Alliage | n°39 - Juillet 1999 L'image dans la science 

Bernard Maitte  : 

Une histoire de quasi-cristaux

Penrose, Esclandon, Schechtman, Haüy, Bravais et les autres...

Plan

Texte intégral

Voici un peu plus d’une dizaine d’années, le monde des cristallographes était ébranlé par une découverte expérimentale inattendue : celle des quasi-cristaux. Revues spécialisées, magazines scientifiques, périodiques de vulgarisation, mais aussi presse quotidienne, tous médias confondus, faisaient une part belle à cette information, hissée au rang de découverte scientifique majeure.
Aujourd’hui encore, le retour du sujet est, si j’ose dire, périodique : alors que j’écris ces lignes, on annonce que les grands magasins nous offrent des récipients idéaux pour la cuisine. Leurs revêtements intérieurs n’attachent pas, ne se raient pas, ne sont pas incorporés — même à l’état de traces — dans nos mets. Ils sont faits de quasi-cristaux.
J’ai voulu me lancer dans l’étude des démarches suivies depuis deux siècles par les cristallographes. Pourquoi ont-ils constamment démontré l’impossibilité de ces composés, aujourd’hui fabriqués en grande série ? Quels présupposés étaient les leurs ? N’y a-t-il pas eu des pistes, des voies, des chemins porteurs de fécondité qui avaient été empruntés, puis oubliés ou délaissés ? Les réponses à ces questions me semblaient pouvoir être importantes et porteuses d’enseignements quant à notre conception et à notre pratique de la recherche scientifique actuelle...
Je ne m’attendais pas à obtenir les résultats que je vais vous exposer. Aujourd’hui encore, ce n’est pas sans une certaine jubilation que j’y repense.

Les quasis cristaux

Le 12 novembre 1984, les Physical Review Letters publient un article qui va faire grand bruit.1 D. Schechtman et ses collaborateurs, en étudiant les cristaux d’un alliage métallique aluminum et manganèse, trempé de manière ultra rapide, ont obtenu un diagramme de diffraction icosaédrique présentant une symétrie d’ordre cinq. Qu’y a-t-il de si surprenant ? Tout simplement, on sait depuis le XVIIIe siècle que la symétrie pentagonale — tout comme les symétries d’ordre égal ou supérieur à 7 — est interdite dans la structure tripériodique des cristaux.
Les auteurs avouent leur embarras, leur incrédulité initiale.2 Ils disent avoir osé publier en considérant deux séries d’arguments. L’un est physique : on peut à peu près obtenir le diagramme initial à partir d’un modèle constitué d’icosaèdres empilés de manière non jointive. Le second est d’ordre mathématique : ils ont retrouvé des articles de 1925 et 1932 dans lesquels H. Bohr,3 pour le premier, A. S. Besicovitch, pour le second,4 démontrent que la stricte périodicité n’est pas exigée pour obtenir une diffraction, mais la « presque périodicité », car l’objet peut être « presque exactement » superposé à lui-même par un nombre infini d’opérations de translation (toutes les personnes ayant observé des lampes de réverbère au travers de rideaux peuvent le confirmer). La « presque périodicité » n’est pas incompatible avec des rotations quelconques — et non plus celles bien déterminées de 180°, 120°, 60°, 45°, 30°.
Il n’est pas fréquent dans une publication de dire que l’on ose publier parce que l’on a été rassuré de deux côtés à la fois. L’argument physique avancé nécessite d’ailleurs d’effectuer des expériences en fonction d’un résultat préalable obtenu. C’est ce qu’avaient fait, en 1984, Dov Levine et Paul J. Steinhardt,5 grâce à une simulation à l’ordinateur de structures amorphes à empilement icosaédrique incluant un ordre à grande distance. Démontrant qu’elles peuvent donner la diffraction, ils avaient appelé « quasi-cristal » leur modèle informatique. La diffraction elle-même avait été obtenue de manière indépendante. L’argument mathématique exigeait que Schechtman se lance, démarche elle aussi inhabituelle de nos jours, à la recherche de publications antérieures, qu’il avait fini par trouver. Elles dataient, nous l’avons vu, de 1922 et 1932.
On sent la force de l’incrédulité initiale, du blocage psychologique ressenti tout d’abord... et gageons — sans en avoir la preuve — qu’expériences et calculs avaient dû être refaits plus d’une fois avant d’oser publier. Pourtant, en 1972, le fil de l’histoire a été reconstruit a posteriori, Penrose s’était amusé à couvrir le plan avec deux types de losanges, d’angles égaux à 36° et 72° — possédant donc une symétrie pentagonale —, qu’il avait disposés de manière a-périodique. Il n’avait pas publié, car ses figures, il les avait trouvées en voulant construire un nouveau jeu, aussi avait-il préféré déposer un brevet visant à réaliser des puzzles. La publication ne suivra que sept ans plus tard. En 1981, elle conduira Macka à essayer d’appliquer les pavages de Penrose à la cristallographie par diffraction laser à grande distance ; sans développement mathématique, sa publication6 n’attirera pas l’attention. En 1985, après donc la publication “osée” de Schechtman, Duneau et Katz7 vont proposer, dans un article « Paver l’espace », la manière de décrire les figures de Penrose...
L’intérêt était lancé, physiciens et mathématiciens pouvaient emprunter avec gourmandise la nouvelle voie ouverte...

