Alliage | n°39 - Juillet 1999 L'image dans la science 

Christine Heilmann  : 

La Fabrica de Vésale ou la mise en scène de la raison médicale.

Enquête sur un anatomiste au-dessus de tout soupçon

Plan

Texte intégral

« En 1829, Émile Littré écrivait :

“La science de la médecine, si elle ne veut pas être rabaissée au rang de métier, doit s’occuper de son histoire, et soigner les vieux monuments que les temps passés lui ont légués.” Ces vieux monuments ne sont-ils pas les livres, où, depuis les temps les plus reculés, toute notre science est enclose ? ».1

Parmi ces vieux monuments, il en est un qui allait prendre une dimension particulière dans cette entreprise de mémorisation du passé : il s’agit du De humani corporis fabrica [Sur la construction du corps humain] de Vésale,2 gros volume in-folio (352 x 248) de six cent soixante-trois pages contenant plus de trois cents gravures sur bois (planches hors-texte et gravures de toutes dimensions intercalées dans le texte), édité à Bâle en 1543, sur les presses de Jean Oporinus.
De nombreux écrits ont déjà consacré ce fameux traité d’anatomie comme le fleuron des ouvrages médicaux de la Renaissance. Tout n’a-t-il pas été dit sur la “tragique beauté” de ses planches, sur la justesse du trait qui magnifie le souci pédagogique et la rigueur scientifique de leur auteur…3 Pourquoi s’intéresser aujourd’hui à la Fabrica ? Pourquoi l’exhumer des rayonnages silencieux de la bibliothèque où elle est pieusement conservée ? Pourquoi troubler ce grand sommeil encaustiqué ? Mon intérêt d’illustratrice médicale ne pouvait être que comblé par l’opportunité qui me fut donnée de pouvoir toucher, feuilleter cet imposant ouvrage parcimonieusement confié à des mains et à un regard profanes. Une curiosité purement professionnelle, qui apprécie le relief de la reliure parcheminée, la qualité de la typographie, la finesse de trait des gravures, jusqu’à l’odeur du vieux papier à la cuve piqueté de taches brunes comme une peau de vieillard.4
Mais ce fut aussi, aiguisée par une lecture préalable de la Lettre-Préface,5 la curiosité intellectuelle d’ouvrir ce livre si souvent commenté et si rarement lu, de retrouver un Vésale qui, de l’histoire épique à l’histoire savante, disparaît doublement : d’abord magnifié par le rôle de héros intrépide qui brave les interdits moraux et scolastiques par amour de la vérité, il s’efface ensuite derrière cette figure du héraut rationnel montrant à la médecine la voie d’un destin positif qui paraît s’accomplir trois siècles plus tard à travers les privilèges heuristiques accordés à l’anatomie pathologique.
Quant à la Fabrica, distinguée des autres traités d’anatomie de la Renaissance, figure emblématique d’une vérité scientifique suspendue dans l’espace anhistorique des germinations silencieuses, elle est élevée par les historiens contemporains au rang d’événement fondateur d’une forme de rationalité dont l’esprit caché aurait enfin fait surface dans les premières années du XIXe siècle. N’est-ce pas au titre de cette construction rétrospective qui consacre l’anatomie comme discipline matricielle de la médecine que, pour l’histoire officielle du moins, la Fabrica,

« en dépit de certaines observations et descriptions inexactes, peut être considérée comme un livre révolutionnaire dont l’influence fut décisive sur le développement de la pensée scientifique » ?6

Par la plume de Georges Canguilhem, l’épistémologie résiste à cette tentation romantique du recours au précurseur à laquelle succombent les historiens qui veulent voir en Vésale le Copernic de l’anatomie. Restant plus circonspect quant à l’apport scientifique de la Fabrica,7 Canguilhem n’en souligne pas moins chez Vésale une élévation de l’œil et de la main à la dignité d’instruments d’enseignement et de connaissance qui transforment le « concept traditionnel de science par la subordination de l’explication à la preuve, de l’intelligible au vérifiable ». C’est au titre de cette nouvelle structuration de la vision de l’homme et du monde qu’il considère ce traité comme un incontestable « monument de notre culture ».8

Pour autant, en y regardant de plus près, c’est-à-dire en se tenant au pied de la lettre et de l’image de l’ouvrage en question, surgit une autre réalité : celle qui touche aux conditions historiques (idéologiques et matérielles) requises pour qu’une proposition, un événement, une expérience, un objet, obtiennent droit de cité dans un domaine de savoir. Le chemin de traverse que nous suivrons ici nous conduira donc à examiner puis à mesurer, dans la matérialité de son dispositif d’énonciation et de représentation, les effets de la stratégie “médiatique” de Vésale : à voir en quoi, jusqu’où et comment, nonobstant la réserve épistémologique qu’y apporte Canguilhem, la valeur paradigmatique que les historiens s’accordent à reconnaître à la Fabrica peut s’y trouver (dans tous les sens du terme) trahie.
Car ce qui frappe aujourd’hui lorsqu’on ouvre ce livre, davantage que son esprit scientifique ou que la charge visionnaire des dessins anatomiques, c’est bien l’actualité et la modernité de sa force de conviction. Celle de ses images bien sûr. Qu’elles aient été copiées, imitées ou détournées, sans cesse reproduites au fil des siècles jusque dans les ouvrages scientifiques actuels, le succès des planches de la Fabrica n’est plus à démontrer et l’écorché de Vésale est devenu une figure emblématique de l’anatomie tout entière.
Force de conviction des images, mais aussi du texte, rendue sensible par l’importance que Vésale accorde à l’appareil méthodologique (ordre des différentes parties, nomenclature, index raisonné) comme à l’argumentation de sa Préface « Au divin Charles Quint », qui transforme ce qui aurait pu n’être qu’un exercice de style convenu, en une défense et illustration du savoir et du pouvoir médicaux. Si l’on peut rendre aujourd’hui un hommage mérité aux qualités de précision comme au style de l’illustration, si l’on peut être tenté d’attribuer le succès de la Fabrica à l’excellence de son instrument graphique, il paraît important et légitime de porter une attention tout aussi grande à l’écrit trop vite rejeté dans les oubliettes de l’histoire périmée. De reconsidérer donc ce monument comme une entité organique, chair et os : images et texte.9

