Alliage | n°40 - Septembre 1999 Nouvelles relations aux savoirs et aux pouvoirs 

Denis Duclos  : 

Fascination de la narcose sociale

Un risque majeur pour le collectif-monde ?

Plan

Texte intégral

Vie et fascination de la mort au seuil du XXIe siècle

Être un vivant humain en ce début de millénaire confronte chacun à deux tendances étroitement liées :
— Une immense pluralité d’identités, de moyens, de dispositifs,  d’imaginaires, de projets, au point que nous ne disposons guère de concepts pour exprimer cette explosion anthropique liée au refus de la mort, et à l’espoir de repousser sans cesse les limites de l’expansion humaine dans tous les domaines.
— Une non moins extraordinaire fascination pour la complétude, le contrôle, l’équilibre, l’arrêt des mouvements trop libres ou trop énergétiques. L’obsession de la mort, à la fois redoutée et attendue, se signale par toutes les formes de la narcose sociale que nous déployons ensemble pour durer sans souffrir ni penser (et dont l’univers médiatique est peut-être la quintessence).
Il faut rendre compte du nouage de ces deux tendances, en apparence opposées.

 Le capitalisme obsessionnel

On peut admettre que le capitalisme mondial, libéré des objections régionales des socialismes étatiques, résume en son sein le rapport prédominant entre ces deux orientations.  C’est que le capitalisme n’est pas un mécanisme amorphe : c’est une dynamique sociétale, une orientation en cours, un idéal en marche. C’est le collectif mondial contemporain, le référent  de l’humanité elle-même. Qu’est d’autre le capitalisme, sinon le mouvement même d’unification de l’humanité par l’argent ? L’argent, libéré des limites contingentes des monnaies métalliques ou de papier, devient en effet, à proprement parler, la circulation même du désir humain entre les membres de l’humanité. Argent et humanité ne font plus qu’un, se devant réciproquement leur unité.
Autant dire que le capitalisme n’est pas — ou n’est plus — une force libératrice explosive des énergies humaines. Il est bien plutôt l’interdit majeur de précipitation de ces énergies vers des projets hardis, nécessairement aventureux, disparates, contradictoires, rêveurs. En ramenant toute activité, tout élan, tout investissement, tout projet à la forme argent de la plus-value, le capitalisme est devenu un régulateur social de plus en plus central. Il bride les désirs, les maîtrise et les modifie, comme l’avait vu Tocqueville, autour d’une certaine médiocrité des dépenses, d’une distillation des passions. En même temps, il continue d’attiser les concupiscences (autour des “miracles” de la science), mais c’est pour les ramener à de petites jouissances mesurées, réparties, sans risque pour la rotation rapide et régulière de l’argent.
C’est la rançon de l’unité humaine : en donnant à voir la limite des exotismes, en égalisant et en échangeant toutes les formes possibles de tourisme, c’est-à-dire d’évaluation réciproque des valeurs d’autrui, le capitalisme affaiblit l’amplitude de déploiement du désir. En généralisant les valeurs de consommation moyenne, il atténue les différences entre les valeurs d’usage, vide de sens les compétitions pour les biens rares ou exceptionnels, en faisant apparaître leur pure fonction de spéculation ludique, pour des élites elles-mêmes strictement définies par leur disposition de masses abstraites d’argent.

L’abstraction monétaire ayant de moins en moins de contrepartie intéressante dans les objets réels, l’avant-garde capitaliste se détourne peu à peu du beau risque et de l’aventure extraordinaire (même si elle est encore partie prenante des avancées de l’électronique ou des percées de la génétique), pour se consacrer aux formes destructives de l’excédent de valeur (comme le poker financier international). Ensuite, la destruction atteignant elle aussi des limites, la même élite se reconvertit plus ou moins lentement dans le contrôle du fonctionnement. Nous passons, peut-être sans nous en apercevoir, d’une société de profit à une société d’information, c’est-à-dire surtout de fonctionnement et de contrôle. Comment s’effectue cette évolution ? Pourquoi est-elle inéluctable ? Vers où nous entraîne-t-elle ?
Il faut rappeler que seul le différentiel de valeur crée un courant de convection assez fort entre pauvreté et richesse, en instituant une sorte de pyramide universelle, dont, constamment, les plus riches sortiraient  par la pointe alors que les plus pauvres y entreraient par la base. Tout le jeu de la valeur serait résumé par ce moteur d’une comparaison calculable entre ceux qui n’ont pas et ceux qui ont. Lorsque le désir créé au sommet faiblit (car la bourgeoisie bien établie n’a plus grand chose à prouver à soi-même et aux autres), il n’existe qu’une seule autre manière de conserver l’énergie de l’influx sur lequel repose toute la circulation de capital : recréer de la pauvreté à la base du système.
Fabriquer de la pauvreté “désirante” à la base du capitalisme résulte à son tour d’une combinaison de deux méthodes, absolue et relative : la méthode absolue est une destruction spéculative de la richesse accumulée ; la méthode relative consiste à faire payer le prix de cette destruction soit aux économies créditrices (comme l’Europe ou le Japon, qui financent les riches joueurs endettés), soit à certaines parties défavorisées des populations.