Pourquoi si tard ?

C’est sur une autre piste que je voudrais me lancer ici : pourquoi fallut-il attendre 1984 pour paver ce plan, l’espace, de manière quasi périodique ? pourquoi l’incrédulité initiale des auteurs ? pourquoi un tel barrage psychologique ? pourquoi cette fécondité potentielle si longtemps ignorée ? partons à la recherche des sentiers oubliés...
Le premier indice, vite retrouvé par ceux-là mêmes qui ouvrirent la voie, date du début du siècle. En 1902, le mathématicien Claude Esclandon introduit la notion de « quasi-périodicité ». Travail classé sans suite.
Deuxième messager, incontournable, René-Just Haüy (1802). Tout le monde sait8 qu’il a démontré l’impossibilité de paver l’espace avec des prismes penta, hepta, octo... gonaux.9 Son raisonnement est le suivant : la calcite se clive en des rhomboèdres de plus en plus petits et toujours semblables, jusqu’à la limite de vision de l’œil, de la loupe, du microscope. La division ne pouvant être menée à l’infini, il existe forcément un plus petit rhomboèdre, « la molécule intégrante », qui possède toutes les propriétés du cristal, reste inaccessible aux plus puissants microscopes et qui, cassé, ne donnerait plus un rhomboèdre, mais permettrait d’analyser le cristal, d’obtenir ses « molécules principes » : carbonate et calcium. Dès lors, Haüy est en mesure de montrer géométriquement que le cristal peut être reconstruit avec des rhomboèdres empilés dans les trois dimensions de l’espace. Cet empilement lui permet d’expliquer l’existence de faces (formées par de minuscules gradins, invisibles à l’œil nu, fig. 1), les différentes formes naturelles observées, la constance des angles dièdres dans une même espèce (les rhomboèdres sont identiques, leur assemblage cause des angles égaux), les clivages, la biréfringence (propriétés physiques variant comme l’orientation des rhomboèdres de l’assemblage).
Ces succès conduisent Haüy à effectuer un travail purement mathématique : il considère tous les cristaux connus, observe leurs formes idéalisées, en déduit géométriquement les formes de tous les parallélépipèdes de base possibles qui, empilés, emplissent l’espace. Il en trouve sept types —cube, prismes hexagonal, tétragonal, rhomboédrique, droit à base losange, incliné, quelconque —, démontre l’impossibilité d’emplir l’espace avec des prismes penta-hepta-octogonaux... Il montre mathématiquement que l’on peut déduire beaucoup des formes idéalisées, observées dans la nature, en partant de chaque type des sept parallélépipèdes possibles, les primitifs, et en procédant à des décroissements égaux sur tous les sommets (on passe alors, par exemple, du cube à l’octaèdre, fig. 2), ou sur toutes les arêtes (du cube au rhombododécaèdre).
La beauté du raisonnement géométrique de Haüy s’intègre parfaitement dans les mathématiques mixtes de ce début du XIXe siècle. « C’est une victoire de l’esprit géométrique », proclame Monge. Il est donc établi que la symétrie pentagonale est incompatible avec les cristaux. Pourtant deux des arguments d’Haüy prêtent à discussion. D’une part son raisonnement permet de retrouver beaucoup de formes — pas toutes ; d’autre part, Haüy est newtonien ; pour lui, la matière est formée de petites masses, « les molécules principes » ; celles-ci s’attirent par gravité, mais ne peuvent que se repousser à partir d’une certaine distance : en effet, la lumière, pour Newton et Haüy, est formée de petits corpuscules qui se propagent en lignes droites, y compris dans la calcite, qu’ils traversent assez librement. Il y a donc dans les cristaux beaucoup plus de vide que de plein. Les « molécule principes » ne remplissentpas l’espace. Dès lors, que penser de la belle démonstration de l’impossibilité de paver avec des prismes pentagonaux, au prétexte qu’ils ne sauraient paver l’espace ?
