Alliage | n°47 - Juillet 2001 Varia 

Jean Szpirko  : 

La psychanalyse : une science de la singularité ?

Plan

Texte intégral

Enjeux

1Le préfixe « psy » introduit un ensemble de termes qui désignent des disciplines souvent mal différenciées non seulement pour le public profane mais aussi par un grand nombre de praticiens de l’une ou l’autre de ces spécialités. Alors que la terminologie permet de spécifier différents champs théoriques et cliniques : psychologie, psychiatrie, psychothérapie, psychanalyse... d’autres difficultés surgissent, comme si les explicitations, d’où qu’elles viennent, étaient mal venues. Sans doute certaines connotations imaginaires relatives à la désignation de ces champs génèrent-elles un malaise.2 Le mot science comporte lui-même d’autres ambiguïtés, qui nécessitent aussi d’être élucidées. Les fonctions dévolues au savoir nous serviront de boussole pour éclairer, spécifier et rendre transmissibles les différencesentre science, psychanalyse et psychothérapies.
Les psychothérapies et la psychanalyse visent à réduire ou supprimer une souffrance. Je qualifierai, ici, la souffrance psychique de deux termes proposés par Cicéron : aegritudo et cupiditas, que Danièle Robert traduit par mal-être et manque à être. Je cite son commentaire : « Il s’agit avec le premier d’exprimer le malaise moral né d’une perte... avec le second de signifier le regret de ce qui manque pour être pleinement, le désir lancinant, compulsif d’un vide à combler. »3

À l’origine, Freud considérait la psychanalyse comme une psychothérapie, c’est-à-dire comme destinée à soulager des souffrances physiques dont les racines seraient psychologiques : l’hystérie devait trouver ses étayages dans l’histoire subjective de ses patients. Les symptômes étaient envisagés à partir du modèle médical. Au fur et à mesure de son développement, la psychanalyse a élargi son champ en questionnant la pathologie psychiatrique, de laquelle s’infère la notion de normalité4 et en attribuant d’autres fonctions à la nosographie. Le symptôme cesse de se lire sur le corps du « malade » : il se lit dans le mode d’expression de la plainte. La nosographie n’a plus, dès lors, pour fonction de différencier le normal et le pathologique, puisque chaque humain est le fruit d’une histoire — grande et petite — dont les nombreux orages inscrivent des blessures plus ou moins vives et explicites dans la quotidienneté des mots et des actes de la vie.
Avec le concept « d’après-coup », la psychanalyse s’est intéressée aux racines de la subjectivité, au point d’élargir son interrogation à des thèmes jusqu’alors abordés par des théologiens, des philosophes, des politiciens, des artistes..., proposant un nouveau regard sur « le malaise dans la civilisation ». Dans cette perspective, l’objet de la psychanalyse n’est pas de formuler une « conception du monde », mais de mettre à jour celle que chacun se formule en silence, de repérer les fonctions qui lui sont dévolues et d’élaborer la façon dont les représentations qui modèlent la réalité génèrent, dans le même mouvement, inhibition, symptômes, angoisse, démarche de connaissance et création.

La question peut se poser de savoir si de telles élaborations appartiennent au registre des croyances5 ou sont le fruit d’une approche susceptible d’être confrontée à celle des sciences. Répondre à cette question implique de développer certains préalables, afin de tenir compte des ambiguïtés et des présupposés insus que chacun transporte avec lui.

Sciences dites « exactes » et sciences dites « humaines »

Le public reconnaît que l’acquisition des savoirs (concepts, références et modes opératoires) pour certaines disciplines nécessite des efforts d’apprentissage, et du temps. Ces savoirs ne sont donc pas considérés comme constitués de données immédiatement accessibles à la conscience. Par contre, pour d’autres disciplines, affectées au registre des sciences dites humaines, chacun estime être plus ou moins concerné et avoir son mot à dire — à juste titre : ces disciplines comportent, en effet, une dimension subjective explicite, qui implique de tenir compte des singularités en regard de propositions qui ambitionnent d’accéder à un statut universel.
Les sciences humaines s’appuient sur des textes d’auteurs, parfois vénérés, qui constituent des références6 : des réalités objectivables dans la mesure où elles théorisent des faits accessibles à d’autres qui disposeraient de la même formation, des mêmes concepts. Ces réalités sont pourtant empreintes d’une certaine subjectivité. Le statut d’une référence, même prestigieuse, dans le domaine des sciences humaines, est différent de celui que revêt une preuve — objective — dans les sciences expérimentales pour lesquelles les concepts moins nombreux font davantage consensus. Cette particularité justifie que les références dans les sciences humaines ne fassent pas l’unanimité : elles sont assimilées à des convictions intimes, des croyances, issues d’une certaine façon de lire ou d’interpréter le monde, en lui affectant un sens — qui peut faire école.
Dans les sciences humaines, les énoncés de références, qui tiennent la fonction de savoirs, sont souvent assimilés à des opinions d’auteurs, qui n’ont trouvé leur renommée que parce qu’un public (lecteurs, élèves, disciples...) a été intéressé, séduit, convaincu, “converti”. Tout se passe comme si des opinions singulières d’auteurs dont les prestiges éventuels confèrent à leurs productions le statut de référence, pouvaient être assimilées à des croyances. Ce processus est intéressant pour la réflexion : la conviction peut être engendrée par d’autres moyens que ceux de la démonstration en faisant appel à ce qui serait du registre de la conviction intime — au nom de laquelle la vérité se décide ou s’affirme en droitCela induit certains effets comme si partager une croyance avec d’autres conférait à cette croyance une valeur, comme dans les religions où il n’est pas question de soumettre un énoncéde référence à l’épreuve de la critique ou de l’expérimentation.
La vérité revêt différentes figures selon le champ où elle est invoquée, ce qui occasionne de nombreux malentendus, non seulement à propos de la psychanalyse mais aussi à propos de ce que des auteurs qualifient de « sciences molles ». Après avoir dégagé le concept de science de certains présupposés, il nous sera possible de mieux discriminer les enjeux spécifiques de la psychanalyse de ceux des psychothérapies.