Ces mécanismes classiques sont connus, de même que leurs dangers : la révolte sociale, dont les états socialistes et communistes du XXe siècle ont été des effets indirects, et qui ne sera sûrement pas supprimée des modalités possibles de l’action humaine. D’autant qu’un risque encore plus grand guette le capitalisme en l’absence de révolte : le confinement de masses humaines dans un semi-esclavage, incompatible à son tour avec la croissance, c’est-à-dire avec l’aspiration de la base dans le mouvement convectif vers le sommet. C’est que la pyramide en mouvement (modèle de l’Amérique du Nord exporté au monde) peut toujours devenir une pyramide immobile (castes indiennes ou nuancier racial brésilien). Il est même possible que ce destin civilisationnel ne soit jamais conjurable très longtemps. Pour une raison simple : le système ne fonctionne que  si les nouveaux pauvres entrants ne sont pas les anciens riches sortants. Car alors, les participants s’entendraient pour bloquer le circuit à des niveaux majoritairement raisonnables, plutôt que de viser leur propre chute sociale en bout de piste.
Or, si le flux de désir peut facilement continuer dans une Amérique exemplaire, important toujours des masses considérables d’immigrants, et exportant du dollar, il devient beaucoup plus problématique au niveau de la planète, qui ne connaît ni entrants ni sortants, et pour laquelle son caractère de jeu à somme nulle pourrait bien se révéler plus rapidement que prévu. Pris entre les deux extrêmes d’un chaos d’initiatives démesurées (comme le furent encore au XIXe siècle l’équipement ferroviaire des colonies africaines ou celui de la Sibérie, ou au XXe siècle, l’engouement des élites techno-militaires du tiers-monde pour les barrages géants), et d’un marasme involutif, autophagique, le capitalisme mondial est donc en train de devenir équivalent à la notion de contrôle, car sa survie est elle-même conditionnée par la régulation de long terme et de portée universelle de son propre mécanisme.
En d’autres termes, le collectif capitaliste se ferme autour de son énoncé  constitutif (l’ascension sociale indéfinie des masses), afin d’en assurer la répétition pérenne. D’où les progrès de l’obsession sécuritaire dans de nombreux domaines : parce que le capitalisme n’est rien d’autre qu’un énoncé  de l’accord des participants à “l’humanité” autour du marché, il ne peut désormais s’adapter au mouvement irrésistible de la vie que dans les limites de sa propre répétition.
Parce que le capitalisme n’est que tension militante vers l’unité par l’abstraction comptable, il ne peut être en même temps militantisme de l’aventure scientifique ou culturelle. C’est la raison pour laquelle il freine désormais les prouesses et les défis (alors même que les menaces militaires nucléaires semblent s’éloigner), pour se consacrer à la visée obsessionnelle d’une mise en circulation générale et contrôlée des valeurs et des êtres. Ainsi préfère-t-il de loin la vieille automobile polluante au TGV ou au paquebot solaire, et le téléphone portable à l’autonomie technique des villages. Il préfère appliquer la télématique à l’organisation d’un marché mondial, plutôt qu’à l’invention des robots anthropomorphes qui fascinent tant les Japonais, désormais seuls héritiers de la vague de rêves de science-fiction qui prévalut après la deuxième guerre mondiale. Le capitalisme connaît une sorte d’arrêt sur l’image... du capitalisme.

Les buts inavoués du collectif-monde

Il serait réducteur d’attribuer cette résistance à l’avenir au simple principe du profit. Le capitalisme n’est pas la chose des capitalistes : c’est la chose de tout le monde, en tant que chacun préfère que triomphe pour tous le discours absolutisant le marché. C’est en tant que cette chose est désirée par tous et pour tous, qu’elle s’impose comme résistance massive à ce qui pourrait l’ouvrir au dépassement. La pensée unique ne fonctionne pas seulement comme propagande imposée : elle séduit comme pensée unifiante, parce que l’unification est l’idéal par excellence de tout collectif, et que nous attendons du collectif universel qu’il satisfasse notre attente sur ce point.