Haüy glisse sur le sujet, ne s’y attarde pas. D’autres seront plus explicites, voire violents. Romé de l’Isle,10 qui, après Bergman,11 avait découvert la « loi de constance desangles » (1772), avait introduit la notion de réseau périodique pour expliquer la calcite, mais qui, trop physicien, s’était interdit de l’étendre à tous les cristaux — même ceux qui ne se clivent pas ; Romé de l’Isle, que Haüy n’avait même pas cité, Romé, donc, ne se lasse pas de dénigrer le « cristalloclaste ». Pourtant, il considère lui aussi, tout comme Bergman, que seuls les sept parallélépipèdes cités peuvent former la brique de l’assemblage tripériodique... Accord donc sur l’impossibilité du pentagone. Je dois chercher ailleurs les pistes qui auraient pu mener aux quasi-cristaux. Delafosse, un élève de Haüy, me donne espoir. Après la mort de son maître, il publie un article (1840)12 où il revient sur les « remarquables exceptions » qu’avait trouvées Haüy à sa « loi de décroissement » : un grand nombre de formes cristallines peuvent se retrouver à partir du primitif, non pas par décroissement sur tous les sommets ou sur toutes les arêtes à la fois, mais par décroissement sur la moitié ou le quart seulement de ceux-ci (du cube au tétraèdre, par exemple) : ce sont les mériédries. Pourquoi ces exceptions ? Delafosse les explique en disant que la matière ne remplit pas l’espace mais se concentre en molécules polyédriques n’ayant pas forcément la symétrie de l’empilement. Une piste ? Je suis déçu. Delafosse reste profondément physicien. Il n’étudie que « celles des exceptions que la Nature fait connaître », et l’explique de manière  à ne pas mettre en cause l’assemblage général, le réseau, formé de mailles jointives qui remplissent l’espace. Il a remplacé un objet théorique, « la molécule intégrante », par un autre, « les mailles », qui ont mêmes symétries pour rendre compte des mériédries. Je dois chercher ailleurs.
Pas très loin ! Bravais publie peu après (1848) un mémoire purement mathématique.13 Il y réduit les molécules polyédriques ne remplissant pas l’espace à de simples points, et se livre à un travail géométrique. Il étudie les réseaux de translations à une, deux ou trois dimensions, démontre que sur des rangées réticulaires parallèles, on trouve des translations égales entre les « nœuds » du réseau. Il s’appuie sur cette propriété pour démontrer que des symétries pentagonales, octogonales... sont impossibles dans un réseau : elles conduiraient à ce que l’espace soit totalement rempli de nœuds au contact, ce qui est impossible et contraire à l’hypothèse réticulaire. À trente années de distance, deux fondateurs de la cristallographie viennent de démontrer l’impossibilité de symétries pentagonales : l’un en disant que l’espace ne serait pas rempli, alors qu’il doit l’être, l’autre en prouvant qu’il le serait alors qu’il ne le peut... Paradoxe étonnant, mais je ne suis pas plus avancé dans ma quête.
Nouvel espoir cependant ; Bravais termine sa publication par une phrase énigmatique : il veut limiter, dit-il, son travail à la « pure spéculation géométrique », le préserver ainsi contre les risques que peut entraîner pour  son œuvre le fait de la lier à la spéculation mécanique, voire atomiste. Il conclut en concédant quand même : « l’observation des corps cristallisés (...) prouve a posteriori (...) ce que révèle mon étude théorique ». Allons, il me reste un espoir : au milieu du XIXe siècle, les conceptions atomistes et la physique de Newton-Laplace sont ébranlées ; Fresnel a imposé l’idée que la lumière est composée d’ondes se propageant dans un éther qui emplit l’espace ; l’électricité et le magnétisme ont recours à des fluides continus non pondéraux ; la chaleur est justifiée par le calorique, autre substance sans poids. Cette grande remise en cause, cette prudence de Bravais, ce « risque » qu’il ne veut pas imposer à son œuvre, en la faisant dépendre de la « spéculation atomiste », remet à la mode la conception continuiste de la matière. Je vais donc aller chercher chez les partisans les plus convaincus de celle-ci, les Allemands, — dont la Naturphilosophie postule une matière continue et divisible à l’infini, et dont la cristallographie est célèbre —, les pistes peut-être oubliées menant aux quasi-cristaux.