Évolution du concept de science

À partir du XVIIe siècle, l’usage du terme de science a introduit une révolution dans les mentalités, en imposant certaines contraintes, certaines exigences précises, qui devaient être honorées pour qu’une discipline puisse être affectée ou non à ce registre. Rompant avec l’avis d’autorité qui jusqu’alors faisait loi, la science a pris en compte des critères autres que ceux de la foi, en cherchant à fonder des énoncés objectifs, indépendants de quelque auteur que ce soit : quiconque en situation d’observer, d’expérimenter dans des conditions identiques devait désormais pouvoir soit formuler des conclusions identiques, soit modifier avec pertinence des énoncés qui n’auraient jusque-là pas pris en compte tel ou tel aspect.
Le débat scientifique n’est pas supposé opposer des personnes, mais des raisonnements — fondés sur des observations ou des phénomènes dont l’existence est indépendante des personnes qui en rendent compte. Les observations, la description de phénomènes, les expérimentations, différents protocoles, les mesures, le calcul, les comparaisons tiennent la fonction de tiers entre les personnes, et c’est au nom de ce tiers — et non au nom du roi, de la république, des textes sacrés ou de l’institution qui en serait la gardienne — qu’une proposition est censée être estimée, ou non, recevable scientifiquement.
L’usage du mot science au singulier renforce, implicitement, l’idée que toutes les disciplines scientifiques seraient régies par des lois communes, qu’il suffirait de définir pour disposer de critères rigoureux à partir desquels il serait possible de discriminer, de trancher : telle ou telle discipline appartiendraitou n’appartiendrait pas au champ de la science. Or, cette alternative ne peut plus être résolue depuis que les notions de mesure, de quantification, de répétition, de prévisibilité, d’objectivité, de fait... ont perdu leur valeur référentielle discriminante.
Cette distinction ne concerne pas exclusivement sciences dures et sciences molles ; on peut rappeler que la physique (qu’il s’agisse de thermodynamique, hydrodynamique,1 de physique quantique, de physique des solides) fait appel à différentes formes de la mathématique : topologie, équations non linéaires... Ces formes permettent l’étude de singularités, de fractales... tout en étant dégagées de toute idée de mesure.7

Les illustrations des théories modernes du chaos n’excluent pas l’humour : les ravages susceptibles d’être engendrés d’un continent à l’autre par un mouvement d’aile de papillon, l’usage permanent des pourcentages sans considération des règles les plus élémentaires de validation statistique, les prédictions des sciences économiques qui envahissent le champ social, et dont la rigueur et la pertinence ne s’appliquent qu’au passé, la façon dont les physiciens remodèlent leurs conceptions de l’espace, de l’énergie, de la distance, de la vitesse et du temps selon les nécessités, en particulier celle d’expliquer le big bang.
Chaque discipline dispose, aujourd’hui, de critères spécifiques de validation de ses énoncés, et nul ne peut dire avec pertinence qu’une démarche est ou n’est pas scientifique dans une discipline qui lui est étrangère, dès lors que des spécialistes de ladiscipline acceptent de valider cette démarche au nom d’un tiers qui — même s’il  évolue — reste soumis à certaines règles qui permettent la confrontation et le débat, non seulement entre eux mais aussi avec d’autres.Que les critères universaux susceptibles de définir ce qu’est ou ce que n’est pas une science aient cessé d’exister implique un changement dans la façon de considérer les différentes disciplines. Or, un changement de mentalité ne se réalise pas sans réticences, sans résistances. Cette nouveauté n'est perceptible que dans « l’après-coup » ; il est plus aisé de repérer la façon dont s'est opéré progressivement un changement de mentalité dans le passé que la façon dont un concept nouveau fait émerger une nouvelle façon de voir ou de lire le monde.Ces remarques, rappelons-le, sont destinées à justifier l’assertion selon laquelle il n’est plus possible, aujourd’hui, de désigner des critères universels, acceptables par les spécialistes de toutes les disciplines, qui permettraient de départager l’appartenance ou la non-appartenance au registre de la science — chaque discipline disposant, pour elle-même, de critères de validation spécifiques.8Il nous revient, alors, d’essayer de penser certaines différences, qui permettent d’évaluer des affirmations péremptoires qui font figure d’évidences en les soumettant à la question.

Sciences et nomination

Un premier point est à préciser : il n’existe pas de science de l’observation. Un savoir sur la cellule, par exemple, est inséparable de la désignation, de ses éléments sans lesquels il n’y aurait rien à voir : membrane, cytoplasme, noyau, vacuole, mitochondrie... Une nouvelle acquisition dans le champ du savoir, une trouvaille, n’acquiert son statut que lorsqu’elle est affectée d’un nom propre ou commun susceptible d’être prononcé ou écrit comme une formule, un algorithme ou une équation.
En linguistique, il est habituel de distinguer deux aspects : le nom et le référent. La croyance habituelle fait dépendre le nom du référent. Or, comme j’ai essayé de l’illustrer avec la cellule, c’est l’attribution d’un nom à un objet qui lui confère son existence et non le contraire. Dans une discipline préoccupée de recherche, chaque nouvelle acquisition dans le champ du savoir implique soit l’invention ou l’attribution d’un nouveau terme, soit l’attribution d’une nouvelle définition d’un mot ancien. Pour la suite de ce travail, je désignerai par le terme de « nomination » l’acte qui consiste à faire exister un référent nouveau. C’est cette nomination qui confère à la trouvaille une sorte de carte d’identité sans laquelle elle n’aurait pas accès à l’existence.

Positions du savoir dans les sciences et dans la psychanalyse

La théorie du signe saussurien peut nous aider à comparer la fonction dévolue au savoir dans la psychanalyse à la fonction que tient le savoir dans toute autre discipline, qui aspire ou non à faire science.
Le signe saussurien peut être figuré sous forme d’une fraction : S/s dégagée de toute fonction mathématique, puisque le numérateur et le dénominateur sont « irréductibles » l’un par l’autre. En plaçant le signifiant au numérateur et le signifié au dénominateur je ne respecterai pas pour autant intégralement les repérages introduits par Saussure. Je reprendrai, en effet, à mon compte certaines libertés déjà introduites par Lacan qui avouait ne pas faire de linguistique mais de la « linguisterie ». Il s’agissait, pour lui, de rendre compte d’une expérience — l’expérience analytique — dont l’objet est différent de celui de la linguistique même s’il s’appuie souvent sur et contre elle.

