouvaient quitter chaque espace pour passer dans plusieurs autres, dont la thématique était liée à ce qui venait d’être vu – ainsi de l'espace thématique consacré aux tentatives de « surmonter les contraintes de l’espace et du temps » —, on pouvait ainsi passer à celui des « mondes capsulaires » ou suivre les représentations d’un homme optimisé par la technique, le cyborg. En outre, l’exposition s'ouvrait aux visiteurs sur plusieurs niveaux. Le mur en face de l’entrée4 cachait un escalier menant à une rampe d’où l’on surplombait toute l’exposition.

14Les angles aigus, les recoins, les murs inclinés, leurs hauteurs variables, le jeu des couleurs, qui passaient du gris presque blanc à l’anthracite, structuraient l'espace et servaient de repères pour l’orientation, tout en laissant aux visiteurs le plaisir de s’enfoncer dans une structure labyrinthique offrant sans cesse de nouvelles perspectives et de nouvelles lectures. Une telle mise en scène n'est pas sans évoquer le spectaculaire futurama de l’exposition universelle de New York, en 1939-1940 : les visiteurs y étaient conduits dans une salle sombre, ressemblant à une salle de cinéma, où ils pouvaient voir en contrebas la maquette d’une ville de l’avenir. En quittant la salle, ils se retrouvaient soudain à l’angle de rues qu’ils venaient de voir en modèle réduit : on en avait reconstruit une partie au dehors en grandeur nature. Le principe d’exposition, mis en œuvre par Zaha Hadid et Patrick Schumacher, permettait ainsi un regard réflexif distancié, un espace de pensée, sans pour autant sacrifier la matérialité sensuelle des objets exposés à une muséographie strictement limitée à l’agencement de l’espace. Le regard panoramique et le cheminement libre à travers l’exposition, au gré de l’attrait exercé par les différents objets, reflétaient tous les deux le principe de l’exposition, qui voulait présenter des visions techniques dans leurs rapports étroits avec la science, l’art, et aussi le monde forain — avec l’ambitieuse intention de reconstituer les contextes supposés de leur perception et ceux, prévus, de leur utilisation. C’est ainsi que le visiteur pouvait à la fois jeter un regard sur le Plan Voisin de Le Corbusier, tout en apercevant déjà la coupole au-dessus de Manhattan de Buckminster Fuller, ou l’architecture mobile des années 60, dont les projets urbains ne prévoyaient plus une centralisation efficace des échanges, mais seulement des conglomérats de structures capsulaires individualistes. Ou bien, à l’autre bout de la salle, on pouvait glisser sa tête dans le casque-télévision de l'artiste autrichien Walter Pichler (datant de 1963), dont la forme était conçue comme un prolongement du corps humain, et devenir soi-même partie intégrante de l’exposition. Cette scénographie mettait en évidence l’imbrication des discours, elle montrait que les représentations urbanistiques visionnaires entraînent de nouvelles formes de contrôle social et de relations, que les projets visant à affranchir de l’espace et du temps sont en interaction avec les idéologies de l’époque. Elle montrait aussi que tous ces projets impliquent une conception de l’homme qui, d’une part, fait de celui-ci un animal domestique, bénéficiaire projeté d’une totale absence de responsabilités, et, d’autre part, suppose une déformation de l'homme telle qu'elle le rend mentalement capable de supporter une seconde nature dominée par la technique, voire de la peupler de visions chimériques.

15Grâce à l’hétérogénéité des objets exposés, — du dessin d’architecture au robot, en passant par le dessin industriel, la peinture, la BD de science fiction, l’installation informatique, la vidéo, les prototypes de machines et la photographie —, il apparaissait au visiteur de l’exposition que la technique ne peut devenir machine-désir que par l’entremise des médias les plus divers, et qu’en dernier ressort, ce sont l’art, l’architecture et la culture populaire qui fournissent les images grâce auxquelles la technique peut être intégrée à notre vie de la façon la plus sensée possible.5 Comparables aux transformations qui se jouèrent au sein des cabinets de curiosités à la Renaissance, alors que les représentations du savoir universel (d’où sortiront un jour les collections de peinture baroque) et d’autres objets tels que les échantillons de minéraux, antiquités, fossiles, curiosités, etc., disparaissaient des collections princières, paradoxalement, les mises en scènes en vigueur dans les musées des techniques constituent une réduction au seul élément technique, à l'exclusion de tous les autres aspects, qui depuis toujours nous ont servi à comprendre le monde.

