Alliage | n°39 - Juillet 1999 L'image dans la science 

Monique Sicard  : 

La photographie scientifique, les académismes et les avant-gardes

Plan

Texte intégral

Les conditions d’une convergence

Au cœur du XIXe siècle, l’invention de la photographie (et avec elle, la substitution de la rapidité du coup d’œil à la lenteur et la maladresse de la main) bouleverse les relations entre l’art et la science. La complexité d’une invention qui est à la fois celle d’une chimie, d’une mécanique et d’une image met en confrontation des champs scientifiques et artistiques ayant soigneusement pris leurs distances depuis la querelle romantique. La nouvelle technologie force l’isolement des uns et des autres.

L’annonce officielle de la découverte de la photographie a lieu en 1839 ; trois ans plus tard, Auguste Comte publie son cours de philosophie positive.
La science, marquée par l’influence positiviste s’enracine dans l’empirisme du XVIIIe siècle, qui fonde toute connaissance sur les données sensorielles, en particulier la vue et l’observation ; attachant une importance particulière à la description première des faits, elle rencontre en la photographie une alliée inespérée. Rien ne s’oppose, au contraire, à ce que les scientifiques du milieu du XIXe siècle développent une utilisation de ces images-empreintes, que leurs qualités d’exactitude placent au-dessus de tout soupçon : la photographie accumule les indices, enregistre les observations, facilite la comparaison des faits, la recherche des causes premières et l’établissement des lois.  
Pour l’art de la seconde moitié du XIXe siècle, dominé par le réalisme, le monde extérieur possède une existence objective. L’artiste se doit de capter la réalité ; il s’efforce ainsi d’éliminer la part de l’interprétation, de la subjectivité, du contrôle intellectuel. Les peintures de genre se substituent aux allégories ou aux scènes historiques. Il fuit la recherche à tout prix de la beauté : Les repasseuses de Degas bâillent dans un moment d’abandon. Les réalistes académiques, tels le sculpteur français Gérôme, les peintres Alfred Stevens ou Henri Gervex, recherchent d’abord la précision et l’exactitude ; pour la réalisation de leurs œuvres, ils n’hésitent pas à faire usage d’instruments de mesure.
La nature indicielle de la photographie, son caractère d’empreinte mécanique apte à saisir la réalité  des choses sans passer ni par la main ni par l’œil de l’artiste, ne sont pas en opposition avec l’anti-idéalisme du réalisme pictural ; l’Américain Thomas Eakins, le Français Edgar Degas et, de manière plus discrète, de nombreux autres artistes, recourent à la photographie afin de mieux saisir la réalité du monde.

L’irruption des nouvelles images photographiques crée les conditions d’une exceptionnelle convergence. Alors que la science du milieu du XIXe siècle s’attache encore souvent à la compréhension de phénomènes macroscopiques observables à l’œil nu, la quête absolue d’un monde réel est prônée à la fois par le positivisme scientifique et les artistes réalistes. Malgré l’affirmation progressive de la clôture des savoirs et l’institutionnalisation rapide de la science, toutes les conditions semblent réunies pour que naissent de nouvelles collaborations entre artistes et scientifiques.
De fait, plusieurs albums photographiques réalisés en milieu scientifique ou médical finissent leur vie à l’École nationale des Beaux-Arts. Soit que l’acte photographique ait constitué en lui-même une pratique scientifique dont l’image photographique n’est qu’un sous-produit ; soit que les photographies aient été réalisées d’emblée à l’intention des savants et des artistes ; soit que les travaux photographiques entrepris ne se soient finalement révélés que de peu d’utilité scientifique, les artistes académiques restant friands de guides anatomiques. Quoi qu’il en soit, alors que la science se referme peu à peu sur elle-même, les photographies franchissent les murs des hôpitaux, des observatoires, gagnent les ouvrages de vulgarisation, créent entre artistes et scientifiques, entre scientifiques et grand public, de nouvelles connivences. Cependant, il serait erroné de penser que rencontres, travaux communs, échanges réciproques, sont toujours moteurs de progrès, d’enrichissement et d’ouverture. Durant la seconde moitié du XIXe siècle, les passages de la science vers l’art ont aussi favorisé les tendances les plus conformistes, suscitant parfois les idées les plus dangereuses.

