Alliage | n°47 - Juillet 2001 Varia 

Roald Hoffmann et Pierre Laszlo  : 

Le chimiste-linguiste

Texte intégral

La chimie serait-elle la science centrale ? Elle mène à tout. Des chimistes exercent les professions les plus diverses : écrivains, tisserands, hommes d’affaires, agriculteurs ou clochards. De plus, quiconque est capable d’analyser un mélange complexe de phéromones semble apte à bien d’autres activités — il n’est que de voir l’accueil réservé à nos anciens étudiants par les écoles d’administration des affaires.
L’intéressant n’est pas tant que des chimistes trouvent d’autres occupations, mais une problématique liée : lorsque d’anciens chimistes excellent dans ce qu’ils font, leur passé de chimistes continue-t-il à les influencer ?
À preuve, la trop brève existence de l’un des linguistes les plus fascinants du siècle dernier, Benjamin Lee Whorf (1897-1941). Natif du Massachusetts (1897), il obtînt son diplôme d’ingénieur-chimiste du MIT en 1918. La compagnie d’assurances Hartford (car basée à Hartford, dans le Connecticut) le recruta. Il y fit toute sa carrière professionnelle, comme expert en prévention d’incendies industriels. Wallace Stevens, le grand poète américain, travaillait pour la même firme, dans le même bâtiment. On ignore s’ils se connaissaient. Mais on peut rêver à une pièce de théâtre, mettant en scène leur rencontre, à la cantine ou ailleurs.
Whorf se maria et eut trois enfants. Vers la fin des années 1920, il entama une correspondance avec quelques-uns des linguistes et des anthropologues les plus connus. En 1931, il s’inscrivait en doctorat à l’université Yale (New Haven, autre ville du Connecticut où elle se trouve, n’est guère éloignée de Hartford) et il y collabora avec Edward Sapir, l’anthropologue. Whorf se mit alors à publier des articles de fond dans des périodiques de linguistique, tandis qu’il se livrait à la vulgarisation dans diverses publications. Sa réputation augmentant rapidement, il aurait pu amorcer alors une carrière universitaire. Néanmoins, il préféra poursuivre dans son métier industriel de chimie appliquée, se consacrant à la linguistique seulement durant ses soirées et week-ends. Whorf mourut d’un cancer, dans la force de l’âge, en 1941. 1
Comme linguiste, Whorf mit à son actif des études en profondeur du nahuatl, du maya, du hopi et d’autres langues amérindiennes. Il en retira un programme pour la linguistique, ainsi qu’une hypothèse qui restera pour toujours liée à son nom. Et comme nous le verrons, sa pensée continua d’être influencée par la chimie.
Toute vision du monde est affectée par la structure de la langue du locuteur. Cette idée, connue sous le nom d’hypothèse de Sapir-Whorf (SW), a une généalogie remontant au moins jusqu’à Pierre Abélard, et qui inclut Wilhelm von Humboldt au XIXe siècle,2 des philosophes analytiques actifs au début du XXe siècle (Frege, Russell, Wittgenstein…), ainsi que l’influent  livre d’Ogden et Richards, The Meaning of Meaning.3,4 Cette notion SW cristallisa à nouveau tandis que les élèves de Franz Boas, Ruth Benedict (Patterns of Culture, The Chrysanthemum and the Sword) ou Margaret Mead (Coming of Age in Samoa), montraient de manière convaincante la grande diversité des cultures humaines — indépendamment de tout jugement de valeur. L’hypothèse SW venait se rattacher de la sorte au pluralisme (hérité de la tour de Babel biblique, même si parfois contesté par la tradition judéo-chrétienne) des cultures et des langues, chacune spécifique, chacune respectable.  

Mais l’hypothèse SW, en dépit de son attrait, fut érodée à la longue, victime indirecte de la philosophie analytique. Ludwig Wittgenstein s’était intéressé à la nomenclature des couleurs. Or, il semble exister une terminologie universelle des couleurs, constituée de onze termes dans une séquence précise.5,6,7 Un autre coup fut porté à l’hypothèse SW par la révolution intellectuelle de Chomsky et consorts, posant l’existence innée dans le cerveau d’une grammaire universelle antérieure à l’apprentissage du langage par l’enfant. Hélas, Whorf devint lui-même discrédité chez les linguistes, non seulement du fait de la linguistique émanant du MIT, mais aussi à cause de son flirt ouvert avec, d’une part, la théosophie, cette philosophie occulte associée au nom de Madame Blavatsky ; et avec, d’autre part, la sémantique du comte Alfred Korzybsky, que rejettent les linguistes professionnels. Une récente dénonciation de Whorf, (représentative bien qu’injuste à notre avis) est celle de Steven Pinker :