Pour Leibnitz et ses monades, Boscovitch, Kant, la matière est continue. Elle peut être décrite par des forces attractives ou répulsives exercées en des points purement mathématiques. La cohésion est le résultat de l’équilibre dynamique des forces. Celles-ci ne sont pas, pour Boscovitch, isotropes lors de la cristallisation, puisque des faces apparaissent. Weiss14 reprend ces idées (1809) : dans un fluide, les forces attractives et répulsives sont en équilibre. La cristallisation se produit lorsque les forces répulsives deviennent dominantes ; les faces apparaissent perpendiculairement à ces forces. Ce sont des directions qui sont les caractéristiques du cristal. Ce sont des répartitions de directions identiques et concourantes qu’il faut étudier. Pour cela, Weiss introduit le concept « d’axe de symétrie », donne de la cristallisation une description vectorielle, l’applique à la calcite, montre que sa considération n’est pas seulement géométrique mais possède une signification physique puisque faces, clivages, biréfringence... se répètent identiquement par rotations autour de ces axes. Mais Weiss classe les cristaux selon les axes que révèle la nature. Il s’appuie sur l’observation des formes extérieures pour conclure que les axes d’ordre cinq ou supérieurs à six ne peuvent exister... Il n’utilise donc pas ceux-ci, pas plus que Hessel,15 qui recherche tous les axes de symétries concourants compatible avec les polyèdre cristallins, les combine, parvient ainsi à dénombrer les trente-deux classes de symétrie (1830).
La piste empruntée me mène encore une fois à une impasse, de même celle des continuateurs de Bravais ou de Hessel : ils soulèvent des considérations uniquement mathématiques. En Grande-Bretagne, Miller introduit la notation cristallographique des plans d’un réseau, utilise leur projection stéréographique comme outil de démonstration des effets de la combinaison d’éléments de symétrie. En Allemagne, Sohncke (1890) introduit les axes hélicoïdaux, qui répètent avec translation et rotation des groupements de points à l’intérieur des mailles... mais permettent finalement de retrouver celles-ci : les sept types de parallélépipèdes ne sont pas contestés. Fedorov se pose le problème général de la partition régulière de l’espace et de systèmes emplis de points disposés périodiquement ; Schoenflies a les mêmes préoccupations ; tous deux travaillent sans figure, de manière numérique. Une piste ? Non : après six ans d’efforts menés indépendamment l’un de l’autre, ils parviennent au même résultat, en 1891 : dénombrer deux cent trente groupes spatiaux et dix-sept groupes plans... sans remettre en cause les sept mailles.16 Schubnikov et Belov ajoutent à ce dénombrement les signes plus et moins, obtiennent ainsi mille six cent cinquante et une subdivisions, qui s’intègrent dans les deux cent trente groupes et les sept systèmes. Le stéréotype de l’impossibilité des axes d’ordre cinq fonctionne parfaitement. Nous sommes en 1920, après les travaux d’Esclandon. J’ai échoué dans ma recherche. La seule possibilité qui me reste est de retourner aux prédécesseurs de Romé de l’Isle et de Haüy. La notion de symétrie, d’assemblage, était alors vague et imprécise. Peut-être y eut-il des essais restés ans filiation ?