C’est parce que le capitalisme comme énoncé du collectif-monde est devenu son propre fonctionnement, sa propre visée pérennisée, que se multiplient en son sein les phénomènes contradictoires, à la façon dont les tics, le bégaiement ou les rituels figent le vivant en proie à la névrose obsessionnelle. Ces contradictions ne sont plus des signes d’un mouvement,  encore moins d’une appréciation mesurée des risques et  des avantages du progrès, mais sont, au contraire, les symptômes d’une hésitation érigée en finalité : il s’agit de plus en plus souvent pour le système de reprendre d’une main ce qu’il a donné de l’autre, car seule la résorption de l’énergie humaine sous forme comptable abstraite l’intéresse, et non les éclats libérateurs.
Ainsi, par exemple, du destin du papy boom, symptôme d’un droit à vivre que la science a plus étendu que jamais, mais qui se trouve aussitôt retourné en devoir de « mourir dans la dignité » à l’aide de cette même science. Autre exemple : la catégorisation d’une jeunesse aux désirs consommatoires supposés sans bornes, mais qui est aussitôt vouée au redressement judiciaire, si elle prétend passer à l’acte hors des codes sécuritaires ou moralistes. Ou encore, une liberté de choix sexuels exaltée, publicisée, mais qui est immédiatement transformée en délinquance monstrueuse dès que la libido s’appliquerait, dans le réel, à autre chose qu’à saliver devant les nouveaux produits que propose par le commerce patenté.  

Ce nouage contradictoire révèle la forme présente  de la pulsion de mort dans la culture. À la fois monétaire et technologique, le collectif contemporain  ne souhaite pas seulement  capturer dans la circulation la haine meurtrière ouverte, le malheur ou la misère. Il désire aussi user des miracles techniques pour abolir le foisonnement immaîtrisable de la vie et de la liberté.
On ne cessait de l’oublier avec l’éloignement des grands massacres internationaux de la première moitié du XXe siècle (avant que la guerre portée en Yougoslavie nous le rappelle) : vitalité et désir de mort ne s’opposent pas en soi. Au contraire, ils peuvent converger dans les énoncés collectifs. Si vivre sa destinée dans des rencontres humaines sans garantie intimide la plupart d’entre nous, la combinaison du plaisir corporel et de l’idée radieuse partagée — ce que la psychanalyse a nommé la jouissance — attire sans répit, et sa promesse instituée par la foule, la secte, le jeu de rôles, le parti, la nation, le groupe multinational ou le bouquet de médias, rassemble toujours davantage d’adhérents, passifs ou militants.
Désormais, l’humanité, instituée en tant que telle par l’invention du crime qui la viserait, paraît devenir le plus grand collectif possible, doté d’une capacité d’action sur ses membres : c’est aussi à ce niveau que se propage la plus forte aspiration au rassemblement unitaire et à la production de ses preuves. Nous nous mobilisons pour éteindre les derniers foyers de haine atavique, au nom d’une urgence d’humanisation globale, sans jamais interroger en nous ce besoin de juger férocement les résistances locales.

Chacun croit ignorer le but fatal de la mobilisation la plus joviale (telle manifestation sportive mondiale), la plus nécessaire (celle du collectif de harcèlement productiviste, au nom de la propriété des actifs financiers), la plus morale (le procès en sexualité du président de la “superpower”), ou la plus juste (le bombardement chronique de petites nations par des Alliés supposés incarner l’ordre mondial). Mais ce refus de savoir n’est que ruse de la passion : elle lui donne toute sa force d’innocence apparente. C’est en déguisant la finalité secrète de toute représentation idéale globalisante (du nouvel ordre économique, de l’humanité comme instance suprême ou de l’Amérique comme leader maximo, des nouveaux devoirs de prévention et de transparence morale du sujet,  des nouvelles normes universelles de la sexualité, etc.), que nous progressons efficacement vers un dénouement secrètement désiré : rejoindre un état d’innocence de masse, nous venger enfin ensemble de notre propre incapacité individuelle à assouvir nos penchants innommés.
Libérés de nos désirs libidineux pour devenir anges de guerre, nous inaugurons l’ordre du nouveau millénaire qui ne saurait être peuplé que d’êtres bons, corps et esprits réconciliés au sein de la superpuissance mondiale (pour reprendre l’intéressante expression de M. William Clinton). Les corps pacifiés, les esprits béatifiés seraient enfin délivrés de tout souci  d’identité propre grâce à Internet, ce nouveau squelette externe de l’espèce humaine. Ce serait le temps de la communication, de l’accès tant rêvé à l’universel.
Nous  masquons ce souhait fusionnel  sous le culte du prodige technico-commercial ou les fastes des rituels universalistes, et nous nous abandonnons enfin  corps et âmes à la puissance dominatrice. En nous cachant les uns aux autres notre sourde envie de léthargie collective pour ne pas vieillir un par un, en taisant notre besoin de nous décharner dans la bonne conscience globale, plutôt que de vivre les résistances de nos corps au symbole, nous mettons, avec une rage qui s’ignore, nos énergies vivantes au service du Maître absolu. Nous attendons de lui qu’enfin Nature et Culture, l’innommable Vie et le Symbolisme invivable, se réconcilient pour s’amalgamer, sans plus personne pour en maintenir un savoir critique, une limitation locale.

