Chronique du Savant flou
À qui serait tenté de sous-estimer le poids du scientisme triomphant voici peu de temps encore, le Savant flou conseille une promenade à Denfert-Rochereau. En ce lieu riche de constructions symboliques (le Lion de Belfort, l’octroi de Ledoux, l’entrée des catacombes), dans le square qui s’étend à l’ouest de la place, fut érigée un monument à la gloire de François Raspail, homme de science et de politique (1794-1878). Si la statue a disparu, son socle remarquablement restauré, orné d’emblématique bas-reliefs de bronze, porte des inscriptions qui rappellent les titres de gloire du grand républicain : « Raspail, promoteur du suffrage universel en 1834 » (dans son journal Le Réformateur), « Le 25 février 1848, Raspail proclame la République sur la place de l’Hôtel de Ville ». S’y ajoutent deux citations de Raspail lui-même, significativement extraites de ses écrits scientifiques et non pas politiques : « À la science, hors de laquelle tout n’est que folie/ À la science, l’unique religion de l’avenir/ Son plus fervent et désintéressé croyant. » Si la formulation paraît quelque peu datée (en particulier ce désintéressement proclamé !), l’idéologie sous-jacente est-elle vraiment caduque ? Et que dire de cette seconde proposition : «Donnez-moi une vésicule animée [entendez une cellule], et je vous rendrai le monde organisé » (F. V. Raspail, Théorie cellulaire, 1826-1836). Ne croirait-on entendre déjà les prétentions de la biologie moderne ?
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Dans le même esprit, quoique plus tardives, car datant des années vingt de ce siècle, il ne faut pas manquer de contempler, quand l’accès y est possible, les superbes fresques post-fauvistes qui décorent le déambulatoire du grand amphithéâtre de la Sorbonne. Moins connues que la grande allégorie de Puvis de Chavannes dans l’amphithéâtre lui-même, les figures allégoriques des diverses sciences mériteraient des analyses détaillées (voir ci-contre La Géologie).
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Si Raspail a retrouvé son prestige, un autre grand savant a failli perdre du sien. Lu dans Le Monde du 27 février 1999 : « Le maire (PS) de Villeneuve d’Ascq (Nord) est revenu sur la décisison prise en décembre 1998 par sa municipalité de débaptiser la rue Gay-Lussac à la demande d’une société anglaise qui craignait que ses clients ne traduisent “gay” par “homosexuel”. La rue a retrouvé samedi son nom d’origine. » On respire pour le Forum des Sciences, le plus gros CCSTI de France, installé à Villeneuve d’Ascq.
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Est-ce par ignorance, égarement ou provocation que ses concepteurs ont baptisé “Yahoo” l’un des moteurs de recherche les plus utilisés sur l’internet ? Même si l’explication reçue veut qu’il s’agisse là d’un clin d’œil acronymique, révélateur d’un humour informaticien bien potache, on ne peut que relever la coïncidence avec le nom que porte chez Swift, la race d’humanoïdes dégénérés, incultes et abjects, au pays des nobles Houyhnhnms chevalins.
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Culture informatique encore. Les lecteurs d’Alliage apprécieront peut-être l’élucidation de l’origine et de la signification du signe @ désormais omniprésent ; on la trouve sur le site http://babel.alis.com:8080/glossaire/arrobe.fr.htm (merci à G. F. ) :
« Arrobe (arobe), n. f., terme normalisé (ISO 10646) désignant le signe @. Ce signe est parfois appelé arobas ou arrobas.
On l’appelle également “a commercial” par analogie avec le nom commun de la perluète &, “e commercial”, bien que son utilisation soit aujourd’hui principalement informatique. En Belgique, on parle également d’un “a crolle”, une crolle désignant une boucle de cheveu outre-Quiévrain.
Tout comme la perluète, ce signe est issu des chancelleries : il s’agit de la ligature latine de ad (“à” en français) où le a et le d cursifs de l’onciale ont fini par se confondre. Jusqu’à récemment ce caractère n’était utilisé aux États-Unis qu’en comptabilité pour indiquer le prix unitaire : “deux livres à 1 dollar pièce” s’écrit sur une facture “2 books@$1”.