Et avant ?

Dans cette étude, je ne pus évidemment faire que quelques sondages auprès d’auteurs dont je savais qu’ils se sont préoccupés de paver l’espace. Képler17 fait des formes cristallines le reflet de l’âme de la Terre, leur géométrie étant l’archétype de la beauté, la signature de Dieu. Il suppose (1609) que la neige, le quartz, le mica sont formés de petites parties sphériques entassées de manière compacte. Je n’insiste pas. Hooke18 explique (1665) cristaux et gemmes cristallins par l’assemblage de sphères disposées de manière compacte. Une impasse.
Restent Descartes et Huygens. Ils développent un certain atomisme, le premier (1637) suppose les cristaux « composés de petites parties de diverses figures et  grosseurs, qui ne sont si bien arrangées, ni si justement joints, qu’il ne reste plusieurs intervalles autour d’elles » que « ces intervalles ne sont pas vides, mais emplis de cette matière fort subtile » (l’éther).19 Petites parties qui ne sont ni si justement jointes ? il reste plusieurs intervalles ? une piste ? Je continue ma lecture. Bientôt, Descartes nous fait concevoir « ce que peuvent être la grêle, la neige... produites par l’action conjuguée de la chaleur et du vent sur des parcelles irrégulières de glace, formant initialement des grelots avant de se grouper de manière plus compacte... ».20 La piste existe. Elle reste vague et confuse. Je ne puis m’y engager. Reste Huygens. Continuateur de Descartes, il est plus précis. Le premier (1690), il fait dépendre toutes les propriétés physiques observées de la calcite (formes, clivages, biréfringence) d’une même cause : la structure du cristal. Il déduit une structure qui lui permet de calculer les propriétés. Il en prévoit qui n’avaient jamais été observées avant lui. Les met en évidence. C’est sérieux. Que dit-il ?21 Que des fleurs ont « leurs feuilles disposées en polygones ordonnés, au nombre de trois, quatre, cinq, ou six côtés ; mais non pas davantage », qu’« il y a une espèce de petites pierres plates entassées directement les unes sur les autres, qui sont toutes de figure pentagone. », que bien d’autres cristallisations se font avec des angles de 60° et 90°, que, pour la calcite « je dis [que si elle était formée] de petits corpuscules ronds, non pas sphériques, mais sphéroïdes plats [disposés de telle façon], je dis que... », et Huygens rend compte des formes, clivages, biréfringence, irisations de la calcite par sa structure. Il termine ainsi sa démonstration :  