Mais où cela nous mène-t-il ? Quand d’ultimes Serbies auront été corrigées de leurs dernières envies de “purification ethnique”, quand toutes les souverainetés résiduelles auront été absorbées dans la souveraineté de l’unique puissance mondiale, quand le désordre des anciens dispositifs étatiques aura laissé place au brassage sans frein des valeurs marchandes, quand les poches de pauvreté finiront, elles aussi, par être emportées dans le mouvement, devenant sporadiques et aléatoires comme les taches à la surface du Soleil, que nous restera-t-il à désirer ?
Comme le disait Bertrand Russell, à l’heure des euphories qui précédèrent le dernier conflit mondial :

« Dans nos rares moments de bonheur parfait, il est naturel, comme Othello, d’aspirer à la mort, puisque nous savons que le contentement ne peut durer. Nous en avons besoin, parce que le bonheur durable est impossible pour les êtres humains, et que Dieu seul peut connaître une totale félicité, puisqu’Il est le royaume, et le pouvoir, et la gloire. »1

Il est vrai que quelque chose nous sépare encore du bonheur si proche d’une humanité enfin réalisée. C’est même à cause de cet écart frustrant que nous nous autorisons à attaquer ceux à l’entêtement desquels nous attribuons le retard du parachèvement attendu : patriotes butés, jeunes et moins jeunes “sauvageons”, enseignants et chercheurs publics impavides sous les insultes, artistes persistant à crier dans le silence ouaté de l’Agence de presse mondialisée. Seuls ont grâce à nos yeux  ceux que, après les avoir réduits — ou fait réduire — à l’état de victimes pantelantes ou de quémandeurs misérables, nous jouissons de voir mourir ou dépérir, tout en accusant leurs bourreaux. C’est l’épouvantable perversion inconsciente de l’humanitaire, qui se nourrit de bombes, de blocus, de guerres civiles induites, provoquées ou sciemment financées, pour mieux prolonger le délice de sa bonne conscience.
On pourrait, à voir l’énergie que nous consacrons à  cette débauche agressive, penser que nous préférons ralentir à l’infini le mouvement vers la société globale, de façon à profiter le plus possible des attaques impunies que nous permet la fiction d’une chasse aux dernières délinquances.2

C’est sans doute vrai, mais ces représailles et rétorsions indignées, elles aussi, font désordre : à terme, les milices armées et civiles chargées d’exploiter la terreur jusque dans l’intimité des pratiques sexuelles, devraient elles-mêmes être rappelées à l’ordre pour qu’enfin l’empire de la narcose sociale puisse s’imposer dans toute sa glaciale majesté. Si toute figure collective ou solitaire de la résistance politique au marché nous paraît obscène, voire criminelle, au point que nous puissions parfois envisager une juste guerre, voire une “bonne” issue nucléaire  au conflit opposant l’humanisme aux obscurs régimes nomenklaturistes (dûment démonisés), nous construisons en même temps, sans plus tarder, le genre de paradis dont ils nous séparent. Jamais, peut-être, n’avions-nous été conviés avec autant d’insistance à vivre le tiède collectif dans sa splendeur hallucinée. Jamais n’avions-nous été, sous le manteau des humanismes abstraits, désormais au pouvoir sur des continents entiers, aussi instamment invités à tirer sur tout ce qui dérange notre céleste obnubilation de circulation comptable.
Plus grandit la part des informations consacrées au suivi des flux économiques, plus s’impose le flot d’affirmations narcissiques de la marchandise appelée publicité, plus se déploie  la numérisation dans l’interprétation virtuelle des sons, des images et des mouvements, et plus nous nous hâtons d’effacer ce qui semble faire encore obstacle au comblement du monde par la seule métaphore du calcul abstrait.
Cet énoncé collectif  (qu’Ulrich Beck a nommé « l’autre modernité », mais que nous devrions plutôt appeler la modernité terminale) revient avec toujours plus d’amplitude à l’assaut des pluralités culturelles, ethniques ou nationales, des libertés, des tolérances, des vies privées. Sa mythologie ultra-libérale est peut-être encore plus totalisante que les rêves qu’elle a cru vaincre, tout en les réexcitant. C’est en elle, en effet, que s’actualise l’idéal d’une société-monde-machine qui pourrait fonctionner seule, usant des intentions de ses membres “libres” (mais parfaitement gouvernés par l’argent et les procédures informatisées) comme d’un carburant des dispositifs de régulation interconnectés. Voici enfin l’énergie humaine complètement retournée contre elle-même, réalisant la vision hobbesienne, sans l’intermédiaire superflu des autoritarismes étatiques. Voici définitivement réduite la querelle des universaux, puisque dans la société informationnelle, la pensée épouse enfin le réel :  la merveilleuse servilité des électrons y traduit à la fois le réalisme scientifique, l’empirisme machinal efficace, et le nominalisme des fictions langagières utiles. Enfin, loin des disputes philosophiques délaissées, s’actualiserait le savoir absolu : à la fois vrai, pratique et bon.