Le nom le plus fréquemment employé en France, du moins dans les milieux universitaires [sic], est arrobas. Ce mot proviendrait d’une confusion avec le symbole d’une unité de poids espagnole : arroba, poids de 25 livres espagnoles, soit 11,502 kg, dont le nom en français est arobe ou arrobe. Ce mot vient de l’arabe ar-roub (le quart, famille de arba’ = quatre). »
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La guerre de communication moderne offre quand même quelques réjouissantes escarmouches. Même si quelques lecteurs la connaissent déjà, on ne résiste pas au plaisir de reproduire la réplique de General Motors à Bill Gates. Le maître de Microsoft avait cru bon de déclarer :
« Si General Motors avait connu la même progression technologique que l’industrie informatique, nous roulerions aujourd’hui dans des voitures coûtant 25 dollars et consommant un tiers de litre aux cent kilomètres. »
Les communicateurs de la firme automobile renvoyèrent Gates dans ses câbles avec la réplique suivante :
« Si General Motors avait développé sa technologie comme Microsoft, ses voitures auraient les caractéristiques suivantes :
— Deux fois par jour, votre auto aurait un incident mécanique, sans aucune raison apparente.
— Votre voiture quitterait parfois inopinément la chaussée pour s’arrêter sur le bas-côté. La seule solution serait alors de couper le contact, sortir de la voiture et la fermer à clé, avant de la rouvrir et de redémarrer.
— Chaque fois que les lignes blanches seraient repeintes sur les routes, il vous faudrait racheter une nouvelle voiture.
— Les voitures ne seraient livrées qu’avec un seul siège, car il faudrait choisir entre “Car95” et “CarNT”. Chaque siège supplémentaire devrait être commandé à l’unité.
— Macintosh développerait des voitures fiables, 5 fois plus rapides et 2 fois plus légères, fonctionnant à l’énergie solaire. mais elles ne pourraient emprunter que 5 % du réseau routier.
— Les témoins d’huile, de batterie et de température seraient remplacés par un témoin unique : “défaillance moteur”.
— Avant de se gonfler, l’airbag demanderait : « êtes-vous sûr ? ».
— Occasionnellement, le coupe-circuit de la batterie se bloquerait. Vous ne pourriez alors rétablir le courant que par la manœuvre consistant à simultanément tirer le levier du frein à main, appuyer sur l’avertisseur sonore et perndre en main l’antenne radio extérieure.
— General Motors exigerait de chaque acheteur de voiture qu’il acquière aussi un jeu de cartes routières DeLuxe de la société Rand MacNally, depuis peu filiale de GM. Faute de cette option, le véhicule roulerait moitié moins vite et ne serait pas garanti.
— À la sortie de chaque nouveau modèle, le conducteur devrait réapprendre à conduire. »
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L’informatique est-elle vraiment fondée sur la logique ? Un sujet d’examen (PCES SVT 1è année, Université de Nice) débutait par l’avertissement préliminaire suivant : « Les calculatrices sont inutiles, donc interdites.»
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L’argent a une odeur, et même plusieurs : une étude états-unienne montre que la plupart des billets et pièces de monnaie véhiculent des microbes, Escherichia coli, staphylocoques dorés et bactéries fécales. À Chicago, Miami et Houston, 70 à 80 % des billets portent des traces de cocaïne. Et l’on parle d’“argent blanchi”… Heureusement, le progrès est en vue : le passage à la monnaie électronique — qui ne disséminera plus que des virus informatiques.
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À propos d’hygiène toujours, méfiez-vous de ces appareils électriques anti-mouches qui exécutent avec un petit grésillement sec les malheureux insectes qui se prennent dans leurs grilles. Un chercheur de l’université d’état du Kansas vient de montrer que lors de son électrocution, une mouche explose littéralement, projetant à plus de deux mètres les débris de son organisme sous forme d’aérosols contenant entre autres les nombreux et dangereux microbes et virus dont ces diptères sont porteurs et contaminant ainsi l’atmosphère. On reconnaîtra là une version technologique moderne de la vieille fable du pavé de l’ours…
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Les progrès de la science en sont-ils toujours pour la société ? On sait que, grâce à des modèles informatiques perfectionnés, la météorologie connaît de remarquables avancées. Mais « l’impact des outils prédictifs à long terme reste difficile à imaginer. Certains agronomes se demandent même si cette science nouvelle, conduisant les pays à privilégier les mêmes cultures [en fonction de ces prévisions climatiques], ne risquerait pas de déséquilibrer les productions et les marchés, avec des conséquences désastreuses. Cela aucun modèle n’est capable de le prévoir. » (Le Monde, 27 février 1998)
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Une forte maxime épistémologique, entendue à la radio le 5 mars 1999 : « Nous devons trouver des solutions pour [leur] poser des problèmes — dans une perspective dynamique. » Son auteur ? L’entraîneur de l’équipe de France de rugby à la veille du match France-Pays de Galles (finalement gagné par ce dernier 34 à 33).