« Je n’entreprendrai pas de rien dire touchant la manière dont s’engendrent tant de petits corpuscules, tous égaux et semblables, ni comment ils sont mis dans un si bel ordre (...), s’ils se rangent ainsi en naissant, à mesure qu’ils sont produits. Il faudrait pour développer des vérités si cachées une connaissance de la nature bien plus grande que celle que nous avons. »

Les sphéroïdes ne sont pas sphériques, ils ne se touchent pas forcément, ils expliquent les propriétés de la calcite, mais ils sont tous semblables et dans un bel ordre. Il y a des « pierres (...) qui sont (...) de figures de pentagone ». Une porte est-elle ouverte ? Huygens à son époque ne « peut aller plus loin ». Si une voie était tracée, elle est bien vite bouchée. Par Newton, qui réfute avec force (1704) et, à tort, les mesures effectuées par Huygens sur la calcite, afin de décrédibiliser la théorie ondulatoire de la lumière. Par les cristallographes du XVIIIe siècle surtout, qui démontrent que les « pierres (...) qui sont toutes de figures de pentagone » sont des micas hexagonaux, dont l’une des faces est très peu développée, presque invisible, alors que tous les angles sont de 120° ou 60°.
J’ai échoué. Puis-je publier ces résultats ? Leur intérêt serait de montrer l’histoire de l’impossibilité des symétries pentagonales. Peut-être reste-t-il une dernière piste ? Les Arabes avaient usé de décorations géométriques. À l’Alhambra de Grenade, sont représentés les dix-sept groupes plans découverts en 1891 par Fedorov. Peut-être une étude de l’histoire de l’art islamique m’apporterait-elle du nouveau ? Peut-être les relevés effectués des œuvres du XIVe siècle sont-ils empreints du stéréotype des symétries possibles ? Il faudrait que j’aille vérifier, essayer de trouver des symétries pentagonales, voyager. À qui m’adresser ? Alliage, qui veut tisser des ponts entre science et culture, pourrait peut-être m’obtenir une mission ? Je renonce à adresser ma demande après le numéro spécial « Autour de la Méditerranée ».22 Trop tard. Michele Emmer attire notre attention sur « symétrie et fantaisie : de l’Alhambra à Escher », mais ne répond pas à ma question. J’en reste là.
L’autre jour, en voulant préparer une intervention sur « Renaissance : sciences et arts dans un même mouvement »,23 j’ai ouvert pour la nième fois le livre de Dürer, Underweysung der Messung. Je voulais en extraire la gravure représentant le célèbre portillon, maintes fois utilisée par moi, reproduite en 1984 dans ma valise-exploration « Symétrie », m’ayant servi en 1989 pour faire construire un modèle placé dans la valise-exploration « Images et représentations ».24 Pour la première fois, je disposais du document chez moi grâce à une traduction publiée récemment.25 Je tombai alors sur les figures suivantes (fig. 3), que je connaissais par cœur, mais que je n’avais jamais remarquées sous cet aspect : elles pavent parfaitement le plan et font appel à des figures interdites (pentagones, heptagones, octogones). Elles montrent l’utilisation d’un ordre à grande distance, introduisent dans le plan une répétition analogue à celle des quasi-cristaux. Je fis voir, sans indiquer l’origine, une figure à une amie mathématicienne. « C’est Penrose », identifia-t-elle. Bien sûr.
Dans son texte, Dürer nous dit qu’il veut s’amuser à construire et à faire construire. Qu’il veut paver le plan de multiples façons. Il donne des recettes pour obtenir de « belles figures ». Il dit

« pour continuer, je vais juxtaposer des pentagones, des hexagones et des octogones indépendants. Mais chaque juxtaposition sera différente (...) Tu peux également réaliser cinq roses à partir des pentagones tous adjacents, et, ensuite, accrocher les roses par un côté, autant de fois que tu veux, et remplir comme tu l’entends les champs restés vides. Je l’ai dessiné ci-après ».(fig. 4)

C’est justement une figure de Penrose. Voilà comment, en 1525, un artiste qui s’amusait à dessiner des roses avec des pentagones, à les accrocher par un côté, avait décrit — sinon inventé — des pavages du plan qui seront introduits, à la surprise générale et dans l’incrédulité totale, en 1984 dans les sciences contemporaines.
« Sciences et arts dans un même mouvement », disions-nous, c’était à la Renaissance...