La Fabrica : un coup de force médiatique

La Fabrica est une œuvre à trois mains : Vésale, l’auteur, Jean Oporinus, son éditeur bâlois, réputé pour la qualité de son travail, et Jan van Kalkar, compatriote flamand de Vésale et élève de Titien, que les historiens s’accordent à reconnaître comme, sinon l’instigateur, du moins l’artiste principal des illustrations. Quoique pour des raisons en partie différentes, Vésale et Oporinus sont également convaincus de l’importance à donner à l’illustration. Edgerton insiste avec raison sur l’originalité de la conception iconographique, aussi bien au niveau du recrutement du (ou des) artiste(s), que du choix judicieux des modèles de référence (la sculpture antique), ou encore de l’étroite coopération qui a été nécessaire entre anatomiste, dessinateur et graveur pour atteindre ce degré longtemps inégalé de qualité artistique et de précision anatomique.10 L’indiscutable intérêt pédagogique de Vésale, ses ambitions personnelles — il vise à l’époque le titre envié de premier médecin de l’empereur Charles Quint —, jointes à celles d’Oporinus, soucieux d’asseoir contre ses concurrents (éditeurs vénitiens principalement) la supériorité de son atelier, tout concourt à devoir faire de cette collaboration une réussite.

Tous deux hommes du Nord, amis de longue date, fins lettrés acquis aux idées de l’humanisme, leur rencontre éditoriale n’est pas fortuite : l’éditeur comme l’auteur attendent beaucoup de la réalisation de ce projet. Ils s’accordent d’ailleurs sur une stratégie qui fait date en la matière : deux semaines après la parution du De Fabrica , un abrégé de l’ouvrage, l’Epitome , dédié au prince Philippe, fils de Charles Quint, sort des presses d’Oporinus. Selon les termes mêmes de Vésale, ce « raccourci (destiné aux) apprentis pressés de parvenir à une connaissance poussée de la distribution des vaisseaux et des viscères » ne contenait que le frontispice et neuf planches de la Fabrica spécialement agrandies. Moins coûteux et plus maniable, édité en latin, comme la Fabrica, l’Epitome fut également traduit en langue vulgaire (allemand, en l’occurence), ce qui permit à Oporinus d’accroître ses ventes et à Vésale de toucher un nouveau public : celui des chirurgiens barbiers (ignorant la langue savante, le latin) comme celui, extra professionnel, d’amateurs éclairés, désireux de s’instruire, ou simplement sensibles aux qualités esthétiques des gravures. Édition “promotionnelle”, l’Epitome contribua pour une grande part au succès éditorial de la Fabrica

Si la Fabrica n’est pas le premier traité d’anatomie illustré, elle va marquer la différence avec les ouvrages médicaux qui l’ont précédée, non seulement par les qualités techniques, esthétiques et scientifiques de ses images, mais aussi par la quantité des gravures comme par le format adopté. Dès le début du XVIe siècle, en effet, et sous l’impulsion de nouveaux imprimeurs épris d’humanisme, le livre se transforme. Le caractère dit romain remplace peu à peu le caractère gothique et les formats se réduisent : à l’exemple d’Alde Manuce, qui publie en 1500 un Virgile au format de poche, les imprimeurs substituent aux in-folio et in-quarto habituels un in-octavo plus maniable et moins coûteux (voire quelques éditions en format in-douze et in-seize). À partir de 1525, cette réduction du format gagne l’édition des traités médicaux, cependant que l’in-folio reste en faveur pour la publication des œuvres des grands “pères” de la médecine tels Galien ou Hippocrate.

Le choix de ce grand format (qui permet au graveur d’atteindre sur une plaque de bois une finesse d’exécution que seule permettra la gravure en creux sur cuivre) représente un défi technique et commercial qui portera ses fruits : certains espérés (le succès, largement mérité), d’autres, plus inattendus (la vague de plagiats qui suivirent de très près la publication de la Fabrica).11 La taille et l’épaisseur du volume permettent aussi de mesurer la hauteur et surtout la profondeur des ambitions de Vésale. Au pied de la lettre (de sa Lettre-Préface, en particulier), il s’agit bien pour lui, dans tous les sens du terme, de faire le poids. Dépasser ses pairs, certes, ses contemporains, ses maîtres même, comme Sylvius, que ses critiques à peine voilées ne ménagent guère. Mais surtout, faire autorité en égalant ces grands Anciens, dont il revendique la filiation (perdue) et l’héritage (démembré).