Lacan tire les conséquences de la barre de séparation introduite par Saussure entre le signifiant et le signifié comme si cette barre n’était pas qu’une commodité d’écriture articulant certaines modalités de liaison, de dépendance entre les éléments du signe, mais spécifiait une séparation radicale entre eux. Pour Lacan, « l’inconscient est structuré comme un langage », et il substituera au concept freudien de « représentation » le terme de « signifiant ». Le signifiant lacanien articule ainsi deux fonctions : l’une phonétique, l’autre érotique. Le signifiant célèbre une trace oubliée et singulière : celle de la manière dont le petit d’homme a accès au langage dans le développement même de sa sexualité. Ce nouage du langage et de la sexualité infère le nouage entre savoir et sexualité. Ce signifiant ne tient pas une valeur universelle - comme un mot dans une langue pour tous ceux qui partagent cette langue - mais une valeur singulière pour un sujet. Ce signifiant tient, pour ce sujet, la fonction d'un bruit libidinalement investi - discriminant d'autres bruits, d'autres signifiants. Il est porteur de différence sans avoir de signification propre.  
En revanche, le signifié lacanien ne se différencie pas du signifié saussurien. Il est spécifié par une ou des significations. Un même mot peut avoir plusieurs significations : par exemple, le mot cellule, en français, ne désigne pas la même chose selon que l’on se situe en biologie, dans un parti politique, ou dans un univers carcéral.
Chaque discipline dispose d’un certain nombre de mots, de signes qui tiennent une valeur opératoire particulière dans cette discipline, alors que ces mêmes mots peuventrevêtir d’autres valeurs opératoires ou d’autres significations dans d’autres disciplines. Le signifiant ne permet alors qu’un repérage sonore de la différence qui n’est, elle, précisée que par le signifié propre à chaque discipline. Nous verrons comment la psychanalyse se distingue de toutes les autres disciplines, en portant une attention essentielle et privilégiée, non pas au signifiant, inséparable du signifié dans les autres disciplines mais aux signifiants — dégagés de tout signifié — affectés d’une fonction érogène. Ces signifiants sont noués entre eux, dans des chaînes où un signifiant ne saurait être isolé ni de son antécédent ni de son conséquent, ce qui attribue à chaque signifiant une valeur singulière radicale pour un sujet qui, pour Lacan, se caractérise d’être une émergence entre deux signifiants.
La valeur prévalente du signifiant par rapport au signifié ne se rencontre pas exclusivement dans la théorisation psychanalytique. Les mots d’un poème à la fois ont une valeur musicale, à la fois suscitent chez l’auditeur ou le lecteur des associations avec d’autres mots, d’autres signifiants, qui ouvrent d’autres portes de la subjectivité. La poésie et la psychanalyse font prévaloir les signifiants sur les signifiés. Un poème ne recherche pas la signification, mais des « effets de sens », que chaque lecteur lit et réinterprète en lui-même. Dans la psychanalyse, les surprises engendrées par les associations libres et les mots d’esprit engendrent aussi des effets de sens, qui laissent entrevoir l’objet du désir qui oriente la parole et se profile derrière les avatars de la demande et de l’appel.
Dans les sciences, le signifiant est inséparable d’un signifié qui, une fois spécifié, accéderait au statut de concept — le moins polysémique possible — proche du rêve platonicien de l’Idée qui serait épurée de ses ombres. Cette conception méconnaît l’impossible à dire l’Idée dans toute sa pureté qui suggère l’idée même de l’Idée. L’Idée, le concept ne peuvent être isolés du langage, de la matière même du langage dont ils sont tramés : du signifiant inséparable d’Éros. Ce signifiant ne cesse de rappeler la présence de l’homme dans la production de savoir : c’est l’homme qui décrit l’univers et non l’univers qui se décrit en empruntant le langage des hommes.

Discriminants spécifiques de la psychanalyse par rapport aux disciplines dites scientifiques

Nous examinerons dans ce chapitre les critères qui permettent de comparer différentes disciplines vivantes pour des chercheurs qui se consacrent à questionner le « réel » de leur discipline, et non exclusivement à répéter des références supposées acquises.
J'examinerai six critères qui nous servirons de discriminants pour essayer de penser le rapport et les différences entre « sciences » et « psychanalyse ».

1. L’objet

L’objet d’une discipline constitue aussi son vecteur : il n’est pas simple à formuler, car, paradoxalement, s’il oriente le cadre d’un savoir, il en est en même temps une production. Ce cadre, en effet, préexiste — souvent d’une manière floue — à toute question relative à l’objet dans la discipline, à ses buts. Une fois formulé, l’objet impose à son tour un certain nombre de contraintes, qui contribuent à délimiter autrement le cadre du savoir, dont la pertinence est, rétroactivement, sans cesse réévaluée. Cet objet comporte, pour chaque discipline, au moins deux dimensions inséparables :

a. un aspect général,qui est la dimension imaginaire de l’objet propre à mobiliser les passions, les vocations et les enthousiasmes : découvrir les secrets de l’univers, du rêve, de la pensée, de la connaissance... Le profane n’est souvent sensible qu’à la dimension imaginaire d'une discipline. C’est à partir de cet aspect qu’il y trouve ou non quelques attraits... C’est aussi à partir de cette dimension que se dessinent des vocations de spécialistes, même si ces derniers sont amenés ultérieurement à définir autrement leur discipline. La psychanalyse n’échappe pas à la formulation d’un objet imaginaire : découvrir les secrets de l’inconscient, élucider l’objet du désir, formaliser le mathème de la psychanalyse, faire la théorie de la didactique... Même si les énoncés relatifs à l’objet imaginaire de la psychanalyse ont une  pertinence peuvent être repérés par un praticien, ce repérage ne recouvre pas la même pertinence, n’accéde pas au même statut de « réalité » pour le public qui méconnaît nécessairement, dans les énoncés théoriques de la psychanalyse, les enjeux subjectifs qu'ils recouvrent au cas par cas et qu’une cure analytique devrait permettre d’élucider