*

Un bon conteur ne tire jamais lui-même la morale de l’histoire. Je ne me range pas dans cette catégorie, aussi vais-je me permettre de souligner quelques pistes de réflexions.
La première, l’exemple de Penrose nous la trace : il y a toujours contradiction entre le dépôt d’un brevet et la communication des connaissances. À qu(o)i sert la science ? À l’évidence, nous ne sommes plus à l’époque où un Arago et un Gay-Lussac gravissaient à la même heure les marches de la tribune de la chambre des députés et de celle du Sénat, afin de lire à la foule assemblée le brevet d’invention du daguerréotype, que venait d’acquérir la République, afin d’en faire don à l’humanité, provoquant par-là même l’explosion des recherches...
La seconde, la diffraction obtenue grâce à un objet presque périodique nous la révèle : on ne devrait jamais faire taire la question naÏve : « Dis, pourquoi il y a des franges autour des réverbères quand on regarde au travers des rideaux ? » Notre science tire sa force d’avoir su réduire des cas complexes à des cas plus simples, de savoir modéliser, d’expliquer et prévoir entre certaines limites de validité. Ainsi, avons-nous pu apprendre à dire « oui, mais » et « non, si ». C’est cette modestie qui permet aujourd’hui d’explorer les voies délaissées. Après avoir vu la symétrie décrire dans une structure unique des phénomènes variés qui semblaient étrangers les uns aux autres, été séduite par la beauté et la simplicité d’une démarche conduisant, croyait-on, à la perfection, à l’universel, notre époque recherche avec gourmandise les ruptures, les transgressions. L’exemple des quasi-cristaux nous l’a montré. Étienne Guyon et Pierre Gilles de Gennes pourraient l’évoquer aussi, l’un lorsqu’il s’intéresse à « la physique d’un sac de billes »,26 l’autre à la question « pourquoi ça colle ? »
Mais l’essentiel n’est pas là. Nous avons, dans l’histoire que j’ai contée, vu des hommes œuvrer pour obtenir une connaissance belle, idéale, certaine — celle de la symétrie —, délaisser d’autres pistes, démontrer qu’elles conduisaient à une impasse. Leurs démarches ne furent jamais désincarnées : ils purent avancer dans leur quête parce qu’ils s’appuyaient sur les travaux de leurs devanciers, se situaient dans des contextes, des philosophies, qui fécondaient leurs recherches et où celles-ci prenaient sens. Au XIXe siècle, les cadres nourriciers étaient les mathématiques mixtes en France, l’empirisme en Grande-Bretagne, la Naturphilosophie en Allemagne. À l’inverse, toute tentative refusant filiation ou rejetant l’étrange(r) porta sa propre limitation : Haüy et ses successeurs, réfutant les travaux s’appuyant sur la « philosophie idéaliste allemande », en sont l’exemple caricatural, exemple qui rappelle celui de Galilée, déclarant à la réception du Mysterium cosmographicum de Képler : « Comment une telle outre peut-elle contenir du bon vin? »
Alors que notre science contemporaine a prouvé sa force, atteint le niveau que nous lui connaissons grâce à la spécialisation, comment ne pas voir que, dans le même temps, cette même spécialisation la stérilise, la dessèche ? À n’être plus que d’excellents techniciens, spécialistes de domaines très étroits, nous perdons des capacités d’innovation, nous écartons le sens, nous ignorons la saveur, nous faisons à partir des réductions que nous opérons un modèle hégémonique de savoir. Pour remonter, la sève exige des racines, pour vivre, la plante doit échanger avec son milieu. Comment l’oublier, nous qui voulons chercher, appliquer, enseigner, intéresser, motiver, débattre... et il me plaît d’avoir trouvé dans un texte connu, d’un peintre connu, qui vivait à l’aube du XVIe siècle, une manière d’illustrer la richesse que nous pourrions tirer, même pour la recherche la plus contemporaine, du rétablissement du lien avec tout ce qui se formé et qui a fait la culture