La Fabrica : théorie et pratique d’une reconstruction du corps médical

« Il est facile de faire une peinture qui ressemble à celle des Anciens ; ce qui est difficile, c’est de peindre de manière telle que ce soient les peintures des Anciens qui ressemblent à la nôtre. »12

À la lecture de sa Préface, l’image que Vésale veut donner de lui-même n’est pas celle d’un révolutionnaire, mais d’un réformateur-conservateur, voire d’un réactionnaire nostalgique d’une splendeur passée. Son discours est celui non d’un franc-tireur, mais d’un rassembleur qui se sent investi d’une mission supérieure. Alors que Paracelse brûle sur la place publique les œuvres d’Avicenne et de Galien, lui ne songe qu’à raviver « l’ancien éclat de la médecine antique », et c’est sous les auspices fédérateurs d’une « moderne école d’Athènes », pour reprendre l’expression de J.-L. Binet, que s’ouvre, par son frontispice, la Fabrica.13

Au divin Charles Quint

L’introduction de la Préface dénonce le « sérieux préjudice » que causent à « l’exercice des arts et des sciences » (à leur pratique comme à leur étude), « la spécialisation excessive des disciplines [et] la répartition fâcheuse des activités entre divers praticiens ». Cette idée-force, d’une orthodoxie à première vue tout aristotélicienne, Vésale va la développer dans la première partie de son plaidoyer. Dès le début de sa Lettre-Préface, Vésale invoque la médecine antique, en se référant aux trois écoles médicales (correspondant à des courants philosophiques différents), qui se développèrent à l’époque alexandrine. Il s’agit de l’école « Logique » (ou dogmatique, liée au stoïcisme), de l’« Empirique » (liée à l’épicurisme), et de la « Méthodique » (d’obédience sceptique), dans lesquelles il était fait appel à des remèdes de trois espèces : régime alimentaire, emploi des médicaments, et enfin « chirurgie »,14 considérée par Vésale comme « l’arme primordiale » de la médecine. Loin d’évoquer les différences conceptuelles dont se réclamaient ces trois écoles de médecine, Vésale insiste au contraire sur l’esprit de corps (à défaut d’un accord d’esprit) qui, selon lui, conduisit « sans distinction, les maîtres de ces sectes [à] fixer à leur art un but unique : la conservation de la santé et l’extermination des maladies ». Faisant preuve d’un art consommé de la rhétorique, s’il décrit cette époque comme un âge d’or désormais révolu, s’il magnifie les préoccupations éthiques de ces grands Asclépiades, c’est pour mieux stigmatiser « la désagrégation de la médecine », dont il va faire le constat et énumérer les causes.

Pour Vésale en effet, si toutes les sciences ont bien eu à subir les conséquences « pernicieuses » des invasions barbares, les responsables de ce « déplorable démembrement de l’art de guérir » ne sont pas les Goths, mais les médecins eux-mêmes, qui se sont petit à petit « dérobés aux servitudes du véritable exercice de la médecine ». « Se parant du grand nom de physicien » ils ont « écartelé le système thérapeutique », en confiant son « triple instrument » à des mains serviles : institution du régime alimentaire fut laissée aux gardes-malades, l’emploi et la composition des médicaments déléguée aux apothicaires, et surtout, l’art et la technique de la chirurgie, « branche la plus importante et la plus ancienne de la médecine », furent honteusement abandonnés à des barbiers, « qui leur tiennent lieu de domestiques ». Quant à l’enseignement à l’université, c’est à ces mêmes « fameux physiciens », ces « pontifes pleins de répugnance pour le travail manuel [qui] plastronnent, juchés sur leur chaire » lors des démonstrations d’anatomie, que l’on doit l’abandon de la dissection à d’ignorants barbiers. (figure 1)

Ainsi, la connaissance de cette « partie de la philosophie naturelle embrassant l’anatomie humaine et qui est regardée, à juste titre, comme le fondement le plus solide de l’art médical et le principe même de sa constitution (...) entra en décadence complète dès qu’ils déléguèrent à d’autres les opérations manuelles et perdirent toute notion pratique d’anatomie  ».15 En ce qui concerne la pratique de l’art médical, et comme l’acte thérapeutique « ne supporte ni la division, ni le partage et intéresse un seul et même praticien », les remèdes préconisés par Vésale sont les suivants : à l’exemple des Grecs et « conformément à ce que prescrit dans son fondement la nature et la raison d’être de notre art », il faut donc que les médecins « contribuent de leurs mains au traitement de la maladie ». Qu’ils fassent enfin « judicieusement » appel au triple instrument thérapeutique dont ils doivent reprendre la maîtrise, sans mésestimer l’importance et l’efficacité avérée des interventions chirurgicales : ils échapperont ainsi aux « railleries qui éclaboussent un art très vénérable ».16

Pour ce qui est des réformes à apporter à l’enseignement, Vésale va les aborder dans la dernière partie de sa préface. S’il a stratégiquement choisi de mettre en avant la fonction du médecin au service de l’homme (rappelons-nous qu’il vise la charge de médecin personnel de l’empereur), fort jeune magister titulaire de la chaire d’anatomie de Padoue, il va maintenant prendre la parole pour proposer une restauration de la « connaissance  perdue des organes du corps humain ».

Une certaine idée de l’homme

Reprenant l’argumentation qu’il vient de développer sur la pratique de « l’art de guérir », il préconise de recentrer sur l’homme le savoir anatomique et son enseignement. Pour “l’humaniste Vésale”, il s’agit bien en effet de faire « du corps humain le seul document véridique sur la fabrique du corps humain », comme le dit Canguilhem. En tant que méthode démonstrative et descriptive, cette insistance sur la singularité anatomique de l’homme s’oppose aux conceptions généalogiques de Galien à qui Vésale reproche d’avoir méconnu les « multiples et infinies différences entre les organes du corps humain et ceux du singe ». Mais vouloir faire de la médecine une science de l’homme au service de l’homme ne signifie pas pour autant en faire une science humaine, non plus que de lui assigner un tel destin.