La daguerréotypie : prévalence du fait scientifique

La photographie est née des travaux d’un physicien passionné par les techniques de reproduction lithographique, mais aussi inventeur d’un moteur à explosion : plus savant que scientifique, Nicéphore Niepce est héritier d’une science qui, marquée par une volonté encyclopédique, ne méprise pas les recherches techniques. Tâtonnements et travaux empiriques mariant optique et chimie donnent naissance, en mai 1816, à une première image négative, dont Niepce sait pertinemment qu’elle doit être encore fixée, rendue positive, et reproductible.  
Les premiers  échanges entre Nicéphore Niepce et Louis Daguerre, peintre de décors et inventeur du diorama, aboutissent en 1829 à un « Traité provisoire ». En 1839, alors que Niepce est mort depuis six ans, le physicien François Arago est en mesure d’annoncer officiellement, à l’Académie des sciences, la naissance du daguerréotype. D’une très grande finesse, le daguerréotype ne répond pas, cependant, à toutes les qualités souhaitées par Niepce : non reproductible, il reste une pièce unique. D’emblée, il est placé sous le sceau scientifique. Arago pressent l’importance des services que pourront rendre à la science ces images radicalement nouvelles. Incapable de les imaginer tous, il n’hésite pas à affirmer qu’il attend des surprises.

Cette immersion scientifique du daguerréotype a pour conséquence une prévalence de la performance technique sur l’image. Dans l’élan exploratoire des tout premiers essais, les capacités et les limites de l’outil photographique sont testés : le fait technologique prime sur le fait esthétique. Les scientifiques n’hésitent pas à se pencher sur la matérialité de la plaque de cuivre et du chlorure d’argent qu’ils observent au microscope. L’intérêt pour l’image proprement dite ne vient qu’ensuite. La précision du daguerréotype, son aspect métallique, sa modernité, mais aussi son aspect précieux et unique, qui le réserve d’emblée à une élite, conviennent bien à la science. La daguerréotypie, souvent boudée par le public des premiers temps, n’est ni un art de masse, ni un produit de consommation.
Très rapidement, le daguerréotype est utilisé par les physiciens Jean Bernard, Léon Foucault et par le médecin Alfred Donné, pour la réalisation d’images photographiques de préparations microscopiques ; par Jean Bernard, Léon Foucault et le physicien Louis Fizeau, pour la réalisation d’une image du globe solaire... suivant en cela la règle qui veut qu’une nouveauté technologique soit transmise par les physiciens aux autres domaines scientifiques. En 1874, près de vingt ans plus tard, alors que l’usage du daguerréotype et du calotype ont laissé place au procédé plus rapide du collodion humide, l’astronome Jules Janssen continue à préférer pour la réalisation de ses photographies astronomiques la finesse du daguerréotype.
La photographie joue ainsi, quasiment dès sa naissance officielle, un rôle de mémoire, de mesure, de partage du regard. Il faut attendre les années 1860 ou 1870 pour que ses qualités de vitesse ou de sensibilité lui permettent de « voir mieux que l’œil, même muni de prothèses optiques ».
Les artistes, cependant, revendiquent leur liberté face à la machine photographique, qui les fascine et les agace. Se défendant d’être les rouages d’une mécanique, ils s’efforcent de souligner l’importance des libertés de choix que leur laisse ce dessin automatique. Gustave Le Gray, peintre-photographe, va jusqu’à affirmer que les qualités artistiques d’une bonne plaque daguerréotype viennent précisément du sacrifice de certains détails, de l’abandon de cette « exécution microscopique » constituant ses qualités scientifiques.

Le calotype, qui voit le jour rapidement après le daguerréotype,  semble mieux convenir aux artistes. L’existence d’un négatif permet une reproduction  multiple. Surtout, la présence d’une image latente dont l’apparition s’effectue progressivement dans l’obscurité du laboratoire, frappe les esprits. Les opérateurs ne voient plus là une oxydation du chlorure d’argent, mais simplement un « lent dépôt de lumière sur une surface ». Des calotypes, moins précis, moins froids que les daguerréotypes, émane spontanément un véritable charme. Alors s’opposent, dans les années 1840 les adeptes du net et les partisans du flou, les artistes créateurs et les gens de métiers maîtrisant un savoir-faire. Si le daguerréotype est perçu comme l’empreinte exacte du monde réel, la douceur du calotype en fait un dessin réalisé sans effort. Le premier  s’affirme dans ses caractéristiques scientifiques, le second dans ses qualités artistiques.

La photographie des premiers temps n’est pas une simple mécanique, elle est aussi un savoir-faire  (tekhnê) aux exigences duquel n’échappent ni les artistes, ni les scientifiques. De l’habileté de la manipulation dépend la qualité du résultat, sa précision. Cet art  photographique, l’habileté acquise,  la maîtrise du geste, liés au sentiment profond que les techniques peuvent encore être améliorées, créent des liens de connivence entre scientifiques et artistes. Dès 1852, Ernest Lacan, rédacteur en chef de la revue La lumière,  réunit chez lui photographes, artistes, critiques d’art et scientifiques. La Société française de photographie prend le relais en 1854-1855 ; elle est, en  France, la plus belle expression de ces collaborations entre scientifiques et artistes photographes.  