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Le sport toujours. Pour commémorer l’anniversaire de la coupe du monde de football, notons que le déboisement de la forêt amazonienne se fait à la vitesse « d’un terrain de football toutes les quatre minutes » — déclaration faite par le directeur d’un mouvement écologiste brésilien. Le Brésil est donc quand même champion du monde de la coupe…
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Au début de l’année 1999, le Parlement européen s’est saisi d’un projet de moratoire sur les essais cliniques de xénotransplantation (greffes de l’animal à l’homme). Le chef de l’autorité française de transplantation a alors alerté son gouvernement sur les risques … d’adoption du moratoire ! (Nature 397, 28 janvier 1999, p.281)
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Un problème de nomenclature métrologique empoisonne l’informatique depuis longtemps. Comme les mémoires d’ordinateurs sont binaires, leurs capacités sont données par des puissances de 2, et non de 10. Le système décimal et ses suffixes (kilo, méga, giga, etc.) est donc mal adapté. On s’en est tiré jusqu’ici car la puissance dixième de 2 (210 = 1024) diffère peu de la puissance troisième de 10 (103. = 1000). Le pseudo-kilobyte vaut ainsi 1024, et non 1000 bytes. mais le décalage s’accroît dangereusement avec le méga- et le gigabyte. La Commisson électrotechnique internationale vient très raisonnablement de décider la création de nouveaux suffixes pour les puissances de 2 : 210 = 1 kibi, 220 = 1 mebi, 230 = 1 gibi. Vivent les Shadoks !
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Une autre innovation terminologique est en germe dans une incise du Monde parlant en avril 1999, à propos de l’incendie du tunnel du Mont-Blanc, de la « la recherche d’une alternative à l’utilisation exponentielle, voire démentielle, de ce type d’infra-structures par les poids lourds. » Si nous devons à Euler une définition générale de la fonction exponentielle, quel mathématicien saura définir la fonction démentielle ?
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L’exposition qui célébrera le bicentenaire de la découverte par Volta en 1799 de la pile électrique devait avoir lieu au Musée des Arts et Métiers pour sa réouverture tant attendue à la fin de l’année. Ele est retardée de quelques mois, ce qui vaut mieux que de risquer la répétition fâcheuse du premier centenaire, célébré en 1899 à Côme : toute l’exposition, avec la plupart des instruments originaux de Volta, avait brûlé par suite d’un …court-circuit électrique.
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La revue Répertoire adressée aux titulaires de la carte American Express proposait récemment une offre avantageuse sur une bague avec brillant, avec le slogan publicitaire suivant : « Depuis que le diamant existe, l’offrir a toujours représenté un geste hors du commun. » — surtout pendant les premiers milliards d’années de son existence, avant l’apparition d’Homo sapiens et d’American Express…
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Pour scientifique qu’elle ait été, la guerre du Kosovo a mis en évidence des problèmes non-résolus dans la discipline pourtant classique du calcul des probabilités. Le New York Times du 18 juin 1999 rapporte la perplexité du général Michael Short, chargé des opérations aériennes alliées. Sachant que « 60 % des 35.000 missions aériennes ont été conduites par des avions américains », comment en effet expliquer que toutes les bavures (pardon, « les dégâts collatéraux ») ont été provoquées par des bombes larguées par ces mêmes avions ? Le général a déclaré : « J’aimerais pouvoir vous fournir une explication scientifique, mais je ne peux pas. C’est une question de hasard. » (ne pas oublier qu’en anglais, “hazard” veut dire, non pas sort aléatoire, mais risque, danger…).
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Il est toujours risqué pour un homme de science de se lancer dans la politique. Le grand mathématicien Laplace en fit la cruelle expérience. Il fut nommé ministre de l’Intérieur par Napoléon 1er qui le démit de ses fonctions après six semaines « parce qu’il avait porté l’esprit des infiniments petits dans l’administration ». [Napoléon 1er, Mémoires pour servir à l’histoire deFrance, écrits à Sainte-Hélène sous la dictée de l’Emperur, dictés au général Gourgaud, Londres, 1823, vol. 1, pp. 111-112]