 b. un aspect spécifique et limité. Pour illustrer la distinction entre l’aspect général et l’aspect spécifique d’un objet, prenons un exemple : la médecine a accédé au statut de science en limitant son objet à la maladie.9 Son herméneutique aujourd’huiconsidère les signes strictement à travers une nomenclature qui permet l’établissement du diagnostic... Toutefois, la médecine n’a pas pour autant renoncé à quelques pouvoirs qui en font, aussi, un art. C’est, en effet, dans cette dénomination que s’inscrit la trace survivante de la fonction sorcière du médecin : la personne du médecin compte, au moins, autant que son savoir, ne serait-ce que pour convaincre son malade de suivre ses prescriptions.
D’autres exemples peuvent être évoqués : identifier les médiateurs chimiques intervenant dans un mécanisme physiologique, décrypter un élément du code génétique, dénombrer les particules de la matière et spécifier le potentiel énergétique engendré dans telle ou telle réaction physique ou chimique, élucider la non-conformité locale d’une théorie pourtant valide dans des circonstances plus générales, ou réciproquement...
Dans la psychanalyse, à de très rares exceptions près, la demande initiale est une demande de soins. Le patient emprunte comme modèle de sa demande le seul qui soit connu : il interpelle le savoir d’un spécialiste. C’est, strictement, dans sa manière d’accueillir la demande que le psychanalyste établit le cadre et les conditions qui permettront la mise en place d’un processus de subjectivation de la demande, en élevant le signifiant à la dignité d’une énigme.

L’objet de la demande se révèle difficile à formuler, et est remis à l’horizon d’une quête... qui devrait aboutir en fin d’analyse. Cet objet ne peut se dire mieux que par une lettre, Lacan le spécifie « objet a ». Cet objet du désir se déduit des avatars de la demande sans cesse déplacée dans la chaîne des signifiants : dans le langage où il occupe une place incontournable.

2 - La trouvaille

Une recherche dans les sciences peut ou non aboutir. Elle peut confirmer ou infirmer une ou des hypothèses formulées compte tenu de l'objet spécifique d'une discipline. Chaque trouvaille advient à l’existence, et contribue à étayer le cadre du savoir, par une nomination, susceptible de réveiller l'intérêt du public, qui évalue les sciences par rapport à ses croyances et aux technologies qui remodèlent son cadre de vie. La trouvaille survient soit à l’aboutissement d’un protocole expérimental qui met à l’épreuve une hypothèse, soit par hasard ou par erreur.10 Elle est toujours affectée d’une dimension imaginaire qui se décline de différentes manières : par rapport au bien et au mal, et dans l’attribution d’une sorte de vertu magique au savoir, celle de réduire l’ignorance — alors que chaque trouvaille démultiplie les bords du réel et de l’inconnu autour d’elle.
Si, dans les sciences, les trouvailles inscrivent une réalité nouvelle destinée à être partagée par d’autres — puisque les sciences visent l’universel —, dans la psychanalyse — qui ne se préoccupe que de singularités —, ces trouvailles instaurent un remodelage de la réalité subjective, remodelage  qui peut très bien rester imperceptible pour d’autres qui vivent à proximité de l’analysant, et pour l’analysant lui-même : les effets symboliques échappent au savoir et sont souvent méconnus. Il est difficile, en effet, de saisir qu’un drame affectif prolongé de nombreuses années puisse trouver une résolution11 en une phrase qui comporte un mot quelconque prononcé comme par hasard.12

3 - Le cadre du savoir

Le cadre du savoir est constitué pour chaque discipline d’éléments théoriques et pratiques. Il est constitué d’un ensemble de références acquises progressivement et dont la thésaurisation aura permis, avec tâtonnements, d'établir les protocoles et les trouvailles qui, une fois formalisés, sont exposés comme « évidents ».

Pour différencier les sciences et la psychanalyse, je vous propose quatre points de repère en prenant appui sur le rapport signifiant / signifié tel que nous l’avons précisé.

Si les sciences aspirent à une logique du signifié pour laquelle le signifiant n’est que le substrat arbitraire sonore de la différence, la psychanalyse, tout au contraire, tente d’élaborer une logique du signifiant. Comme l’accès au langage, pour l’infans, s’inscrit dans le développement de sa sexualité, langage, savoir et sexualité sont noués sans séparation possible. Dans cette articulation, la psychanalyse attribue à un signifiant non seulement une fonction différentielle qui le spécifie et le distingue d’un autre, mais aussi et surtout, une valeur érogène.

Le nom d’un auteur a valeur de signifiant. Dans les sciences, ces noms constituent des repères historiques qui ponctuent, dans une chronologie, diverses acquisitions dans le champ du savoir. Ils peuvent être ignorés, du moins oubliés, car ce qui importe tient au savoir produit : nomenclatures, formules et méthodes. Si les noms ont une valeur indicative pour des historiens de la discipline, pour les praticiens de cette discipline seules semblent compter les fonctions opératoires du savoir reçu.

Dans la psychanalyse, au contraire, nul ne saurait se passer du nom de Freud qui a attribué à l’inconscient des fonctions spécifiques. La psychanalyse a été inventée et nommée par lui. Les psychanalystes qui lui ont succédé ont mis l’accent sur certains aspects de leur discipline et leurs théorisations traduisent leur mode spécifique de rapport à la psychanalyse, différent pour chacun, et inséparable de leur nom propre et du nom de ceux qui les ont formés.  Parmi ces noms, celui de Lacan mérite d’être souligné tout particulièrement dans ce travail, car ses théorisations, si elles rebutent certains lecteurs, permettent de clarifier de nombreuses difficultés dans les textes de Freud et de réfléchir, justement, sur le statut comparé des sciences et de la psychanalyse.