16Texte traduit de l’allemand par Aurélie Duthoo

17Paul Virilio, Das dritte Intervall. Ein kritischer Übergang. Vom Verschwinden der Ferne. Telekommunikation und Kunst. Eds. E. Decker and P. Weibel. Köln, Dumont : 335-346, 1990

Notes de bas de page numériques

1 . Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », Œuvres, Gallimard, 2000.

2 . L’intitulé complet est : « Wunschmaschine-Welterfindung. Eine Geschichte der Technikvisionen seit dem 18. Jhdt » (Machine désirante/Machine-désir, invention du monde, une histoire des visions techniques depuis le XVIIIe siècle). L’exposition eut lieu à la Kunsthalle de Vienne, dans le cadre du  Festival international de Vienne, du 5 juin au 4 août 1996. Commissaire, Brigitte Felderer ; commissaire associé, Manuel Chemineau ; architectes, Zaha Hadid et Patrick Schumacher.

3 . Monoplan inventé par l’ingénieur autrichien Igo Etrich, appelé « colombe » (Taube) en raison de sa forme.

4 . Wolfgang von Kempelen, Mechanismus der menschlichen Sprache nebst der Beschreibung seiner sprechenden Maschine (Mécanisme du langage humain et description de la machine à parler de l’auteur), Degen, Vienne, 1791 (titre traduit).

5 . « Un peu d’air en provenance des poumons, pressé à travers l’étroite ouverture de la trachée-artère, donne la voix. Différents obstacles mis à cet air par la langue, les dents et les lèvres pendant sa sortie, donnent différents sons, dont chacun a sa signification. C’est là tout le grand mystère du langage, le plus grand cadeau du Créateur, dont il a paré la plus excellente créature de cette Terre, le plus grand outil de la fraternité humaine, le fondement de la société. C’est uniquement au langage que nous devons nos riches connaissances. », ibid, p. 26.

6 . Robert Musil, L’homme sans qualités, Seuil (coll. Points), tome 1, p. 17, Paris, 1982.

7 . Jeu de mots sur le bleu du ciel et la construction céleste (Himmel=ciel, blau=bleu, Bau=construction)

1 . C. F. Wolff, Vernünftige Gedanken von Gott, der Welt und der Seele des Menschen, Halle, 1727.

2 . Helga Nowotny, « Die Erfindung der Zwischenwelt : Zwischenräume, Zwischenzeiten, Zwischen Niemand und Jemand », in : Brigitte Felderer (éd.), Wunschmaschine-Welterfindung. Eine Geschichte der Technikvisionen seit dem 18. Jahrhundert, Springer, 1996, p. 9.
« Un savoir est dit réaliste quand il s’adapte en permanence à une réalité qui ne se laisse jamais entièrement saisir et se transforme sans cesse. C’est un savoir qui ne nie pas ce qu’il doit à l’imagination, à la sensation et au désir, voire à ses sources idéologiques, et trouve un équilibre avec l’autre pôle, enraciné dans  une expérience toujours précaire de la réalité ».

3 . Zaha Hadid et Patrick Schumacher, Die Architektur zu Wunschmaschine-Welterfindung, in : Brigitte Felderer (éd.), ibid., 1996, p. 7.

4 . On pouvait voir sur ce mur une retransmission de la tour de Babel de Breughel, telle qu’elle est exposée au Kunsthistorisches Museum de Vienne. Cette installation permettait de prendre part à ce qui se passait devant le tableau, tout en voyant, bien sûr, celui-ci, et, grâce à une caméra actionnée de façon interactive, de modifier l’image retransmise. Cette installation informatique interactive est l’œuvre de Peter Weibel, et fut créée exclusivement pour l’occasion.