L’anthropocentrisme de Vésale, loin de promouvoir une concrète (mais encore bien lointaine) anthropologie positive, participe au contraire, et pleinement, de cet « ethno­centrisme » (pour reprendre le terme d’André Leroi-Gourhan) propre à la pensée des sciences de la démonstration ou de la nature, et en constituera paradoxalement l’obstacle épistémologique majeur. Continuant de s’abreuver à la source revivifiante de la Grèce antique et après s’être montré plus Asclépiade qu’Asclépios, c’est le discours d’un maître plus aristotélicien qu’Aristote qu’il va désormais tenir. De la même façon que l’art du praticien repose sur sa maîtrise du triple instrument thérapeutique, la science médicale est un tout qui ne saurait souffrir ni la division du savoir, ni le partage du savoir faire. L’enseignement « utile », et donc digne d’être transmis, doit être intégral, démontrable, et lié à un accroissement et à un perfectionnement des connaissances comme de la pratique. Et il ne peut se réduire ni au ressassement de doctrines non « critiquées » et « honteusement condensées en de méchants abrégés, ni à une pratique de la dissection éclatée entre différents assistants et le plus souvent “limitée aux viscères ». La connaissance anatomique, et donc la dissection — qui, pour Vésale, en est la seule théorie praticable et la preuve vérifiable —, ne saurait être distribuée entre différentes personnes : l’enseignant doit reprendre aux barbiers (souvent incompétents parce que toujours ignorants) le savoir-faire et les fonctions qui leur ont été abandonnés, et être à la foisson propre sector et ostensor ; à ces conditions, pourront lui être reconnues en vérité les capacités, l’autorité, la dignité et la fonction de magister. La seule place que vise véritablement Vésale est celle d’un maître moderne, celui qui a le pouvoir de transmuter le plomb en or : de transformer le savoir-faire en un art transmissible, c’est-à-dire en savoir théorique, au sens aristotélicien du terme.

La Fabrica : l’image et la divulgation du savoir

« La science la plus utile est celle dont le fruit est le plus communicable et, au contraire, est la moins utile celle qui peut le moins se communiquer. L’œuvre de la peinture est communicable à toutes les générations de l’univers, parce qu’elle est soumise au sens de la vue, et que les choses ne parviennent pas à l’entendement de même façon par l’ouïe que par la vision. Elle n’a donc pas besoin d’interprètes de diverses langues, comme les lettres, et satisfait immédiatement l’espèce humaine, tout comme le font les choses produites par la nature. »17

Vésale n’est pas le premier auteur de traité d’anatomie à avoir accordé une place importante à l’illustration, ni à en avoir saisi la portée commerciale » ; mais on peut dire qu’il est le premier (à l’exception de Léonard de Vinci) à avoir pleinement compris et utilisé la force de preuve de l’image. Son intérêt pour l’instrument graphique se manifeste dès 1538, lorsqu’il fait imprimer à Venise six planches anatomiques sur feuilles séparées (les Tabulæ Anatomicæ Sex). Il réalisa lui-même trois planches consacrées aux systèmes veineux et artériel et confia à Jan van Kalkar le dessin de trois squelettes (très probablement inspirés de Vinci…)18 qui, regravés, feront l’ouverture des planches ostéologiques de la Fabrica. L’objectif pédagogique de ces feuillets volants destinés à ses étudiants n’est pas douteux, et, en dépit des critiques acerbes de Sylvius, le succès que remporta cet enseignement par l’image ne pouvait que l’encourager à poursuivre dans cette voie. (figures 2 & 3)

Il est entre-temps devenu professeur titulaire de la chaire d’anatomie de Padoue. Cette nouvelle fonction et l’autorité qu’elle lui confère vont lui permettre de fixer ces figures errantes dans le corps d’un livre, d’en revendiquer l’entière propriété intellectuelle (il se plaint dans sa Préface que ses Tabulæ anatomicæ aient été éditées comme les leurs par des plagiaires allemands), et de confier à l’écrit le soin de les articuler en un savoir construit. Cette vigoureuse affirmation de son droit d’auteur confirme bien la primauté que Vésale accorde à l’écrit : ni le corps, ni l’image ne parlent d’eux-mêmes. Il leur faut un médiateur, un interprète, qui traduise leur murmure incompréhensible en un langage articulé.
Si Vésale attache autant d’importance à la description, c’est que, liant le voir à l’écrit, elle permet d’éviter tout malentendu (ou tout mal vu). Car, contrairement à Léonard de Vinci pour qui le dessin était un constat graphique de l’expérience et le seul moyen d’accéder directement à la vérité de la nature, selon Vésale, les images, loin d’avoir une quelconque valeur heuristique, sont des leurres et restent un palliatif au contact opératoire direct avec l’objet naturel. La figure est un artefact utile, dont la fonction est de « contribuer à l’intelligence de la doctrine » : « ne placent-elles pas sous les yeux l’objet plus exactement que le discours le plus explicite ? Il n’est personne qui ne l’ait expérimenté en géométrie et dans les autres disciplines mathématiques. »
Il convient cependant de les tenir sous haute surveillance : s’il se qualifie lui-même de trilinguis homo, c’est bien pour marquer la part essentielle qu’il réserve à la nomenclature et à la terminologie, qui doivent faire office de langue intermédiaire entre l’organe observé et disséqué et sa représentation imagée.19 La dissection du cadavre est une « ouverture alphabétique du corps »20 : c’est la plume de l’auteur qui guide, au doigt et à l’œil, le scalpel de l’anatomiste, le burin du graveur et le regard du lecteur. (figure 4)