Dans les sciences, l’expérimentateur est supposé disparaître derrière son expérience, qui devrait être reproductible ou contrôlable, dans ses différentes phases, par quiconque formé dans cette discipline.
Il en est tout autrement dans la psychanalyse : toute cure constitue un protocole expérimental où s’éprouve — d’une manière radicale — la subjectivité de chaque analysant. Dans la cure, le psychanalyste lui-même interfère avec sa propre subjectivité, dans sa façon d’écouter et d’intervenir, par exemple en soulignant comme énigme tel signifiant du discours de son analysant plutôt que tel autre.
Dans toutes les disciplines introduites par le terme « psy », tout écart par rapport à une norme peut prendre le nom de symptôme ou de maladie : compulsion, névrose, hystérie...
Dans la psychanalyse, le symptôme ne recouvre pas la même réalité qu’en psychiatrie : il est langagier, il se repère à la manière d’énoncer le texte d’une plainte, et non à l’objet de la plainte. Par ailleurs, les termes relevant apparemment d’une nosographie commune ne désignent pas les mêmes entités. Dans la psychanalyse, la nosographie psychiatrique est subvertie, elle n’indique que des modalités spécifiques de « rapport à l’objet » : des structures psychiques. Ces structures proposent des repérages sur certaines façons d'habiter le monde, certaines façons de se positionner dans les relations à l’amour, sur la façon de se situer comme homme ou femme, à la façon d’interroger le savoir… Sur ces questions, le départage entre le normal et le pathologique ne saurait être pertinent, puisqu’il n’y a pas de norme.

Le privilège donné soit au signifié soit au signifiant permet d’établir une distinction spécifique de la psychanalyse par rapport à toutes les autres disciplines : les disciplines scientifiques, par exemple, aspirent à extraire du réel une succession de nominations. Ces nominations articulent des signes : signifiant/signifié. Les sciences privilégient le champ du signifié qui aspire à l’universel, alors que la psychanalyse aspire à permettre l’émergence de nominations — exclusivement dans le champ du signifiant — dont l’agencement est radicalement singulier. Dans ce sens, c’est le réel du discours de chaque analysant qui est mis à la question, en tant que ce réel articule une dimension collective : le langage, et une dimension singulière : à travers le rapport spécifique dont chaque un est façonné et divisé par le langage, dont les limites harcèlent, sans cesse, tout fantasme de maîtrise.
Le savoir du psychanalyste ne vise pas à répertorier chaque demande comme un cas dans une nosographie, mais à permettre à son analysant d’entendre l’inouï comme une émergence de sa propre parole. Cette fonction du savoir ne permet pas au psychanalyste de se prévaloir d’une position d’expert dans sa discipline et dans la cité.
Si la logique des énoncés scientifiques privilégie le champ du signifié, il convient toutefois de ne pas oublier que le savoir et le langage sont liés, et que quiconque parle — même en faisant référence à un savoir — fait usage de signifiants plus ou moins érotisés.
Par ailleurs, si le champ de la psychanalyse investit d’une manière privilégiée la dimension du signifiant (polysémies, connotations…) ses théoriciens aspirent à une rigueur qui permette à des auditeurs ou des lecteurs un peu avertis de reconnaître si des énoncés sont rigoureux ou pertinents ou si un prétendu auteur raconte n’importe quoi. Cette pertinence ou cette rigueur tiennent à une façon de concevoir l’écriture. Celle-ci peut emprunter différents styles. Elle reste toutefois ferme sur certaines exigences, en particulier celle de la non-contradiction entre différents usages d’un concept en différents lieux d’un texte, à moins d’en fournir l’explication. Les propriétés du signifiant s’exposent dans une écriture susceptible d’offrir ses énoncés à la critique, sans laquelle il n’y aurait pas de possibilité de penser – ce qui exige, à son tour, la dimension du signifié

4 - Le chercheur

Dans les sciences, le chercheur est un spécialiste, et son statut le situe à la pointe de sa discipline, dont mieux que tout autre il connaît les dernières avancées, et certains points de butée qu’il se propose d’explorer. En France, le chercheur est une personne éminente. C’est aussi un expert qui juge, valide ou critique des énoncés produits dans son champ. Son statut vis-à-vis de ses collègues d’autres domaines, et éventuellement des médias, contribue à valider en retour sa propre discipline vis-à-vis du public.
Dans la « position paranoïaque de la connaissance », évoquée par Lacan, la position subjective du chercheur ne relève pas d’une psychopathologie. Si chacun sait que ce sont les hommes et non pas les objets inanimés qui parlent, et qui posent des questions, il se trouve parfoisqu’après avoir longtemps travaillé sur un objet difficile à cerner, un chercheur se sente mis en demeure par son objet, comme si ce dernier exigeait qu’il lui soit rendu des comptes.
Qu’un chercheur se sente ou non dans cette « position paranoïaque de la connaissance », qu’il soit habité par un désir d’apprendre, de découvrir, qu’il cherche ou non à se délecter d’une image de lui-même, d’honneurs reçus ou attendus, il ne cesse de porter témoignage de ses enjeux subjectifs toujours présents. Nul ne peut explorer ces enjeux, sauf le chercheur lui-même s’il en soutient la demande auprès d’un psychanalyste. Dans ce cas, il devient analysant, c’est-à-dire qu’il saisit une nouvelle orientation de recherche en prenant comme objet d’étude sa propre subjectivité matérialisée dans les signifiants qu’il déploie pour faire entendre sa demande.
L’analysant et le psychanalyste peuvent se préoccuper de recherche, chacun à sa manière. Le psychanalyste peut faire figure, dans un premier temps, de spécialiste ou d’expert vis-à-vis de ses analysants. Ce n’est pas lui, pourtant, qui est en position de chercheur dans une cure, mais l’analysant. C’est l’analysant qui est titulaire d’un savoir insu, qu’il revient à la cure de faire émerger. Ce rapport au savoir représente une telle subversion du modèle établi que rares sont ceux qui acceptent même de concevoir une telle chose. C’est souvent ce qui explique que le processus de la cure, à peine esquissé, soit détourné par certains praticiens qui se réclament pourtant de la psychanalyse. Ces détournements se produisent, en toute inconscience de cause, au nom de convictions moïques rationalisées sous le masque de bonnes intentions : l’exigence de l’aide à apporter, la nécessité d’accélérer une démarche, de la rendre plus efficace...
Chaque discipline est en général assortie d’un code moral, de règles de déontologie. Ces dispositifs ne sont pas nécessaires dans la psychanalyse, ils y seraient dénués de pertinence, dans la mesure où l’éthique même du psychanalyste consiste à tenir la place qui rend la cure possible. Insistons : il s’agit pour le psychanalyste de mettre en acte une position subjective qui ne rende pas la cure impossible. Il importe que le psychanalyste ne confonde pas sa pratique avec d’autres pratiques, d’autres disciplines : médecine, psychologie, aide sociale et soutien religieux…