5 . Voir à ce sujet Manuel Chemineau, « La nature, laboratoire d’images », in : XIXe siècle, l’essor des grands laboratoires, Les cahiers de Science et vie, 1 000 ans de sciences, IX, Paris, juin 1999. Dans cet article, l’auteur décrit les stratégies textuelles et iconographiques de cet organe central du progrès technique qu’est la revue La Nature, et montre notamment comment les codes de la technique, les modes d’emploi, les descriptions de fonctionnement élèvent la machine au rang de modèle pour surmonter l’aliénation sociale, l’érotisme refoulé ou les comportements inexplicables, dans un monde de plus en plus complexe.

Bibliographie

Brauneck, Manfred, Theater im 20. Jahrhundert. Programmschriften, Stilperioden, Reformmodelle, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt, 1993.

Joachim Fiebach, Audivisuelle Medien, Warenhäuser und Theateravantgarde. TheaterAvantgarde. Ed E. Fischer-Lichte. Tübingen/Basel, Francke : 15-57, 1995.

Frank Hartmut, La loi dure et la loi douce : monument et architecture du quotidien dans l'Allemagne nazie. Les années 30. L'Architecture et les arts de l'espace entre industrie et nostalgie. Ed J.-L. Cohen. Paris, éditions du patrimoine : 200-206, 1997.

Walter Gropius, 1934. Theaterbau. Apollo in der Demokratie. W. Gropius. Mainz/Berlin, Kupferberg.

Martin Kompast, & Ina Wagner, Virtual Actors. Art in the Age of Its Electronic Reproduction. Informationstechnik in künstlerisch-kreativen Berufen, 1995.

Forschungsarbeiten der Abteilung für CSCW am Insitut für Gestaltungs- und Wirkungsforschung der TU Wien, No 3.

Joachim Krausse, Gebaute Weltbilder von Boullée bis Buckminster Fuller. Zum Verhältnis von Architektur und Naturwissenschaften. ARCH+ 116(März), 1993.

Rüdiger Lainer, & Ina Wagner, Connecting Qualities of Social Use with Spatial Qualities. Cooperative Buildings Integrating Information, Organization, and Architecture, 1998.

—Proceedings of the First International Workshop on Cooperative Buildings (CoBuild'98). Eds. Streitz, N., et al. Lecture Notes in Computer Science. Springer : Heidelberg : 191-203.

Rüdiger Lainer & Ina Wagner, Reichhaltige Erzählungen : Themenbezogenes Arbeiten und die Kommunikation von Qualitäten. Architektur & BauForum (197), November/Dezember, 1998.

Rüdiger Lainer & Ina Wagner, Offene Raumorganisation – schwebende Nutzungen. Architektur & BauForum, 1999.

Kate Nesbitt, Theorizing a New Agenda for Architecture. An Anthology of Architectural Theory 1965-1995. New York, Princeton Architectural Press, 1996.

O.M.A., Rem Koolhaas, et al., 1995. Small, Medium, Large, Extra-Large. Rotterdam, 010 Publishers.

Enrico Prampolini, Futuristische Bühnenbildnerei. Theater im 20. Jahrhundert. M. Brauneck. Reinbek bei Hamburg, Rowohlt : 96-98, 1993.

Bruno Reichlin, L'infortune critique du fonctionnalisme. Les années 30. L'Architecture et les arts de l'espace entre industrie et nostalgie. Ed. J.-L. Cohen. Paris, éditions du patrimoine : 186-195, 1997.

Mike Robinson, Intimacy&Abstraction&Names&Terrains. Oksnoen Symposium, 1994.

Schlemmer, Oskar, Laszlo Moholy-Nagy, et al., 1925. Die Bühne im Bauhaus. München, Bauhausbücher 4.

Bernard Tschumi, Architecture and Limits II. ArtForum 19(7) : 45, 1981.

Pour citer cet article

Brigitte Felderer, « Machines-désirs et invention du monde  », paru dans Alliage, n°50-51 - Décembre 2000, III. Une pluralité de modes d'exposition, Machines-désirs et invention du monde , mis en ligne le 14 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4015.


Auteurs

Brigitte Felderer

Enseignante à l’Université des Arts appliqués de Vienne (Autriche), elle est également commissaire d’exposition indépendante ; sa prochaine exposition (Essen, 2004) portera sur la voix humaine.

Traducteurs

Aurélie Duthoo