Artistique ou scientifique ? Les choix de la réception

Avec les années 1880 et l’usage des procédés instantanés au gélatino-bromure, se développe en France, sous l’égide du physiologiste Étienne Jules Marey une photographie séquentielle du mouvement, ou chronophotographie. Par la mise au point d’appareils de type de vue, prototypes soumis à d’incessants perfectionnements, les vitesses s’accélèrent soudain jusqu’à plusieurs dizaines et mêmes plusieurs centaines d’images par seconde. Ces prises de vue en rafale, qui décortiquent l’instant, décomposent le mouvement, donnent du monde quotidien une image sur-réaliste  avant la lettre. Marey entreprend ainsi un catalogue systématique de la locomotion animale dans les trois milieux : aérien, terrestre, aquatique. Georges Demenÿ, son collaborateur, oriente l’objet de la chronophotographie vers l’analyse des gestes sportifs, des pathologies de la locomotion humaine.

Afin de mieux saisir le phénomène spécifique de la locomotion, Marey en vient à développer des mises en scène spécifiques, créant à la fois les conditions de la saisie photographique, celles de l’observation et de la mesure. Couvrant de noir le corps et le visage du sujet photographié, fixant sur les segments de ses membres des bandes réfléchissantes, il obtient, dans sa chronophotographie sur plaque fixe, des “modèles en bâton” : sur l’image, le corps humain est réduit à l’état de segments blancs saisis à intervalles de temps réguliers et se détachant sur un fond noir.
Ces travaux qui, dans une visée prémonitoire, développent le concept de modèle, susceptible non pas de donner accès à un événement, mais de fournir les clés de la compréhension d’un phénomène, ne sont guère mentionnés dans les histoires des sciences.
Si la démarche scientifique a été oblitérée, passée sous silence, c’est que l’histoire des sciences se veut histoire des réussites, des avancées. Elle se veut une histoire du progrès. Or, l’irruption de la photographie dans la vie professionnelle de Marey l’a conduit à faire évoluer l’objet de ses recherches, depuis les mouvements intimes des organes  vers la locomotion animale et l’extérieur du corps. Elle l’a également entraîné vers des démarches expérimentales moins rigoureuses.
Alors qu’il avait autrefois largement contribué à une meilleure  connaissance des mouvements du cœur, du battement du sang dans les artères, de la contraction musculaire, ses tentatives d’établissement, à l’aide de la photographie, d’une physiologie comparée susceptible d’emboîter le pas à l’anatomie comparée de Geoffroy Saint-Hilaire progressent lentement. Cette importante œuvre photographique reste ainsi étrangement  absente d’une histoire de la physiologie.
En revanche, Les travaux photographiques d’Étienne Jules Marey trouvent une place dans toutes les histoires du cinéma.  Mentionnés principalement  pour leur statut technique, sans que leurs qualités artistiques soient totalement étrangères à cette présence, ils jouent là le rôle important d’éléments fondateurs du mythe Lumière. Pendant longtemps, cependant, les travaux photographiques d’Étienne Jules Marey, malgré leur indéniable intérêt  esthétique, furent absents — parce que scientifiques — des histoires de la photographie. Depuis une dizaine d’années, ils y ont retrouvé une place méritée.

Ainsi, ces photographies, réalisées à des fins scientifiques, mais marquant une étape importante dans une histoire de l’esthétique, sont-elles sources de malentendus. Reçues, il y a un siècle, en tant que travaux  scientifiques, elles sont aujourd’hui reconnues pour leurs qualités esthétiques ; leur intérêt  technique n’ayant, quant à lui, jamais été mis en défaut. Ces transferts d’usages nous rappellent que la nature scientifique ou artistique d’une production n’est pas une qualité intrinsèquement déterminée, mais qu’elle est aussi affaire de réception.

Chronophotographie scientifique et académisme artistique.