Au-delà de la narcose

L’énoncé sous-jacent de l’époque, produisant la fin de sa propre histoire par l’automatisme des marchés,  vise  non pas tant la mort physique que l’absence du sujet, dissous dans la morale monétaire cybernétisée.
L’assoupissement du système sur son propre fonctionnement n’est cependant qu’un risque intermédiaire. Ce qu’il met en perspective fatale, c’est l’immobilisation réciproque au sein du grand Tout. Or ce sommeil, par définition, est sujet à d’insupportables réveils, tant qu’il n’a pas atteint la nuit sans étoiles, cette éternité sans durée que Socrate, envisageant sa mort, appelait « le grand Roi ».
L’idéal narcotique refoule ainsi de plus en plus mal un désir plus mortel encore : l’attaque des corps vivants, de l’espèce finalement accusée d’être ennemie de l’individuation et de la liberté.
Car c’est bien cette idée qui prend peu à peu figure au cœur du fonctionnement post-moderne d’un monde-société unique : son “corps”, constitué de l’immense nombre des corps humains vivants, semble se destiner à la simplification et à l’épurement de ses différences internes. L’actuelle désertification du champ intersubjectif appelle en silence, dans son horreur même, un émondage programmé de la masse —supposée toujours trop nombreuse, trop dépensière, trop improductive, trop dangereuse, trop voluptueuse, trop polluante — de l’humanité. Elle assouvit ainsi, bien à l’abri de la political correctness, de la responsabilité civique, de l’obsession victimaire, voire des appels les plus véhéments aux droits universels de la personne humaine, l’éternelle envie d’abolir les divisions intimes de la subjectivité dans l’image unaire supposée coïncider exactement avec un être de pensée : l’homme idéal, en harmonie avec la nature. Ce fantasme, secret mais si répandu, encourage la course à l’autodestruction du collectif humain, sous des formes plus efficaces encore que la nucléarisation jadis promise (et peut-être demain enfin délivrée à la Chine ou ses alliés) par quelques stratèges déments.
Ainsi, du thème récurrent de la pandémie déclenchée par un virus grippal manipulé, dont on nous anonce déjà — millénarisme oblige — qu’il proviendra d’une mutation survenue dans un élevage de porcs ou de poulets asiatiques  (voire belges3) !  
Or, qui ne voit, au moment où sont minutieusement détruits les rares ateliers irakiens ou soudanais d’agrochimie, que c’est seulement dans l’immense résille de laboratoires paramilitaires occidentaux, et spécialement américains, que l’issue “anthropocide” à la présente histoire humaine est devenue possible ?
Pour envisager le vrai crime contre le genre humain, crime global et unitaire par définition, c’est donc moins du côté de pauvres dictatures dûment tiers-mondisées qu’il faut tourner nos regards vigilants, que vers la world superpower, vers le super-collectif indifférencié, travaillé aujourd’hui plus que jamais par l’eschatologisme, et par un  désir avoué d’achèvement de l’histoire.4

Suspendre le cours de la suicidance collective ?