5 - La communauté des chercheurs

Si une communauté de spécialistes est seule habilitée à légiférer sur la pertinence des énoncés produits dans son champ de savoir, cela exclut que les chercheurs aient à soumettre leurs énoncés à des citoyens comme s’il s’agissait d’opinions susceptibles d’être mises aux voix pour être validées. Si se trouver dégagé du jugement social offre quelque liberté pour réfléchir, il ne faut pas s’illusionner sur la bienveillance d’une communauté d’appartenance. Dans toutes les communautés, les déviants sont mal supportés, surtout ceux qui, par leur talent, remettent en cause certaines notions qui passaient pour définitivement établies : Prigogine, par exemple, n’a été protégé de la violence des cabales lancées contre lui, par ses propres pairs, que grâce au prix Nobel.
Si la pertinence des énoncés produits au sein de chaque discipline est indépendante des sociétés — démocraties, dictatures, royaumes —, ces sociétés sont toutefois touchées par certains énoncés qui semblent leur porter crédit ou discrédit : la psychiatrie a joué un rôle particulier en Union soviétique ; par contre, en Roumanie, Ceaucescu en a réduit le champ d’application à des statistiques ; dans le même mouvement, il a supprimé les études universitaires de psychologie et éradiqué le terme de paranoïa de toute publication nationale.
L’établissement des DSM exclut hystérie et inconscient de leur terminologie au nom d’une exigence de scientificité, qui serait définie par des critères précis13 maisdont la validation promise, sur le mode religieux, est toujours remise à plus tard. Dans ce cadre, les déclarations relatives à des exigences de scientificité fonctionnent comme des slogans publicitaires qui poursuivent d’autres enjeux que scientifiques : elles promeuvent certaines conceptions de l'homme — à travers le statut donné au symptôme — et de l'économie libérale appliquée au marché du médicament.
La psychiatrie, toutefois, n’est pas la seule discipline qui a été utilisée de façon particulière pour servir de caution à telle ou telle idéologie. Un chercheur est lié, consciemment ou non, aux discours de référence concernant le bien et le mal, le juste et l’injuste, le beau et le laid dont se trame son environnement, même sisa fonction scientifique consiste à les situer et à les analyser, comme en sociologie. En ce sens, chaque citoyen, chercheur ou non, est tributaire d’une conception du monde, que les philosophes désignent du terme d’idéologie.14 Le chercheur n’est indépendant que d’une manière toute relative ; il est inscrit dans différentes communautés d’appartenance, privées ou publiques, au sein de la cité. Cette appartenance lui donne accès à des budgets et revenus, et lui confère statuts et possibilité de se faire connaître et d’exercer. Ces aides impliquent certaines contraintes, dont il n’est pas toujours possible de se libérer sans courir certains risques, imaginaires ou réels, de perdre certains bénéfices, acquis ou escomptés.
Une idéologie n’est pas instaurée délibérément par un individu, ni un groupe de pression. Toutes les disciplines sont susceptibles de subir l’influence de l’idéologie qui imprègne — dans le langage même — la façon dont les hommes d’une société se représentent le monde. L’idéologie imprègne la dimension générale de l’objet, sa dimension imaginaire, moteur de toute recherche fondamentale et appliquée.

En génétique, l’affaire Lyssenko15 fut particulièrement exemplaire.  En jetant l’anathème sur la génétique qualifiée de « science bourgeoise » il s’agissait de promouvoir une « science prolétarienne ». En s’appuyant sur des anathèmes lancés contre les lois de l’hérédité, d’autres anathèmes ont trouvé d’autres cibles : « Au même moment s’élève une violente discussion à propos de la mécanique quantique : Markov, qui avait fait connaître en Union soviétique les travaux de l’École de Copenhague, est traité de « centaure philosophique » qui veut concilier matérialisme et idéalisme. La théorie de la relativité est à son tour attaquée : Einstein est traité de « machiste » et l’on peut lire en 1953 sous la plume de Maximov que « la théorie de la relativité est manifestement antiscientifique » ! La cybernétique est dénoncée la même année dans la Gazette littéraire comme « science d’obscurantistes ». Les travaux de Pauling sur la nature de la liaison chimique et la structure des molécules qui lui vaudront en 1954 le prix Nobel de chimie sont taxés de « machisme » eux aussi dès l’automne 1949… »16
Ces affaires qui paraissent, aujourd’hui, caricaturales, masquent des aspects complexes derrière de vraies questions techniques et scientifiques contemporaines : l’établissement de la carte du génome humain ; la conception, la production et l’exploitation de nouvelles sources d’énergie ; la nourriture et les ONG ; les déplacements, les communications et Internet ; la reproduction ; la douleur et la compliance des malades dans un système de soins...

6. La cité

Un spécialiste est aussi un citoyen. S’il doit se prononcer à propos d’une autre discipline que la sienne, il ne pourra émettre que des opinions, et non des avis éclairés concernant cette autre discipline. Il est cependant mieux averti que quiconque des difficultés générales de la recherche, et de la nécessité permanente de faire valoir ses travaux spécifiques au sein de la cité. Si les chercheurs, en effet, n’ont pas à soumettre aux voix leurs hypothèses et leurs trouvailles au grand public, qui n’est d’ailleurs souvent pas intéressé, il faut toutefois pouvoir obtenir des subventions. Il leur faut mobiliser l’attention du public, comme des politiques, sur l’objet général de leur discipline qui convoque l’imaginaire, suscite de l’espoir et fait rêver, et non sur l’objet spécifique, proprement scientifique, d’une discipline. Cette contrainte implique une certaine solidarité transdisciplinaire qui définit des appartenances à un corps social : celui de chercheur. Dans ce contexte, certaines disciplines ne semblent justifier et entretenir leur existence que par le nombre de thèses qu’elles suscitent, indépendamment de l’exigence qu’il y aurait à produire une quelconque trouvaille.
Dans la psychanalyse, le praticien est rémunéré par l’analysant, qui soutient ainsi sa demande sans faire appel au tiers payant, même si certaines cures peuvent être amorcées par ce biais. L’analysant peut alors énoncer ses croyances, ses plaintes, ses enjeux sans que ceux-ci aient à être cautionnés par une institution dont un psychanalyste incarnerait les valeurs. Toute cité est, en effet, porteuse d’une idéologie insue, sous couvert de valeurs et de grands principes partagés. Rappelons que la pratique analytique ne consiste pas à injecter du signifié dans une cure, mais à faire émerger des signifiants en jachère, signifiants que le psychanalyste ne découvre que lorsqu’il les entend. Dans cette démarche, l’analysant peut éprouver son rapport singulier au collectif à travers ce que Freud avait annoncé dans un texte intitulé : « Malaise dans la civilisation », qui, comme tous les grands textes, maintient avec le présent une inquiétante familiarité.