Notes de bas de page numériques

1 . D. Schechtman et al., Physical Review Letters, 53, 1951-1984.

2 . D. Gratias, La Recherche, 178,  juin 1986.

3 . H. Bohr, Acta Mathematica 45, 29, 1924,  et Acta Mathematica 46, 101, 1925.

4 . A.S. Besicovitch, Almost periodic functions,  Cambridge, 1932.

5 . Dov Levine et Paul J. Steinhardt, Physical Review Letters, 53, 2477, 1984

6 . R. Penrose, Math. Intell.  2,  32, 1979.

7 . M. Duneau & A. Katz, Physical Review Letters, 54, 2688, 1985.

8 . René-Just Haüy, « Essai d’une théorie sur la structure des cristaux », 1783, Traité de minéralogie,  quatre  volumes, 1801.

9 . B. Maitte,  « Construction et applications de la notion de groupe en cristallographie »,  actes du colloque Abel-Galois, Lille, Irma, 1985, in La symétrie aujourd’hui, Points sciences, Seuil, 1989.

10 . J. B. Romé de l’Isle, Essai de cristallographie, Paris, 1772.

11 . Bergman, 1770.

12 . G. Delafosse, Recherches relatives à la cristallisation considérée sous les rapports physiques et mathématiques, 1840.

13 .  A. Bravais,  « Les systèmes formés par des points », Journal de l’École polytechnique, XX, 1850.

14 .  C. S. Weiss, Considérations dynamiques sur la cristallisation, 1805.

15 . J. F. C. Hessel, Kristallometrie oder Krystallonomie und Kristallographie, Leipzig, 1891 (l’étude date de 1830).

16 . J. S. Fedorov, Simetriia Pravil’ nykh Sistem Figur, traduction anglaise, TheSymetry of Real Systems, 1885.

17   J. Képler,  Strena..., traduction de R. Halleux, L’étrenne ou la neige sexangulaire, Vrin, 1975.

18 . R. Hooke, Micrographia, 1665.

19  R. Descartes, Discours de la méthode, « Les météores », Discours I, 159, 1637.

20 . R. Descartes, op. cit. 19, DiscoursVI.

21 .  C. Huygens, Traité de la lumière, 1690, Dunod, rééd. 1992.

22 .  M. Emmer,  « Symétrie et fantaisie : de l’Alhambra à Escher », Alliage 24-25, 1995.

23 . B. Maitte,  « Renaissance : sciences et arts dans un même mouvement », colloque Arts-Sciences-Culture, nov. 1998, à paraître.

24 . B. Maitte, « Valise Exploration Symétrie », 1984, Alias. « Valise Exploration Images et Représentation », Alias-CRPCSTI, 1985.

25 . A. Dürer, Underweysung der Messung..., 1525, présentation et traduction de J. Peiffer, Géométrie, Sources du savoir, Seuil, 1995.

26 .  Étienne Guyon,  « La physique du sac de  billes »,  in Revue de l’Ocim,  à paraître.

Pour citer cet article

Bernard Maitte, « Une histoire de quasi-cristaux », paru dans Alliage, n°39 - Juillet 1999, Une histoire de quasi-cristaux, mis en ligne le 14 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3994.

Auteurs

Bernard Maitte

Professeur de physique à l’université de Lille. Auteur de La lumière, Seuil, Paris, 1981.