La vie ne s’oppose au miroitement fascinant où elle se perd, qu’en brisant la continuité du récit collectif en marche vers son épurement conclusif, son angélisme péremptoire, sa distribution finale, son uniformité létale.
Mais est-il possible de contribuer à interrompre — fût-ce un moment — les tentations anthropocides du collectif global contemporain, en analysant la  volonté qui y est à l’œuvre, et, du même coup, en signalant la trace d’alternatives  plausibles à son cours fatal ?
Toute proposition collective rencontre deux genres d’obstacles  ou de freins : des objections et des suspensions.
La conversation démocratique admet que la contradiction, le contre-pouvoir, ou sa variante économique, la concurrence, dissuadent de se laisser entraîner sur la pente fatale vers la fusion ou le monopole. Toutefois, ces objections, si elles en  freinent le cours, collaborent aussi  au parachèvement tragique d’un énoncé, qui, se nourrissant d’elles, se montrera finalement assez consistant pour leur survivre en les absorbant. Ainsi, par exemple, de l’objection communiste au capitalisme, qui, en exigeant un contrôle politique de l’accumulation ne réussit qu’à faire apparaître le caractère encore plus injuste des rentes de pouvoir administratif. Ainsi encore de la régulation des concurrences, qui produit inéluctablement un monde que dominent quelques mastodontes économiques.
Si elle n’est pas simple refus porté au niveau du combat victorieux, l’objection au projet fusionnel ne suffit donc pas : ce n’est pas en contrariant le cours d’un fantasme de masse, que l’on peut éviter qu’il ne s’affirme avec sans cesse plus d’arrogance dans des voies nouvelles, pour ainsi dire déblayées par le travail de la contradiction elle-même.  
En revanche, la proposition collective peut se trouver suspendue par d’autres récits, et surtout d’autres interrogations. Certaines interventions  mettent au jour son inconsistance interne, provoquant une érosion, un bloquage, un effondrement, une dissémination, ou encore un déroutement du projet vers d’autres motifs de groupement. Le temps que la démarche suspensive fasse effet, la mode a pu changer, et la pression militante pour imposer un modèle global reflue, laissant à nouveau le champ de bataille en proie à la pluralité.  
Étrangement, c’est souvent une fascination fusionnelle plus forte que celle du collectif qui permet sa suspension. Exemple classique : un  certain narcissisme, solitaire ou amoureux, peut parfois se révéler “plus fort que la mort”, plus captivant que la puissance létale du “jouir-en-foule” via l’argent. L’amour (de soi dans le personnage aimé, ou dans la relation spéculaire en l’autre) peut servir au drogué d’échappatoire à la maîtrise adorée du piston de la seringue, maîtrise qui ne va pas, d’ordinaire, sans le rituel du groupe des sectateurs en toxicomanie.  L’amour peut aussi être, pour le paranoïaque, une diversion au plaisir de s’unifier à l’encontre du monde, ou pour les névrosés, une alternative salvatrice aux jeux laborieux (et finalement obsessifs) de leurs atermoiements intimes. Même dans la secte au séduisant gourou totalisant, ou dans la horde fasciste de Salo (vue par Pierre Paolo Pasolini), l’amour d’un membre pour un autre cristallise parfois une force d’ouverture à l’autre, que la puissance collective devient impuissante à défaire, se dévoilant du même coup comme vain forçage.
Faire couple peut ainsi faire échec au plus grand collectif, en lui opposant non pas une raison, mais son propre aveuglement.
Malgré tout, c’est bien alors la pluralité (ce concept arendtien essentiel), qui apparaît sur la scène, travaillée par le combat des narcissismes, pluralité “affine” à la suspension du collectif, parce qu’elle n’est pas seulement structure de controverse (intériorité structurale), mais ouverture radicale au changement imprévu du jeu entre personnes ou personnages, au dépassement des cristallisations macro-identitaires, au passage d’un collectif à d’autres.
Il n’y a, naturellement, aucune garantie de succès d’une méthode (l’objection)  ou de l’autre (la suspension), et, si elles contrarient la suicidance collective, les solutions intimes, rares et arbitraires, n’ont  en général que peu d’impact sur les comportements de masse.
L’histoire nous avertit en outre que le risque de la suspension d’un fantasme est plus grand que celui de la simple objection : ceux qui s’avancent pour surprendre l’inconsistance d’un énoncé collectif, seront probablement saisis en objets de haine par les membres conformes, et même par les objecteurs, parce que ce dévoilement les prive de jouir impunément (c’est-à-dire ensemble) d’une agression inconsciente bien organisée d’autrui ou de soi-même.