« Personne ne sait vraiment comment Whorf en vint à de telles revendications insensées, mais son échantillon restreint et mal analysé de la langue hopi ainsi que sa profonde tendance mystique y ont certainement contribué. »8

De plus, Whorf commit une déplorable erreur concernant les appellations de la neige dans les langues des Eskimos : il prétendit que ces langues, comme celle des Inuit, différaient de l’anglais par l’absence d’un terme générique pour neige ; alors qu’elles incorporaient, à en croire Whorf, de nombreux noms pour les divers types de neige (le récent roman de Peter Hoeg, qui a fait un tabac, Smilla’s Sense of Snow, antiscientifique en dernier ressort, brode à loisir là-dessus). Sur ce point précis, Whorf, à la vérité, se trompa doublement.
Whorf avait dissocié sa vie quotidienne d’ingénieur-chimiste de ses intérêts de linguiste. Cela n’empêcha pas des métaphores — celles-ci on le sait sont à la racine de notre compréhension du monde9 — de diffuser entre ses deux mondes mentaux. Voici, par exemple, un extrait de sa description du contraste entre l’anglais, d’une part, les langues nootka et shawnee, d’autre part :

« La manière dont les composants sont réunis dans ces phrases […] rappelle un composé chimique, alors que leur combinaison en anglais ressemble davantage à un mélange. Un mélange, à l’instar de la tambouille de l’alpiniste, peut rassembler à peu près n’importe quoi et ne suscite pas de transformation radicale dans l’aspect apparent du matériau. Un composé chimique, par contre, ne peut être assemblé qu’à partir d’ingrédients mutuellement compatibles, et il en résulte, pas seulement une soupe, mais tout aussi bien des cristaux ou un nuage de fumée. »10

Whorf, de plus, illustra certains de ses articles de linguistique par des dessins, qui ne sont pas sans rappeler des structures chimiques. Ainsi, dans la figure 1 ci-dessous, Whorf dissèque, à la manière d’un chimiste sélctionnant des groupes d’atomes dans une molécule, la même phrase clean as a ramrod en anglais et en shawnee.11 Ses notes de cours montrent des schémas ressemblant à des griffonnages de chimiste, comme dans la figure 2.
Whorf voulait encore initier ses collègues linguistes à la chimie. F. Kunz inaugura et édita une lettre-circulaire, Main Currents in Modern Thought (MCMT), dont l’existence fut brève. Whorf y contribua souvent, en 1940 et 1941.12  Il y écrivit sur des sujets de linguistique, certes. Il avait aussi la responsabilité d’une chronique régulière, qu’il utilisait à informer des derniers développements en chimie les lecteurs de cette revue, spécialistes quant à eux de sciences humaines et sociales.
Il écrivit aussi dans Technology Review, périodique édité au MIT. Voici, à titre d’exemple, sa description très vivante d’un nouveau matériau:

« Le verre est une bien curieuse substance. Ce n’est pas un cristal. Dans un cristal, les atomes sont disposés de façon symétrique, par rapport à un point. Dans un verre, leur arrangement n’est pas symétrique, mais reste géométrique. Un schéma de la structure théorique discutée dans cet article13 montre les atomes dans un arrangement ordonné en spirales encastrées. De telles études de la structure du verre se sont avérées fructueuses, de la manière la plus innovante et remarquable. Il s’agit de ce qu’on appelle un “verre préformé”, de grande valeur pour le travail dans un laboratoire de chimie. Le récipient, assiette ou compotier, après traitement par la chaleur ou un acide, rétrécit du tiers ! Mais conserve exactement la même forme. »14 

C’est de l’excellente vulgarisation, concise, émerveillée, suggérant bien ce qui peut intriguer un scientifique. Voyez aussi comment Whorf introduit le sujet des tensioactifs pour le lectorat de MCMT :

« Un canard s’enfoncera dans une eau additionnée d’un peu d’aérosol Ot (ester di-octylique du sulfo-succinate de sodium). De la fleur de soufre, du coton, ou un fil, flottant tous sur de l’eau ordinaire, feront de même. Cela démontre de façon spectaculaire que des propriétés, dont on se figure naïvement qu’elles sont liées à la matière étudiée, sont en fait dues aux forces qui s’exercent dans les interstices entre molécules de cette matière. Il s’agit ici des forces responsables de la tension superficielle : un produit chimique bien choisi pourra modifier ces forces de manière à réduire ladite tension superficielle. »15