Les travaux scientifiques d’Étienne Jules Marey, ceux du photographe anglo-américain Eadweard Muybridge, qui les ont inspirés n’ont pas manqué d’influencer les artistes réalistes américains et français.
Le peintre réaliste Thomas Eakins est instigateur du projet qui conduit, en 1883, l’université de Pennsylvanie à passer commande à Muybridge pour d’importants travaux photographiques d’analyse du mouvement, lesquellesconduiront à la réalisation d’un album de plus de dix-neuf mille images intitulé Animal Locomotion : an Electrophotographic Investigation of Consecutive Phases of Animal Movements. Le 26 septembre 1881, Eadweard Muybridge organise une séance de projections au domicile même d’Étienne Jules Marey, devant « plusieurs personnalités du monde des arts, des sciences et de la presse ». Le 3 novembre 1881, puis le 26 novembre, ces présentations ont lieu chez le peintre Meissonnier : les images réanimées de diverses espèces animales en mouvement apparaissent d’une « prodigieuse vérité ». Bien que Muybridge soit un artiste photographe, le caractère rigoureux, systématique, universitaire, de ces recherches développe certaines qualités scientifiques que se plaît à souligner leur auteur.

Les premières analyses photographiques du mouvement ne sont pas toujours accueillies d’emblée avec enthousiasme. Elles provoquent souvent un certain étonnement, voire un scepticisme. Le monde qu’elles révèlent semble si étrange. Le regard découvre, stupéfié, les formes inconnues d’un univers quotidien. Ernest Meissonnier accuse les appareils de prises de vue de voir faux.  « Quand vous me donnerez un cheval galopant comme celui-ci, dit-il en faisant un croquis à l’intention des scientifiques, je serai satisfait de votre invention. » Pour Georges Demenÿ, collaborateur d’Étienne Jules Marey, les images nouvelles sont vraies, à n’en pas douter, mais pour les faire accepter par l’œil, il faut contracter de nouvelles habitudes, éduquer sa propre vue, en bref, passer par tous les degrés qu’ont eux-mêmes franchis les spécialistes de la chronophotographie.
Meissonnier décide d’en avoir le cœur net. Dans sa propriété de Passy, installé dans un chariot glissant sur des rails en pente, il observe la course parallèle d’un cheval monté par un collaborateur. Il hésite cependant : l’art relève-t-il du voir ou du savoir ? Faut-il suivre l’intuition de l’œil de l’artiste ou obéir aux résultats scientifiques ? Optant pour le moindre risque, prenant appui sur les travaux de laboratoire, il en vient à effectuer des repentirs sur le tableau 1807.

Dans son ouvrage Le mouvement, publié en 1894, Marey se montre prudent. Si ses travaux sont susceptibles d’intéresser les artistes, ce n’est pas à lui de parler d’esthétique, il n’est pas qualifié. Il ajoute cependant avec quelque malice, critiquant de manière voilée certaines erreurs de représentation d’athlètes saisis en pleine course : « (...) il ne saurait être interdit de prendre pour arbitre la nature elle-même, et de demander à la photographie instantanée de montrer les vraies attitudes d’un coureur. »

Cependant, la photographie devient peu à peu une référence visuelle : bientôt, il n’apparaît plus tolérable  que les chevaux galopent en donnant à leurs pattes un mouvement tel que « toutes les jointures se trouvent pliées à angle droit,1 que l’artiste fasse courir des hommes dont le buste est obstinément incliné en avant, ou voler des bandes d’oiseaux tenant tous leurs ailes relevées, « comme si l’on n’avait jamais remarqué qu’elles s’abaissent au moins de temps à autre ».
Ainsi, les analyses photographiques de Muybridge, celles de Marey, sont-elles utilisées par des artistes soucieux d’exactitude. En France, les peintures militaires  où, dans de vastes panoramas, s’exhibe une flamboyante cavalerie, en est la principale bénéficiaire. Les peintres Neuville, Detaille, Meissonnier, s’inclinent ainsi devant la science. La chronophotographie renforce les académismes mais surtout, elle fournit une légitimité scientifique inespérée à la copie conforme, qu’elle contribue ainsi à ériger en valeur.  

Dérives eugénistes

En 1890, l’interne Paul Richer, entré quelques années auparavant à l’hôpital de la Salpêtrière comme collaborateur de Jean-Martin Charcot, publie son Anatomie artistique.  Les acquisitions de la science sont mises là au service des artistes : Paul Richer s’est très directement inspiré pour ses dessins des chronophotographies d’Étienne Jules Marey et de celles d’Albert Londe, alors responsable du laboratoire photographique de l’hôpital. Le sculpteur Gérôme se félicite de ces initiatives.
Devenu professeur d’anatomie à l’École des Beaux-Arts, Paul Richer y crée un enseignement de l’anatomie du mouvement tout en fustigeant l’anatomie de l’immobilité. Il en vient progressivement à définir des « canons artistiques et scientifiques » relatifs aux différentes proportions du corps humain et défend alors un véritable eugénisme, fondé sur des arguments scientifiques de type darwinistes.