La haine collective envers le  porteur de vérité ne se déclenche pas seulement lorsque les collectifs sont distincts, denses et structurés  (groupes militarisés, communautés sectaires, polices dictatoriales, foules racistes, etc.), mais peut-être encore davantage quand un idéal se porte au pouvoir sans code de distinction sociale ou idéologique, au travers du plus vague humanisme. Comme nous le voyons encore aujourd’hui, l’accusation,  le signalement, la délation, qui inaugurent les processus de “fascisation” de n’importe quel peuple, commencent souvent innocemment à partir des indignations ou des intérêts les plus légitimes des bons citoyens les plus variés. Ainsi, les médias, vecteurs suractifs de l’actuel affaissement vers le trou noir de nos cultures, procèdent-ils à petits pas précautionneux en rassemblant les vindictes diffuses autour d’énoncés toujours plus agressifs, par exemple, en traitant  en criminels potentiels — ou réels —  tel militant « violent », tel artiste « outrancier », tel sportif « dopé », tel aventurier « irresponsable », tel jeune « sauvageon », tel vieux « privilégié », tel père « abusif », tel ministre « empoisonneur », tel chef d’État « violeur »” ou « autoproclamé », etc. Ce qui leur permet de ne pas critiquer, en vis-à-vis des personnes qu’ils diffament ainsi, les mécaniques collectives auxquels elles résistent, ou dont elles sont au contraire les symptômes : pouvoir spéculatif généralisé, oppression patronale, ordre moral, star-système corrompu, politique de discrimination et d’exclusion, folie sécuritaire, orgueil ethnique, désastres de l’autorité parentale, industrialisme du vivant, etc.
On peut même constater que plus un grand collectif  avance dans son homogénéisation, et plus  il devient sensible à toute mise en cause, même inintentionnelle ou dérisoire, de sa puissance absolue. De petites anecdotes en témoignent : par exemple, au lieu d’être acclamés en héros comme ils l’auraient été quelques années auparavant, les survivants de tel accident de course en montagne furent violemment  dénigrés, moins pour avoir voulu obtenir leur part du pactole médiatique délivré pour la vente de leur image, que pour avoir du même coup “dérobé” la vedette à la police des sauveteurs professionnels, ainsi qu’aux capteurs thermiques embarqués sur l’hélicoptère de sauvetage, et censés découvrir les corps encore vivants sous les avalanches. Avant même que la question d’argent ne fût posée, tel quotidien présenta le  fait d’avoir  été assez ingénieux pour survivre longtemps par soi-même en creusant un igloo  dans la tourmente neigeuse, non comme un exploit digne de louanges, mais comme une curiosité éthologique, passible d’un rapide « soutien psychologique ». La simple action de vivre hors de la tutelle des appareils officiels devenait ainsi à l’évidence une insulte à l’ordre public défini par solidarité entre le professionalisme médiatique et celui des agents de sécurité (certes héroïques, mais en service commandé).
Cette saynète médiatique en dit long sur l’inflexion significative de l’arrogance du système face aux individus à la fin du XXe siècle, le rapprochant lentement de l’ambiance totalitaire reprochée autrefois aux polices morales et psychiatriques du monde communiste.
Elle n’est pas isolée : il faut désormais s’attendre à ce que, devenu simple organe du supermarché universel, le média nous décourage toujours davantage de mettre en cause les systèmes qui nous abrutissent, tout en nous demandant “pour notre sécurité” d’ouvrir le sac de nos opinions et de nos comportements divergents avant de sortir dans l’espace public, sous peine d’être “assurés du soutien psychologique”, ou d’être désignés à l’acharnement judiciaire.

Dès lors, que faire ? Comment s’y prendre pour affronter “la bête” sans risquer d’être dévoré avant d’avoir eu la moindre chance de l’apprivoiser ?
On voit bien que dans ce contexte, la critique emportée du “complot collectif” risque de nourrir l’intention grégaire. Elle est utilisée à son corps défendant à la fabrication  sociale du personnage sacrificiel auquel le collectif attribue ses propres désirs insensés. Comme l’a bien vu Michel Foucault, le déviant, le fou ou le criminel “dangereux” servent de combustibles au travail de refoulement, de moyens privilégiés de “résistance à la résistance”. L’altérité aussitôt codifiée comme délictueuse par les agents du collectif leur permet d’ignorer celle qui les traverse. Ils n’enregistrent le manque, la folie, la violence, la souffrance de chaque personnalité isolable, que pour mieux ne rien savoir de ceux qu’impliquent la grande robotisation en cours et le branchement de tous sur la publicité réciproque des puissances.
Un discours plus efficace est la déconstruction, dont la méthode fut déployée avec virtuosité par Jacques Derrida, sur le terrain même où des demi-logiciens croyaient pouvoir, sans dommage et au nom de la science, asséner des énoncés de vérité pure, à jamais indemnes de parasitages intérieurs. En un sens, cette déconstruction (ou la dissémination comme acte de parole) illustre l’objection par excellence, celle qu’on pourrait nommer (sans aucune dépréciation) la résistance hystérique dans la conversation savante. La rencontre intersubjective y prend en effet une tonalité inimitable de dépit amoureux vis-à-vis des idéaux philosophiques. On y exige réparation ; on refuse de quitter le terrain (de la philosophie) avant que l’arrogance argumentaire des “réalistes” les plus chicaniers ait rendu compte des blessures qu’elle inflige, au compte de l’innocence performative.
Cette méthode n’est pas non plus sans risques, et elle a rencontré des  critiques acerbes mais honorables (comme celles de John Searle) ou de vastes offensives d’insultes de bas niveau, médiatiquement orchestrées (Sokal et Bricmont). Les unes et les autres témoignent, d’après moi, de la difficulté des tenants du supercollectif contemporain, attaché aux énoncés les plus péremptoires du positivisme, à admettre la moindre mise en cause de ses certitudes, la moindre note divergente dans l’harmonie de ses idéaux en marche vers le meilleur des mondes sous commandement  unique.