La leçon de Vésale

La Fabrica s’ouvre par deux gravures : le frontispice et un portrait de Vésale, dont on a bien souvent souligné la valeur symbolique.
Le frontispice nous fait assister à une leçon de dissection où officie Vésale, cumulant, conformément à ses dires, la triple fonction de magister, de sector et d’ostensor. Descendu de sa chaire, c’est lui qui dissèque et démontre, laissant à un assistant placé au-dessus de lui le soin de lire ou de commenter. La scène se passe dans un amphithéâtre anatomique, représenté ici pour la première fois. (figure 5)
S’il a probablement pris comme modèle le théâtre d’anatomie de Padoue, le dessinateur l’a cependant embelli, en le surmontant d’un demi-cercle de colonnes corinthiennes qui ajoutent à la solennité de la scène. Au point focal, partageant la vedette avec l’acteur principal, est étendu le corps en perspective d’un cadavre féminin dont l’abdomen disséqué laisse apercevoir les viscères, que Vésale montre du doigt. Tout autour, étagés sur les gradins en une foule compacte, se pressent les spectateurs de cette démonstration anatomique. Il s’agit d’un public choisi réparti en trois groupes : autour de Vésale et du cadavre, les anatomistes contemporains anti-galénistes parmi lesquels on a pu reconnaître Colombo (successeur de Vésale à la chaire d’anatomie de Padoue), Fallope, Rondelet et Ingrassia, ainsi que Titien et le maire de Padoue. L’éditeur Oporinus est représenté en arrière et à gauche, sur les gradins, en compagnie des hommes de la Réforme : entre autres, Luther, Melanchton, et le médecin et théologien Michel Servet qui, condamné par Calvin, sera brûlé comme hérétique en 1553 ; séparés d’eux par un squelette dressé sur la table de dissection, on trouve, à droite, le groupe des hippocratistes et des galénistes : on y voit Paracelse, Sylvius, Gonthier d’Andernach, ainsi que des éditeurs de la Renaissance, dont Alde Manuce, concurrent d’Oporinus. Surplombant la scène, deux personnages symbolisant la jeunesse et la vieillesse encadrent l’écusson de Vésale représentant les armes de sa famille.

Mais ce n’est pas à cet aréopage distingué (et déjà convaincu) que s’adresse Vésale : alors que tous les visages se tendent pour observer la démonstration, son regard se fixe non sur le cadavre, mais sur le lecteur. C’est cette cible qu’il vise, c’est cet inconnu mais tout-puissant destinataire qu’il veut captiver par la mise en scène de cette réconciliation idéale. C’est son attention qu’il requiert de son index dressé. À son regard, est destinée cette figure, décollée de l’aplat par le travail du trait perspectif et ouverte à la lecture. Il suffit de tourner la page suivante, celle où figure le portrait, et le message devient explicite : les portes du théâtre se sont refermées, les figurants ont disparu, la représentation se poursuit en huis clos, dans un tête-à-tête privilégié auquel le maître invite son futur disciple. Un maître bienveillant mais au regard incisif, qui entre à présent dans le vif du sujet. Comme en un saisissant rappel de son exhortation aux étudiants de Bologne en 1540 (« Accordez foi à ce que touchent vos propres mains »),21 c’est une main disséquée qui repose à présent sur la table avec les instruments de sa démonstration : le scalpel qui tranche et découvre, dans l’encrier, la plume, qui consigne et décrit. (figure 6)

De l’amour de la vérité ...

Dissipons à notre tour ce qui pourrait être un malentendu : si Vésale est, avant Galilée, l’un des premiers hommes de science à se poser la question de la production du savoir en termes de divulgation, la publication de la Fabrica ne peut à aucun titre être assimilée à une entreprise de “vulgarisation” de la médecine. Vésale est un homme d’action et de pouvoir. Son dessein n’est pas de faire de la Fabrica un guide pratique à l’usage de tous mais, au contraire, un ouvrage de référence incontestable, inéluctable et indéformable.22
Vésale sait que l’obstacle majeur entravant la pratique médicale provient des sentiments négatifs de la population, et que les tabous culturels qui s’opposent à la dissection humaine sont du même ordre que ceux qui condamnent l’insolente prétention du médecin à vouloir contrer activement les arrêts de la Providence. Mais il sait aussi, comme Machiavel, que « le vulgaire ne juge que de ce qu’il voit et de ce qui advient ». Le « vulgaire », c’est-à-dire le grand nombre. Comme il le dit lui-même dans sa Préface, « c’est avant tout cette détestable opinion du nombre qui nous empêche de remplir complètement notre tâche de médecin ». Il ne s’agit donc pas d’instruire la « masse ignorante », mais de la réduire au silence en établissant des états de faits indiscutables. Convaincre, c’est vaincre. Faire autorité, c’est faire une démonstration de sa force. Son objectif pédagogique (faire de la Fabrica un “manuel” pour ses étudiants) est lui-même indexé à cet effet de présence.

La Fabrica sera son cheval de Troie : sous ses abords séduisants (car il s’agit d’abord d’investir la place), se loge, au vu et au su des seuls initiés (les hommes de l’art qui se livrent « de leurs propres mains à la dissection »), une véritable machine de guerre. Son point d’appui principa, il le cherche donc chez ces esprits éclairés qui, « guidés par l’amour de la vérité, finissent par accorder plus de foi à leurs yeux et à des raisonnements non inefficaces plutôt qu’aux écrits de Galien ». Sous la haute protection de son impérial dédicataire, c’est à cette « foule d’hommes savants et lettrés » qui se pressent à son cours, à ces amoureux de la vérité qui, « dans leurs lettres, qui partent dans toutes les directions, (...) exhortent leurs amis à la connaissance de la véritable anatomie », qu’il destine son ouvrage. Et c’est entre les mains de ces prosélytes qu’il place le destin public de la Fabrica.