« La race la plus parfaite, celle qui aura droit au premier rang dans la hiérarchie à établir, sera donc (...) celle qui, dans la lutte pour la vie, aura montré la plus grande supériorité, celle qui aura conquis la plus large place au soleil.
» Grâce à la science, ou plutôt aux diverses branches des sciences, nous arriverons donc à rayer, comme ne pouvant prétendre à représenter la perfection humaine, un bon nombre d’individus : d’abord ceux qui sont déformés par des causes morbides ou autres, puis ceux qui ne sont pas suffisamment développés, ceux qui offrent encore quelques signes extérieurs de l’animalité, ceux qui présentent un mélange même atténué des attributs sexuels ; enfin, ceux qui ne représentent pas dans toute sa pureté le type de la race la plus résistante. » 2

Certes, en passant du milieu médical au milieu artistique, Paul Richer saute allégrement des lois  aux canons. En tant qu’enseignant, il trouve pleinement l’occasion d’exposer des critères de beauté qu’il érige en normes, mais rappelons que les idées eugénistes, à l’époque, ont eu largement cours dans le monde médical. L’eugénisme médical est une caractéristique toute française qu’Alain Drouard3 situe bien antérieurement à la création du concept d’eugénisme  par Sir Francis Galton, en 1883.
Les impasses auxquelles conduisent, dans les années 1880-1890 un certain nombre de recherches “visuelles” menées à l’hôpital de la Salpêtrière, sous l’égide du neurologue Jean-Martin Charcot, incitent Paul Richer et Albert Londe à se tourner vers le monde artistique. Il leur apparaît que photographies, dessins, sculptures, palliant les déficiences de l’anatomie du mouvement, pourraient être là d’une certaine utilité. Ce passage du monde médical au monde artistique leur permet de s’affranchir des contraintes des protocoles scientifiques et médicaux ; il constitue, pour eux, une sorte de libération. Incapables de guérir le corps malade, et notamment le corps hystérique, ils se croient légitimés pour imposer ailleurs l’hégémonie de leurs savoirs, définir des critères de beauté. Le passage du laboratoire et de l’hôpital à l’atelier de peinture, s’accompagne ainsi de dangereuses dérives eugénistes.

En 1903, Albert Londe publie ses Chronophotographies documentaires à usage des artistes. Il opère — peut-être un peu tardivement — un renversement du débat : la science ne doit pas commander à l’art, mais être à son service. Pour lui, la science propose, l’artiste dispose ; en retour, l’artiste doit alors assumer sa liberté. Il ne s’agit plus d’un simple savoir-faire, mais bien de créativité : « Nous ne sommes pas d’avis que l’artiste doive copier littéralement les documents que lui a livrés la photographie instantanée, comme certains l’ont fait au début de cette découverte. De ce que le document photographique, quel qu’il soit, est toujours vrai du point de vue scientifique, il n’en ressort pas qu’il soit toujours vrai du point de vue artistique. L’artiste ne doit produire que les attitudes qui présentent le mieux le mouvement considéré, sans s’arrêter à celles qui, n’étant jamais perçues par notre œil, seraient invraisemblables et choquantes. »

La photographie comme révolution visuelle

Par son pouvoir de transformation du regard, la photographie devient peu à peu une référence, un passage obligé. L’observateur de la fin du XIXe siècle n’a plus grand chose à voir avec l’observateur des années 1840 ; son univers visuel s’est radicalement transformé. Irving dirait que la photographie devient « la norme de l’apparence de chaque chose ». Les illustrateurs de journaux, de revues, deviennent suspects : seule, la photographie peut s’ériger en preuve. Le célèbre illustrateur américain Frederic  Remington prend soin de noter « after photo » sous ses dessins de chevaux ou ses scènes de Far West. Comme le dit Jussim Estelle :

« Le public commençait à demander une information pure, non contaminée par les idiosyncrasies artistiques. »4

La scène de l’exécution de l’empereur du Mexique Maximilien, fusillé le 19 juin 1867, à Querétaro, par les troupes de Benito Juàrez est peinte par Edouard Manet sans que l’artiste ait assisté à la scène. L’exécution de Maximilien  possède ainsi le privilège d’être le premier tableau rendant compte d’un événement historique auquel l’artiste n’était pas présent. Manet a pris soin, avant d’entreprendre le travail, de réunir des documents photographiques garantissant l’exactitude de sa propre reconstitution. Surtout, il a soigneusement accompagné sa signature d’une date : Manet, le 19 juin 1867. Le tableau, sans être en aucune manière une copie, a pleinement intégré la photographie, et sa capacité à conserver indéfiniment la mémoire de l’instant.