 Un troisième discours demeure celui de la théoria, de la vision articulée dans les mots du savoir, et, précisément, du savoir analytique sur les formes du refoulement collectif. C’est celui auquel nous avons recours ici, sans croire qu’il détient le secret du combat contre ce refoulement, mais en admettant qu’il participe, avec d’autres, à la lutte contre ses précipitations les plus emportées.
Une pratique  de théoria  peut mettre au jour le cours inconscient du désir collectivisé dans la société actuelle, parce qu’elle permet de se distancier du mécanisme que l’on s’attache à décrire, et qui est supposé produire le penchant vers la suicidance “ensemble”. Le discours que nous tentons se voudrait ainsi indirectement — ou narrativement — suspensif de l’idéal étudié, car on ne peut être à la fois dans le fantasme de collusion fatale, et dans l’analyse du désir qui le sous-tend.

Deux énoncés “à risques”.

Il me semble, en résumé, qu’il faut étudier la destinée réelle ou plausible de deux énoncés  collectifs actuels particulièrement préoccupants : « la paix par l’information » (qui semble triompher comme devise planétaire du super-collectif post-moderne)  et « l’homme est en trop », qui paraît être au cœur de l’écologisme eschatologique, en train de prendre en sourdine le relais de la précédente. Il est utile d’évaluer comment la douceur insistante de ces imaginaires universalisants et simplifiants a pour revers une extraordinaire dureté envers les vivants, qu’ils constituent en  catégories, et du même coup en séries d’obstacles ou en ennemis, tels les gens de métier (corporatistes, conservateurs), les  vieux (trop nombreux, trop riches), les jeunes (délinquants,désœuvrés), les identités culturelles (“enclavées”, “sectaires”), et, bien entendu, les pauvres (invasifs, dépendants, et désormais, polluants, voire dangereux).5

Certes, il est vraisemblable (et souhaitable) que les tendances décrites soient contrebattues par d’heureux avatars, ou n’apparaissent finalement pas comme des réalités significatives. Au moins, nous l’espérons, le lecteur aura-t-il été un moment retenu par la pertinence possible d’une question  : se pourrait-il que nos meilleures sociétés, au cœur même de leurs idéaux de paix, d’humanisme, d’universalité, de raison économique, se dirigent tout droit vers leur propre autodestruction ? Se pourrait-il qu’il s’agisse de “sociétés folles” ?

Notes de bas de page numériques

1 . Bertrand Russell, Power: a new social analysis, George Allen and Unwin, London, 1948 (première édition 1938), p.  8.

2 . Le côté fictionnel de la chasse à la délinquance se dévoile clairement, quand on observe avec quelles difficultés s’impose, en revanche, le contrôle sociétal des mécanismes anonymes les plus nuisibles (comme l’industrialisation du sang, ou l’alimentation animale).

3 . Il y aurait un livre écrire sur l’étonnante capacité de la foule belge à se constituer en collectif de transe eschatologique, comme ce fut le cas à plusieurs reprises : hallucinations d’Ovni, affaire Dutroux, scandale des poulets à la dioxine, etc.

4  La fin de l’histoire, le livre de Francis Fukuyama, ce membre de l’élite stratégique des États-Unis, en fut un symptôme patent.

5 . Comme a coutume de le dire mon ami Roger Ferreri, la balistique est une science exacte : quel que soit l’angle et la direction du tir, l’obus finit toujours par retomber sur le pauvre.

Pour citer cet article

Denis Duclos, « Fascination de la narcose sociale », paru dans Alliage, n°40 - Septembre 1999, Fascination de la narcose sociale, mis en ligne le 14 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4001.

Auteurs

Denis Duclos

Sociologue, directeur de recherche au Cnrs, Paris ; a publié en 1999 deux romans, L’épreuve des îles et Longwor, l’archipel-monde, chez Rivages, Paris ; en 1996 Nature et démocratie aux PUF.