Nous ne résistons pas au plaisir de citer un autre passage de sa jolie prose, extrait d’un texte sur le Tableau périodique et sur les isotopes :

« De tels (dispositifs électriques sensibles) et des particules traceuses radiatives, emportées au sein d’une autre matière, se comportent comme des extensions de nos perceptions sensorielles limitées. Ils nous permettent une perception améliorée, comme si nos sens étaient devenus beaucoup plus pénétrants. Avec de tels organes des sens, nous ne verrions plus les choses comme isolées et bornées par les frontières marquées que nous leur attribuons à présent. Les objets deviendraient nimbés de zones de matière atomique s’écoulant d’eux. Les métaux, les produits chimiques nous apparaitraient quasi vivants : nous les verrions animés de mouvements, à l’intérieur comme à l’extérieur — une poudre matérielle fine émanerait d’eux, en un ruissellement et en un éparpillement, allant pénétrer d’autres morceaux de métal. Nous pourrions voir aussi d’autres substances, on les nomme des catalyseurs, aider à de telles interpénétrations. »16

En 1924 (il avait vingt-sept ans), Whorf entama l’écriture d’un roman, qui demeura non publié, The Ruler of the Universe17 (Le Maître de l’univers). Cette réflexion de tonalité sombre se situe dans l’Après-Première Guerre mondiale. Le récit est tant empreint du souvenir de l’arme chimique. Il propose une peinture pessimiste, mais pénétrante, des interactions de la science et de l’industrie avec la guerre. Citons ce passage où Whorf fait allusion à la nouvelle chimie contemporaine (le procédé Haber-Bosch en l’espèce) et montre sa familiarité avec la question de la fixation biologique de l’azote atmosphérique.

« Voyez cette gigantesque manufacture implantée dans la terre du Tennessee en l’année 1918… ses rangées de creusets électriques dans lesquels d’éblouissants feux bleus et violets et jaunes transformaient en continu la chaux et le charbon en une substance bizarre, inconnue dans la nature ; son dédale de machines en mouvement ; son entrecroisement de tuyaux où l’air se condensait, tantôt en un liquide bouillant, tantôt en un autre d’une glaciale froideur ; ses rangs d’énormes tours de distillation et cornues et moulins à pulvériser ; et tout un attirail sur des kilomètres, ainsi que des prodiges de chaleur et de froid, pour parvenir à effectuer ce qu’une petite cellule bactérienne, microscopique et non organisée, fait tranquillement et loin du regard à température ambiante — faire entrer l’azote de l’air dans des combinaisons chimiques —, voyez cela, et pensez que le but de toute cette chimie, en grandeur magnifiée, était de fabriquer tonne sur tonne d’explosifs, afin de faire éclater des êtres humains en de petites loques en décomposition. N’était-il pas extraordinaire, n’était-ce pas véritablement une preuve du péché originel qu’une telle harmonisation massive des sciences chimique, électrique, physique, mécanique et économique ne soit faite qu’à des fins de destruction ? Pourquoi donc une telle familiarité avec les mystères et les miracles du chaud et du froid les plus intenses, avec les fusions et cristallisations les plus admirables, fut-elle tributaire du stimulus de l’animosité ? Comment se fait-il qu’elle ait dû attendre son jour, celui de la haine et de la perversion, pour atteindre à son plein développement ? » (p. 135)

N’allez pas en conclure que Whorf était un extrémiste inconsidéré. Tout au contraire, cet homme attachant et énigmatique avait un tempérament de conservateur, et il était profondément croyant.
Un relativisme à tout crin s’est exprimé à loisir ces dernières années dans le contexte de la construction sociale de la science — pour certains chercheurs, davantage un épouvantail qu’un reflet de la réalité. Whorf, s’il avait vécu plus longtemps, aurait-il traduit le relativisme de la pensée formée par la langue en un doute généralisé au sujet de la réalité sous-jacente ? Nous en doutons fortement — ce rêveur enclin à la spéculation était un ingénieur et un scientifique yankee des plus conservateurs.
On assiste ces derniers temps à une remise en selle discrète de Whorf, à la faveur de la légère éclipse que subit la linguistique chomskyenne. Une chronique pertinente du Scientific American s’intitulait « New Whoof in Whorf », un jeu de mots intraduisible qu’on pourrait rendre par « Whorf à nouveau mordant ».18 Notons encore que l’immense difficulté de la traduction automatique (intelligence artificielle), couplée aux défis de l’art de la traduction signalés par George Steiner ou par William Gass,19 redonne un grand intérêt à l’hypothèse SW.
Quoi qu’il en soit, l’intellect de Whorf était celui d’un chimiste, focalisé par son expertise des incendies industriels. Son intérêt puissant pour la linguistique, comme violon d’Ingres, n’avait pas éteint sa curiosité envers les nouveaux progrès de la science chimique. La chimie elle aussi est une langue, une langue dont on fait l’apprentissage, une langue que Whorf avait bien apprise au MIT. La langue influe sur la pensée, Whorf en était convaincu. Il n’aurait donc pas été surpris de nous entendre dire que l’œuvre de sa vie en linguistique avait été influencée par sa formation de chimiste.
Whorf contribua, en linguistique et en anthropologie à des notions du spécifique et du relatif, liées selon nous à la vision qu’ont les chimistes des éléments et des substances. Serait-ce comme pour la religion catholique : une fois devenu chimiste, le demeure-t-on à jamais ?