Le grotesque scientifique

L’analyse photographique du mouvement, si exacte soit-elle, n’apparaît pas totalement parfaite. En France, le caractère scientifique des travaux d’Étienne Jules Marey, la notoriété même du physiologiste, ne suffisent pas : que vaut l’exactitude scientifique, si les séquences obtenues ne donnent pas la sensation du mouvement ?
Les premières inquiétudes émanent des scientifiques eux-mêmes. Paul Richer lui-même observe que les figures qui paraissent le mieux exprimer l’idée de la course sont justement celles qui s’en éloignent le plus « du point de vue de la vérité vraie, du point de vue de la vérité scientifique ». Pour Georges Demenÿ, le photographe soutient que l’image qu’il a prise est exacte : n’est-ce pas la nature qui a dessiné elle-même sans aucune interprétation ? L’artiste cependant n’y retrouve pas l’impression de la nature. Il a beau fixer la photographie des yeux, jamais il n’y découvrira la sensation du mouvement. La succession d’images instantanées n’est pas satisfaisante ; elle peut même être grotesque ou incompréhensible, selon la phase du mouvement qu’elle présente. Rapidement naissent des formes de protestation contre la toute-puissance scientifique. Les artistes revendiquent une forme de liberté, une sorte de “droit à l’inexactitude”.

Pour Rodin, la réalité du mouvement et la sensation du mouvement sont deux choses distinctes. Il n’est pas question de copier la photographie scientifique. C’est dans le déséquilibre même et les formes impossibles que réside la sensation du mouvement, non dans la saisie d’une réalité. L’excès de photographie est présenté comme un danger. On fustige, dans les premières années du XXe siècle, ces artistes, qui, par une sorte de bravade, se plaisent à reproduire textuellement les résultats de la photographie. Pour Souriau,5 les attitudes reproduites sont grotesques, mais, « si l’on se récrie, ils sont prêts à vous prouver, photographie en main, que ces attitudes sont vraies ». Ces images sont « disgracieuses et mensongères, puisqu’elles montrent les choses autrement que nous ne les voyons dans la nature (...). Le premier travail du peintre est de faire un choix dans la vérité ».
Ainsi, les résultats de la chronophotographie sont-ils loin d’être perçus par les artistes comme solution miracle à la question de la représentation du mouvement dont Étienne Jules Marey pensait pourtant détenir le secret.  L’aspect grotesque de la chronophotographie resurgit au moment même où le réalisme artistique et la science positives perdent du terrain.

Ainsi, à la charnière des deux siècles, le peintre Giacomo Ballà s’inspire pour l’une de ses caricatures des chronophotographies de Marey : sur une gigantesque portée, les corps d’une série de doubles-croches ascendantes sont occupés par le visage d’un prêtre qui s’époumone de note en note, du grave à l’aigu. Le monde artistique italien est directement concerné par les travaux d’Étienne Jules Marey qui, partageant sa vie entre son appartement parisien et sa villa de Naples, n’hésite pas, à l’occasion, à publier dans des revues italiennes.
En Italie, les peintres s’intéressent ainsi avant les photographes, à la chronophotographie scientifique française : les frontières entre art et science sont peut-être plus faciles à franchir lorsque chaque domaine ne se sent pas en concurrence avec l’autre et ne craint  donc pas de perdre ses spécificités.

Dinamismo di un cane al guinzaglio, de Giacomo Ballà, va cependant au-delà de la chronophotographie mareysienne sur plaque fixe. Loin de se limiter à l’analyse du mouvement, le tableau s’attache à donner la sensation d’un frétillement, de vibrations.
L’usage de tons monochromes renforce l’analogie avec la photographie. La légèreté du sujet, l’aspect caricatural qu’induit le recul généré par le traitement du mouvement, font aujourd’hui songer à certaines scènes “scientifiques” réalisées par Marey : la marche d’une poule, tenue, elle aussi, en laisse, les vibrations des ailes d’une mouche, etc. Mieux encore, le tableau possède les défauts techniques des chronophotographies sur plaque fixe : le personnage en mouvement semble s’évanouir brutalement, il ne “sort” pas du tableau. Cette disparition marquerait précisément l’instant où l’appareil de prise de vue fictif cesserait de fonctionner. Il est intéressant de voir que de tels “défauts”, qui n’entravent pas dans les travaux de chronophotographie les démarches expérimentales, persistent dans la peinture de Ballà, dont l’intention, quant à elle, est bien de conférer l’illusion du mouvement.   