...à la vérité effective de la chose 23

Pour Vésale, « être utile au plus grand nombre », c’est réunir le plus grand nombre possible d’alliés convaincus de la réalité (donc de la puissance) de « ces vérités qui heurtent l’opinion commune » et prêts à se battre pour leur établissement et leur propagation. S’il choisit une relation de pouvoir qui met en jeu la circulation et la redistribution du savoir, c’est d’abord parce qu’il sait qu’on ne peut avoir raison tout seul.
En effet, ce placement du savoir en action et non en contemplation repose sur un renversement des rapports de forces qui doit faire apparaître le pouvoir d’intervention de l’homme sur l’homme comme légitime et nécessaire. Il ne s’agit pas pour Vésale, nous dit Canguilhem, de « substituer l’observation à l’autorité des maîtres et l’expérience au raisonnement », mais de rétablir l’art médical dans tous ses privilèges : celui d’agir (acte thérapeutique), celui de montrer et de transmettre (enseignement et communication des « secrets de l’art »), et enfin et surtout, celui de savoir (institution du nouveau en théorie). Car les vérités qui heurtent l’opinion commune ne sont jamais données une fois pour toutes : pour conserver force de loi, elles doivent sans cesse être instaurées et reconduites. Il faut donner à la médecine, qui doit être à la fois un art et une science, son point d’application (le corps humain) et les moyens de son double exercice : l’exercice du « triple instrument thérapeutique » relève du droit et du devoir de soigner, celui de la « véritable Anatomie » (Dissection), du droit et du devoir de savoir.24

Ses préoccupations stratégiques, le lien vivant et actif qu’il conserve entre les leçons des Anciens (l’Histoire comme passé exemplaire) et les réalités de son temps (l’Histoire comme actions à accomplir), bref, sa posture politique, le rapprochent davantage de Machiavel que de Copernic.25 À ses yeux, la médecine est d’abord de l’ordre d’un pouvoir, et son exercice est affaire de gouvernement. Mais si c’est bien à l’établissement de la médecine comme fonction publiqueque tendent tous les efforts de Vésale, il n’est pas pour autant question de rendre la médecine (dans son enseignement comme dans son exercice) accessible au plus grand nombre. Pour lui, comme pour Machiavel, légitimité se confond avec utilité et efficacité : l’autorité institutionnelle de la médecine doit s’appuyer sur la reconnaissance et le respect d’un contrat social qui lui confère sa visibilitéen la liant, en tant qu’art de guérir, à une obligation de résultats, et en tant que connaissance scientifique, à une obligation de moyens. Et tout naturellement, ce « matérialisme historique » le conduit, comme Machiavel, à instaurer, à l’exemple de la famille des Asclépiades, le régime oligarchique comme modèle de bon gouvernement.

Fortune de Vésale

S’il est une découverte à mettre au crédit de Vésale, c’est bien cette affirmation pragmatique de l’articulation du savoir (des relations de formes) et du pouvoir (des rapports de forces). Soit « ce va-et-vient du point de vue au point d’appui » qui aménage un « lieu du vrai ».26 Ce lieu du vrai n’est pas à comprendre comme une entité physique déterminée et cernable, mais comme une ligne de fuite, un espace de projection, un dispositif perspectif qui donne à voir, à parler, à imaginer et à agir. C’est une pure fonction opératoire ; au pied de la lettre : une construction légitime.27 En ce sens, la Fabrica est pour Vésale le support matériel de son lieu du vrai. De l’entrelacement des mots et des images surgit cette fiction productive qu’est le corps de l’homme, cette probabilité qui n’est pas (encore) devenue un objet “scientifique”.
Pour reprendre la formule désormais célèbre de G. Canguilhem, la Fabrica « ne dit pas le vrai ». Elle est « dans le vrai ». Et doublement : si elle reste, aujourd’hui encore, agissante, c’est pour avoir contribué à déplacer la question de la vérité en science du côté de sa « cause formelle »28. C’est aussi parce qu’au-delà (ou en deçà) de ce reste que représente le fait dit scientifique (vérifié théoriquement et épistémologiquement validé), elle nous permet de continuer à poser à la science une question nécessaire et légitime, celle de l’idéologie.

Notes de bas de page numériques

1 . Cité par L. Binet, in P. Dumaître et al., Histoire de la médecine et du livre médical, Pygmalion-Olivier Perrin, 1978.

2 . Andreas Vesal, dit Vésale (Bruxelles 1514 - Zante 1564). Titulaire de la chaire d’anatomie de Padoue à l’âge de vingt-cinq ans. Profitant de la renommée que lui attire son ouvrage, il quitte Padoue en 1543 pour devenir le médecin personnel de Charles Quint, puis de son fils Philippe II.

3 . « Oporinus apporta les soins les plus éclairés au traité de Vésale, magnifique in-folio illustré de gravures sur bois aussi remarquables par leur valeur artistique que par leur valeur scientifique, où squelettes et écorchés, figurés pour la première fois avec une grande exactitude anatomique se meuvent en des attitudes harmonieuses dans un décor de paysage et d’architecture italienne et réalisent un accord presque parfait entre la science et la beauté. » Histoire de la médecine et du livre médical, op. cit., p. 130.