Psychanalyse et psychotérapies

Le projet de ce texte était d’éclairer des différences pertinentes entre sciences, psychanalyse, et psychothérapies.
La psychanalyse s’appuie sur la règle d’association libre, qui permet d’énoncer des propositions qui recèlent des surprises et des énigmes, qui seront ultérieurement interrogées si elles se répètent. Confronté à la surprise de sa propre parole, l’analysant se trouve comme mis en demeure de s’en expliquer. Il apparaît ainsi pourquoi, dans l’analyse, c’est l’analysant qui est détenteur d’un savoir à faire émerger. L’acte analytique consiste très spécifiquement, à ne pas empêcher cette émergence avec un certain type de savoir, celui, en particulier, avec lequel excellent les universitaires. Cela permet de situer un rapport spécifique au savoir dans l’enseignement et/ou la pratique des sciences et dans la psychanalyse. Le savoir du psychanalyste dialectise dans la subjectivité son mode de lecture des textes de référence avec ses propres problématiques en souffrance.
S’il est possible dans le champ des sciences et dans celui de la psychanalyse de formuler des repères qui établissent des différences marquantes entre des démarches qui aspirent à une certaine rationalité au nom d’un tiers différemment posé, il en va tout autrement avec les psychothérapies : les critères discriminants évoqués plus haut ne tiennent plus, ils sont comparativement inapplicables. Nous pourrions reprendre comme exemple la médecine,  qui a accédé au niveau de science en instituant son objet : la maladie. Cet objet réduit et restreint des préoccupations beaucoup plus larges : la santé, le bien-être, le bonheur, l’équilibre… Il n’est mystère pour personne que les psychothérapies soutiennent explicitement ou non, ces préoccupations sous des modalités ou des libellés qui s’apparentent aux slogans publicitaires que l’on trouve dans certains journaux faisant l’apologie de sorciers ou de gourous de différentes obédiences. En d’autres termes, nul ne nie l’importance imaginaire convocatrice de certaines revendications : le droit à la santé, à une plus grande justice pénale et sociale, le droit à l’éducation, au bonheur, à la jouissance personnelle ou partagée, aux lendemains qui ne devraient pas déchanter... tant il est vrai que ces manques (aegritudo et cupiditas) peuvent faire souffrir.
Différentes propositions thérapeutiques, traditionnelles17 ou récentes, s’offrent pour réduire une part de la douleur subjective, et des praticiens spécialisés y parviennent pour certains patients dont ils s’occupent, tant il est vrai que s’occuper de quelqu’un — quelle qu’en soit la manière — provoque des effets parfois surprenants (qu’ils soient positifs ou négatifs).
Ces thérapies se réclament toutes de théorie et de pratiques. Les théories soit sont empruntées à des traditions régionales, ethniques ou religieuses, soit sont proposées par des praticiens qui, d’une manière ou d’une autre, ont fait valoir leur point de vue autour d’eux, dans des publicités ou parfois dans des publications. Or, et cela n’est un secret pour personne, la lecture montre que, même lorsque la spécificité de la discipline et les enjeux poursuivis ont été formulés, le cadre théorique de ces pratiques est d’une remarquable pauvreté. Elles se légitiment souvent du pragmatisme, comme si cette théorie avait la vertu d’exorciser la nécessité d’avoir à réfléchir. Ce pragmatisme focalise l’attention sur des effets thérapeutiques, qui ne doivent surtout pas êtres questionnés, tant il est affirmé avec insistance que ces dits effets sont criants. Les protocoles ou les procédures sur lesquels l’accent est mis sont, en fait, des « rituels »,18 qui se pratiquent dans des relations singulières ou en groupe. Les personnes souffrantes sont conviées par un ou plusieurs officiants — en paroles ou en actes — à des sortes de cérémonies, sous la responsabilité d’un « sachant », dont la pratique n’aspire à aucune confrontation avec les sciences, même si l’officiant est titulaire d’un diplôme. Ce sachant se positionne, laïc ou non, en tant que chaman ou sorcier, en tant qu’hommes-médecine, comme si le « manque à être », inscrit dans le rapport au langage, pouvait être aboli, comme s’il était possible de guérir du désir lui-même, — qui fonde l’humanité. Il propose sur le modèle des religions classiques, de nouvelles croyances style new age, un nouveau salut, et l’appartenance à des groupes partageant des idéaux revisités, réactualisés par des promesses et des guérisons. Dans ces démarches, les sectes trouvent leur part de marché tout autant qu’une opportunité de revendiquer la tolérance envers leurs conceptions du monde, du bien, du mal, de l’équilibre psychique et de la santé.
Nombre de pratiques psychothérapeutiques actuelles se positionnent pour ou contre la psychanalyse. Or, quelle que soit la nature de ce « positionnement »,19 ces pratiques ne sauraient être confondues avec celle de la psychanalyse. Elles sont radicalement autres, du fait de la position spécifique du psychanalyste — dans son rapport à la demande de son analysant et au savoir : un psychanalyste n’est ni un expert ni un sachant, et ne se fait pas non plus passer pour tel. C’est ce qui explique en général la discrétion de ses interventions publiques. Les psychothérapeutes qui disent s’inspirer des théories freudiennes imaginent que les différences de leurs pratiques avec celle de la psychanalyse ne tient que dans un rituel et un nombre de séances. Ils méconnaissent que ce ne sont pas ces détails qui discriminent les pratiques, mais la façon dont un analyste engage son désir qui est à distinguer des demandes de reconnaissance, témoignant toujours d’une cure inaccomplie même quand elles sont formulées dans des termes empruntés à des auteurs prestigieux.