D’autres tableaux de Ballà suivent, directement inspirés de la chronophotographie scientifique : ainsi, le célèbre Bambina che corre sul balcone, peint en 1912-1913, où l’analyse du mouvement de type chronophotographique se double d’une décomposition chromatique. À l’instar de Marey, Ballà travaille sur le vol des oiseaux, la course de l’homme. La mano del violonista peint en 1912 reprend — inconsciemment — un thème cher à Georges Demenÿ.
Marcel Duchamp remarque, en janvier 1912, le Chien en laisse exposé à Paris. Précisément à cette époque, il achève le Nu descendant un escalier n°2, qui couronne des recherches entreprises sur la démultiplication et la question du mouvement dans la peinture. Duchamp le dit lui-même plus tard : « Cette version définitive (...) fut la convergence dans mon esprit de divers intérêts, dont le cinéma, encore en enfance, et la séparation des positions statiques dans les chronophotographies de Marey en France, d’Eakins et Muybridge en Amérique. »6

En Italie, cependant, les critiques commencent à poindre : Ballà ne crée pas une sensation dynamique, puisque au contraire, il arrête le mouvement dix fois, vingt fois par seconde. Le mouvement est continuité ; il n’est pas une succession de formes. L’esprit réfute cette idée de saisie d’un fragment de temps : pour lui, le mouvement n’a ni début ni fin. L’approche de Ballà, serait jugée trop scientifique, alors même que le premier manifeste futuriste annonce : « Nos sensations ne peuvent être murmurées. Nous les faisons chanter et hurler dans nos toiles. » L’objet des travaux futuristes est bien de rendre l’artiste acteur de cette vie « exaspérée par la vitesse, dominée par la vapeur et l’électricité (...), tourbillonnante vie d’acier, d’orgueil, de fièvre » ; il n’est pas de créer une observation distanciée.
Dans un premier temps, Ballà est tenu à l’écart du mouvement futuriste. En 1910, le second manifeste futuriste, mentionnant explicitement les travaux d’Étienne Jules Marey, incite à s’emparer de ces analyses chronophotographiques, qui ouvrent la voie à de nouvelles traductions de la vitesse. À cette date, Ballà adhère au mouvement.  

Mais une critique des travaux de la photographie scientifique voit peu à peu le jour. Umberto Boccioni a entendu ou lu Henri Bergson. Il en a tiré la conviction que le mouvement ne pouvait être fragmenté en instants, qu’il possédait une unité profonde. Il en a acquis une certitude : celle de la force de l’intuition. L’idée de mouvement chez Boccioni s’oppose ainsi fondamentalement à l’objectivité et à l’aspect mécanique du mouvement chez Marey.

L’art comme moule externe de la science

Pour les frères Bragaglia, la chronophotographie scientifique est incapable de traduire la vivacité d’un geste, son irrégularité. Elle est loin, finalement, de cette réalité qu’elle prétend traduire ; elle ne rend pas compte de la vie.
Alors que Marey s’efforce de regarder le monde en observateur extérieur, tout en faisant abstraction de ses propres sens, les photodynamiques des frères Bragaglia développent au contraire, dans leurs traînées lumineuses et leurs formes floues, une combinaison de qualités intrinsèques de l’objet photographié et de la sensation du mouvement. Pour Anton Giulio Bragaglia, la photographie n’est ni une fenêtre d’observation, ni un œil mécanique recevant le monde naturel : en complète opposition avec le réalisme, elle est, avant tout, la création d’un auteur, investie d’emblée d’une capacité à émouvoir.
Les critiques ouvertes des Bragaglia, comme les critiques voilées de Boccioni, s’inspirent très directement des reproches formulés par Bergson au « réalisme scientifique ». La durée y est sacrifiée à l’intérêt porté à l’instantané ; matière et perception ne peuvent plus, dès lors, coïncider. Le réalisme scientifique établit bien un cloisonnement entre la matière qui évolue de telle manière que l’on passe d’un moment au moment suivant par déduction mathématique, et la perception, qui nous livre de l’univers une série de tableaux pittoresques mais discontinus. Pour Bergson et pour les photographes futuristes, ce cloisonnement n’a pas lieu d’être. La substitution de l’instantané par la prise en compte du mouvement dans sa continuité devrait annihiler les contradictions entre l’objet et sa perception.