4 . Je tiens à remercier monsieur le professeur Sick, qui m’a permis de consulter à mon gré l’exemplaire (deuxième édition de 1555) conservé à la bibliothèque de l’Institut d’anatomie de Strasbourg.

5 . « Au Divin Charles Quint, le Très Grand et Invincible Empereur, Préface d’André Vésale à ses Livres sur l’Anatomie du Corps Humain, La Fabrique du Corps Humain, édition bilingue latin-français, traduction et notes établies par Louis Bakelants, Actes Sud/Inserm, 1987.

6 . Histoire de la médecine et du livre médical, op. cit. p. 84. Et aussi : « Si la médecine compte plusieurs millénaires d’existence, elle n’a atteint son âge adulte que depuis moins de deux cents ans. Cela tient à ce qu’elle est à la fois un art et une science. (...) Il n’est donc pas surprenant que l’art de soigner soit aussi ancien que l’humanité, alors que la médecine digne de ce nom ne date que du début du XIXe siècle. » C. Coury, article « Médecine », Encyclopédie Universalis.

7 . « Vésale n’a guère plus contribué à enrichir l’anatomie descriptive que Copernic ne l’a fait pour l’astronomie de position ». G. Canguilhem, « L’homme de Vésale dans le monde de Copernic : 1543 », in Études d’histoire et de philosophie des sciences, p. 28, Vrin, 1983.

8 . ibid., p. 32 et svtes.

9 . Pour Vésale, comme on le verra plus loin, l’écrit est la charpente osseuse de la Fabrica et reste au premier plan de ses préoccupations. Ce souci constant rend plus compréhensible l’insistance tatillonne avec laquelle il contrôlait la réalisation de l’ouvrage, de l’organisation du plan d’exposition jusqu’à la lisiblité des caractères typographiques, qui renvoyaient le lecteur de l’image au texte. C’est aussi pour cette raison que, dérogeant à l’ordre logique de la dissection, qui va du plan le plus superficiel au plus profond, il place l’étude de l’ossature, qui soutient les autres parties du corps, en tête de présentation.

10 . S. Edgerton, « Médecine, art et anatomie », Culture Technique n° 14, juin 1985.

11  La première contrefaçon vit le jour deux ans seulement après sa parution. Publiée en 1545 sous le titre de Compendium totus anatomiæ delineatio exarata et dédiée au roi Henri VIII, elle est due à un certain Thomas Gemini. Il s’agit d’un bel in-folio qui reproduit quarante planches, gravées sur cuivre cette fois, exactement copiées sur celles de la Fabrica .

12 . Dai Xi, Xikusai Huaxu, cité par J.-C. Lebensztejn, L’art de la tache, éd. du Limon, 1990, p. 25.

13 . J. L. Binet et P. Descargues, Dessins et traités d’anatomie, éd. Chêne, Paris, 1980.

14 . « Manus operam » : Littéralement, le travail manuel ; même si « cette triple thérapeutique était également familière aux médecins de toutes les sectes », comme l’assure un peu vite Vésale, la chirurgie pratique était plutôt le fait de l’école Méthodique. Lorsque Vésale cite en modèle et à plusieurs reprises l’école d’Alexandrie, c’est toujours pour insister sur l’importance qu’il y fut accordée à la formation anatomique, au niveau tant de la chirurgie pratique (les interventions chirurgicales pratiquées dans le cadre de l’exercice thérapeutique) qu’à celui de l’enseignement (la dissection de cadavres humains y faisait partie de l’éducation médicale).

15 . « Anatomen » : littéralement : la Dissection, que Vésale élève, par l’emploi de la majuscule, au rang de science (ou d’art) et qu’il distingue ainsi de la technique pour laquelle il utilise les termes de dissectio (coupe), de dissectionis ars, ou, tout simplement, de sectio.

16 . La médecine pour Vésale est essentiellement réparatrice. S’il donne à la chirurgie, traitement actif des maladies visibles, valeur de paradigme, c’est qu’il la considère, contrairement aux traitements diététiques ou médicamenteux, comme le seul instrument thérapeutique à pouvoir faire la preuve de son efficacité.

17 . Léonard de Vinci, Traité de la Peinture, rééd. J. de Bonnot, 1977, § 3 : « Quelle science est la plus utile, et en quoi consiste son utilité ». Traduction d’A. Keller de l’édition italienne de 1786 (d’après celle de 1651 publiée à Paris par Raphaël Trichet du Fresne).

18 . Voir à ce propos E. Panofsky, « Artiste, Savant, Génie », in L’œuvre d’art et ses significations, Gallimard, 1969, et du  même  auteur, Le codex Huygens et la théorie de l’art de Léonard de Vinci, Flammarion, 1996.

19 . Cette préoccupation, sensible dans la préface, devient tout à fait explicite dans la lettre à Oporinus (non traduite et non publiée) qui lui fait suite. Après une série de recommandations sur l’ordre d’insertion des planches dans le texte, sur l’importance à accorder à l’index ainsi qu’au choix des caractères typographiques renvoyant des images à leurs légendes, Vésale émet le souhait, teinté d’inquiétude, que son texte ne soit pas « affecté (rabaissé) par les images en ombre et lumière (en perspective) qui l’illustrent ».

20 . Baudouin Jurdant, Écriture, monnaie et connaissance, thèse de doctorat ès lettres, Strasbourg, 1984, p. 225.

21 . G. Canguilhem, « L’homme de Vésale », op. cit. p. 32. Le verbe tangere (toucher, atteindre) signifie, au sens figuré, affecter, impressionner, mais aussi duper, prendre au piège.