Une question se pose avec insistance : pourquoi est-il si important de distinguer la psychanalyse des psychothérapies ? A minima pour cette raison : pour ne pas entretenir cette confusion, qui émousse le tranchant de la lecture freudienne du malaise dans la civilisation, si n’importe qui peut se prévaloir de la psychanalyse pour dire ou faire n’importe quoi.
La psychanalyse — qui se réfère à Freud et à Lacan — ne propose aucune conception du monde, quelles que soientles affirmations de ses détracteurs qui ont, sans doute, de bonnes raisons à faire valoir pour soutenir le contraire en négligeant l’abondante littérature disponible pour quiconque veut s’informer. Elle offre une possibilité pour chaque analysant de décoder les présupposés et les croyances tapis dans ses propres enjeux. Ce qu’elle promeut est la dimension du « sujet », qui ne peut être appréhendé que dans son rapport au langage et au désir,dans un travail de longue haleine. Cette conception du sujet qui n’est ni une personne ni un citoyen est la seule qui puisse, au-delà de critères moraux, théoriser l’ineptie du racisme et de la xénophobie.
Les psychothérapeutes qui considèrent les symptômes comme des malaises à supprimer ou à atténuer sont fortement enclins à croire que, lorsqu’ils obtiennent ces résultats — qu’ils aiment à faire connaître, même lorsqu’ils sont transitoires —, qu’il s’agit de victoires dues à leur discipline ou à leur talent personnel. Les psychanalystes sont extrêmement réservés quant à l’évaluation de ces résultats, même si, dans certaines cures analytiques, des symptômes peuvent disparaître parfois très rapidement.20 Comme nous l’avons vu, les symptômes qui sont des signes isolément appréciés ne sont pas pertinents pour rendre compte de la dynamique d’une cure. À plus forte raison, il serait inepte d’envisager des statistiques relatives à l’évolution de ces signes. C’est pourquoi les psychanalystes ne sauraient faire de publicité : ce serait au mépris de la subjectivité de leurs analysants, qui seraient réduits à n’être que des faire-valoir. Pour les psychanalystes, il ne s’agit, ni de valoriser ni de mépriser certains effets dits thérapeutiques : un symptôme peut se convertir ou en masquer un autre. Ce qui leur importe, en particulier, est de maintenir une attention constante sur les déplacements de parole qui privilégient les fonctions dévolues à ces symptômes, plutôt que sur les symptômes eux-mêmes qui se maintiennent un temps plus ou moins long et laissent place à d’autres questions.

Notes de bas de page numériques

1 . Ce texte reprend un exposé — présenté à la coordination de l’Inter-Associatif européen de psychanalyse en juin 2000 — à un  moment où il s’agissait de lever certaines confusions auprès de parlementaires qui s’apprêtent à légiférer. Ces questions restent actuelles.

2 . Une revue appelée Psychologie, destinée au grand public, offre abondamment ses rubriques au paranormal : astrologie, voyance et différentes formes de sorcellerie.

3 . Cicéron, Devant la souffrance, Arléa, 1996, p 11.

4 . Michel Foucault,Naissance de la clinique, PUF, 1963.

5 . Bertrand Russel, Science et Religion,  Collection Idées, Gallimard.

6 . Jean Szpirko, Incidence du référent dans les textes de psychanalystes, L’effet de sens, édité par l’AFORESH, 1997.

1  

7 . Maurice Kléman, Points, lignes, parois, dans les fluides anisotropes et les solides cristallins, t. 1,  Orsay, Les éditions de physique, 1977.

8 . Jean-Marc Lévy-Leblond. La pierre de touche. Folio-Essais,  Gallimard, 1996.

9 . Jean Clavreul, L’ordre médical, Seuil, Collection du champ freudien, 1978.

1 0. Le terme de serendipity se retrouve dans de très nombreuses publications scientifiques pour signaler les effets du hasard : une découverte survient alors qu’autre chose était attendu.

1 1. C’est volontairement que je n’ai pas utilisé le mot thérapeutique.

1 2. Georges Perec, « Le lieu d’une ruse », article paru dans La ruse, série « Cause commune », 10/18, Union générale d’édition, 1977.

1 3. Ces critères statistiques ne sont eux-mêmes pas honorés par les DSM qui en formulent l’exigence. Stuart Kirk et Herb Kutching. Aimez-vous le DSM ? Les Empêcheurs de tourner en rond, Institut Synthélabo, 1998 (éd. originale : The Selling of DSM. The rhetoric of Science in Psychiatry, by Walter de Gruyter, Inc. New YorK, 1992).

1 4. François Châtelet, Histoire des idéologies, Hachette, 1978.

1 5. Dominique Lecourt, Lyssenko. Histoire réelle d’une « science prolétarienne », Maspero, Paris, 1976.

1 6. Idem p. 151-152.

1 7. Levi Strauss, Anthropologie structurale, éd. Agora, 1995, (« L’efficacité symbolique », pp 213-234, « Le sorcier et sa magie », pp 191-212).

1 8. L’emprunt d’une terminologies à une science n’est pertinentque si elle est étayée par une théorie.

1 9. « Positionnement » est un terme marketing destiné à situer un produit dans son marché, en particulier par rapport à sa concurrence.

2 0. Le livre de Marie Cardinal est exemplaire à ce sujet : le symptôme disparaît au moment inaugural où le psychanalyste pose le « cadre » de la cure. Les mots pour le dire. Grasset & Fasquelle, 1975.

Pour citer cet article

Jean Szpirko, « La psychanalyse : une science de la singularité ? », paru dans Alliage, n°47 - Juillet 2001, La psychanalyse : une science de la singularité ?, mis en ligne le 14 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4012.

Auteurs

Jean Szpirko

Psychanalyste praticien, membre de la Société de psychanalyse freudienne où il enseigne la clinique psychanalytique. Dans différents séminaires, il questionne le rapport qu’entretient la psychanalyse avec les sciences affines.