Notes de bas de page numériques

1 . Il n’existe pas de biographie de Whorf faisant autorité. Voir néanmoinsJ. B. Carroll, éd., Language, Thought and Reality. Selected Writings of Benjamin Lee Whorf,. MIT Press, Cambridge 1956 ; et  T. Sebeok, éd., Portrait of Linguists, Vol. 2, Indiana University Press, Bloominton, IN 1967.

2 . W. v. Humboldt, Über die Verschiedenheit des menschlichen Sprachbaues und ihren Einfluss auf die gestige Entwickelung des Menschengeschlechts, Königl. Academie der Wissenschaften, Berlin, 1836.

3 . C. K. Ogden, I. A. Richards, The Meaning of Meaning: A study of the influence of language upon thought and of the science of symbolism, Kegan Paul, Trench, Trubner & Co, London, 1923.

4 . J. E. Joseph, Historiographia Linguistica XXIII, 1996, 365-404.

5 . B. Berlin, P. Kay, Basic Color Terms: Their Universality and Evolution, University of California Press, Berkeley, 1969.

6 . P. Kay, C. K. McDaniel, Language 54, 1978, 610-645.

7 . P. Kay, B. Berlin, W. Merrifield, J. Linguist-Anthropol 1, 1991, 12-25.

8 . S. Pinker, The Language Instinct, Allen-Lane, London, 1994, p. 63.

9 . Voir C. M. Turbayne, The Myth of Metaphor, Yale University Press, New Haven, 1962.

10 . J. B. Carroll, ed., Language, Thought and Reality. Selected Writings of Benjamin Lee Whorf,. MIT Press, Cambridge, 1956, pp. 233-245. Première publication dans Technology Review.

11 . E. A. Schulz, Dialogue at the Margins. Whorf, Bakhtin, and Linguistic Relativity., University of Wisconsin Press, Madison WI 1990 offre une analyse de la rhétorique non verbale de Whorf.

12 .  Un choix de ses écrits a été publié : J. B. Carroll, éd., Language, Thought and Reality. Selected Writings of Benjamin Lee Whorf,. MIT Press, Cambridge, 1956.

13 . L’article que cite Whorf est celui de B. E. Warren, Technology Review, 1941.

14 . B. L. Whorf, Main currents in modern thoughts  1, 1941, 16.

15 . B. L. Whorf, Main currents in modern thought 1, 1940, 14.

16 . B. L. Whorf, Main currents in modern thought 1, 1941, 12-13.

17 . Il nous est connu seulement de seconde main, par un auteur auquel nous empruntons la citation qui suit : P. C. Rollins, Benjamin Lee Whorf: Lost Generation Theories of Mind, Language and Religion, University Microfilms, Ann Arbor, 1980. Le roman forme l’appendice de la thèse doctorat de Peter Rollins en 1972 à Harvard intitulée « Benjamin Lee Whorf : Transcendental Linguist. »

18 . P. E. Ross, Scientific American, février 1992, pp. 24-26.

19 . Georges Steiner, After Babel. Aspects of language & translation, Oxford University Press, Oxford 1998. Steiner mentionne Whorf avec admiration et note à juste titre l’analogie entre son relativisme linguistique et le relativisme culturel de Claude Lévi-Strauss, par exemple, dans La pensée sauvage.William H. Gass, Reading Rilke, Alfred A. Knopf, New York, 1999.

Pour citer cet article

Roald Hoffmann et Pierre Laszlo , « Le chimiste-linguiste », paru dans Alliage, n°47 - Juillet 2001, Le chimiste-linguiste, mis en ligne le 14 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4014.

Auteurs

Roald Hoffmann

Chimiste, professeur de à l’université Cornell (E-U), Baker Laboratory. Prix Nobel de chimie.

Pierre Laszlo

Chimiste, professeur honoraire, Ecole Polytechnique et université de Liège