Il peut sembler étonnant que les Bragaglia se définissent ainsi par opposition aux travaux d’Étienne Jules Marey, qui ne sont pas sous-tendus par des projets similaires et peuvent, dans ces années 1910, paraître déjà anciens. Les volontés hégémoniques de la science, réelles ou attribuées, l’idéal de beauté sous-jacent aux travaux de la chronophotographie, ont cependant de quoi agacer, voire inquiéter, les  partisans des avant-gardes italiennes.
Marey, cependant, appartient bien à un monde révolu. En une vingtaine d’années, a eu lieu une nouvelle révolution visuelle. L’invention du cinématographe, l’extension urbaine, l’éclairage électrique et les placards publicitaires, la multiplication  des automobiles, la naissance de l’aviation... concourent à créer une attraction. La perception visuelle, le regard, a changé. De la même manière qu’existe un gouffre entre l’univers visuel des observateurs des premiers daguerréotypes découvrant la photographie, et celui des usagers de la chronophotographie des années 1880, le monde visuel du pré-cinéma est radicalement différent de celui du début du XXe siècle.
L’arrivée des technologies photographiques, celle des technologies des transports et communication, la découverte du cinématographe bouleversent — de manière souvent inattendue — la partition entre art et science, semant le trouble et la confusion. L’image photographique, par sa large diffusion, contribue à rapprocher des domaines jusque-là soigneusement isolés. Un tel désenclavement, certes, favorise les échanges, mais il contribue également à rendre plus vives les divergences, plus nettes les ruptures.
Bénéficiant elle-même d’un statut incertain entre art, science et technique, la chronophotographie, à la fois, conforte les situations établies, justifie les pires académismes, et motive les avant-gardes les plus généreuses comme les plus sélectives. Selon les mécanismes d’activation historique, l’influence de la photographie scientifique sur les pratiques artistiques engendre, par mimétisme, la production de doubles ; par réaction, la production  de véritables “moules externes”.

Pour une même pratique, pour une même image, la ligne frontière entre l’art et la science est susceptible de changer de position. Les photographies réalisées à des fins scientifiques demeurent les lieux privilégiés de ces domaines flous. Qui peut affirmer que dans leur réalisation, n’interviennent ni volonté esthétique, ni prise en compte de la réception, ni désir de substituer la perception sensible et immédiate à l’analyse rationnelle ? Qui peut empêcher les artistes de les recevoir plus tard comme des concurrentes sur leurs propres terrains, jusqu’à en concevoir une jalousie secrète ?
Le véritable  enjeu de tout cela pourrait  bien n’être ni l’art, ni la science, mais l’obscure soumission de la technique et du savoir-faire ; ni art, ni science, mais au service de l’un et  de l’autre. Art et science ... et non science et art  : que recèle la dissymétrie ? S’agit-il de cerner les intersections ? Faut-il se pencher sur ce qui appartient à l’un ou  à l’autre, ce qui appartient à la fois à l’un et  à l’autre ;  ou, au contraire, sur les ruptures qui les désunissent ?  
Écartelé, l’honnête homme de cette fin de XXe siècle se prend à entrer en résistance, en regrettant le temps où la pratique scientifique n’était ni si techniciste, ni si spécialisée. Son désir d’encyclopédie se pose-t-il alors en exercice de progrès, ou exprime-t-il  l’infini regret  du temps perdu ? Que cherchons-nous lorsque nous posons, de manière incertaine, la question « art et science » ?
Et quelle question posons-nous ?

Article publié sous le titre « Arte e scienza : le confusioni prodotte dalle move immagini del XIX secolo », dans Estetica, le arti e le scienze, il Mulino, 1996.

Notes de bas de page numériques

1 . P. Souriau, L'esthétique du mouvement, Alcan, Paris, 1889.

2 . P. Richer, Introduction à l'étude de la figure humaine, Paris, 1902.

3 . A. Drouard, « Aux sources de l'eugénisme français », La Recherche, 277, juin 1995.

4 . J. Estelle, Frederic Remington (1861-1909) : The Camera or the Artist, Photographic Technologies in the Nineteenth Century, R. R. Browker Company, New York and London, 1983.

5 . P. Souriau, op. cité.

6 . M. Duchamp, « A propos of myself » , conférence donnée au City Art Museum de Saint Louis (Missouri), le 24 novembre 1964.

Annexes

Légendes des illustrations :

Chronophotographie sur plaque fixe, 1886, Étienne Marey. Crédit Cinémathèque française

Vol d’hirondelles, 1913, Ballà

Pour citer cet article

Monique Sicard, « La photographie scientifique, les académismes et les avant-gardes  », paru dans Alliage, n°39 - Juillet 1999, La photographie scientifique, les académismes et les avant-gardes , mis en ligne le 14 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3997.

Auteurs

Monique Sicard

Cnrs-Images-médias. Auteur de La fabrique du regard, Odile Jacob, Paris, 1998 et, entre autres, de Chercheurs ou artistes ?, (dir) Autrement, Paris, 1995.