22 . Faisant l’éloge de l’illustration (« représentations si fidèles des divers organes qu’elles semblent placer un corps disséqué devant les yeux de ceux qui étudient les œuvres de la Nature »), Vésale ajoutera quelques lignes plus loin : « Plaise au ciel que les typographes ne détériorent jamais ces images ».

23 . La verità effetuale della cosa : Machiavel, Le Prince, chapitre XV, p. 109, Livre de poche, 1962.

24 . Il faut attendre le Novum Organum de Francis Bacon (1620) pour retrouver une affirmation aussi radicale de la dualité de l’entreprise scientifique : « L’homme, interprète et ministre de la nature, n’étend ses connaissances et son action qu’à mesure qu’il découvre l’ordre naturel des choses, soit par l’observation, soit par la réflexion ; il ne sait et ne peut rien de plus. »

25 . F. Regnault, « La pensée du Prince », Cahiers pour l’analyse n° 6, Seuil, 1972.

26  ibid., p.40.

27 . Le terme de costruzione legittima désigne la méthode de perspective linéaire mise au point au Quattrocento par Alberti.

28 . « L’incidence de la vérité comme cause dans la science est à reconnaître sous l’aspect de la cause formelle. » J. Lacan, « La science et la vérité », Écrits, Seuil, 1966, p. 875. La forme — l’imaginaire — comme cause des effets de vérité…

Annexes

Légendes des figures :

Figure 1 : La leçon d’anatomie, illustration d’un incunable, le Fasciculus Medicinæ de Jean de Ketham, premier traité médical illustré (cinq planches anatomiques), publié à Venise en 1491.
Comme il était d’usage à l’époque et lors des rares séances de dissection, la leçon d’anatomie se déroulait de la façon suivante : le magister (ou lector) — ici Mondino di Luzzi, grand anatomiste bolognais du Moyen Âge —, assis sous le dais de la chaire professorale lisait un traité anatomique décrivant les organes disséqués par un assistant subalterne (sector) tandis qu’un autre assistant, l’ostensor (ou demonstrator) les montrait du doigt ou de la baguette aux spectateurs.

Figure 2 : Le squelette humain selon trois élévations, de Léonard de Vinci, en haut
Les trois squelettes des feuillets volants, de Vésale, en bas
Ces trois planches séparées, dont les analogies avec le dessin de Léonard peuvent difficilement passer pour accidentelles, furent publiées par Vésale en 1538.
Il reprenait à son usage un mode de publication qui s’était répandu quelques années auparavant dans les pays alémaniques. De facture souvent grossière, ces feuillets volants, représentant des figures anatomiques ou des instruments de chirurgie, étaient destinés à un public de chirurgiens, de barbiers, ou même de bourgeois férus de médecine. Passés de main en main ou affichés dans l’antichambre du praticien à la manière d’une enseigne, ils se sont le plus souvent perdus. Ces publications illustrées, de même que les traductions en langue vulgaire d’ouvrages médicaux publiés en latin, étaient très mal vues par les médecins (parmi lesquels Fernel, un des maîtres de Vésale à Paris) qui, ne voulant pas séparer la médecine de l’érudition, n’approuvaient pas cette “vulgarisation” de la science. Pour ces mêmes raisons, la publication des Tabulæ Anatomicæ  attira sur Vésale les foudres de Sylvius.

Figure 3 : Squelette vu de face (dit du fossoyeur ou laboureur)
Squelette vu de profil (squelette méditant)
Squelette vu de trois quarts de dos (squelette aux mains jointes).
Ces planches qui clôturent la partie ostéologie de la Fabrica ont été regravées d’après les squelettes des Tabulae anatomicae sex et reprennent, avec quelques variantes, les trois modes de représentation préconisés par Léonard de Vinci.

Figure 4 : Détail d’une planche du livre II consacré à la myologie
Toutes les planches sont annotées de lettres qui renvoient à une nomenclature adjacente indiquant le nom des différents muscles.

Figure 5 : Frontispice de l’édition de 1543
Si Padoue possède son amphithéâtre, édifié en 1490, la plupart des universités n’utilisaient à l’époque que des théâtres temporaires construits en bois, et destinés à être démontés après la démonstration publique qui se déroulait en plein air. Le plus beau sans doute de tous les théâtres anatomiques permanents et couverts, celui de Bologne, ne fut achevé qu’en 1637. À la suite de la publication de la Fabrica, la représentation en frontispice du théâtre anatomique devint une figure allégorique obligée de tous les traités d’anatomie. Mais comme le fait remarquer J.-L. Binet, « Les graveurs ont plus vite et plus souvent dessiné des théâtres anatomiques que les architectes n’en ont construits ». Ces amphithéâtres idéaux contrastent singulièrement avec l’austérité fonctionnelle que recommandera l’anatomiste Jean Riolan (1577-1657) pour la construction du bâtiment : « Bâtir le théâtre le plus grand que faire pour y loger plus de spectateurs. La figure en sera ronde ou carrée, bien que la ronde, peut-être la plus agréable et la plus propre à loger plus de personnes, doit toujours être préférée à la carrée. La matière en sera la pierre ou le bois. [...] On fera soigneusement couvrir le théâtre. [...] Il faut que le milieu du théâtre soit fermé par des barreaux et des galeries de bois pour y loger le directeur à son aise sans être empêché par des spectateurs. On dressera au milieu de l’espace marqué par des barreaux une table sur laquelle on couchera le corps. Elle tournera à l’entour d’un gros bois, afin que les spectateurs puissent voir de toutes parts les parties dont la démonstration se fera. On dressera tout à l’entour trois ou quatre degrés où les spectateurs prendront leur place; chaque degré sera de la hauteur de deux pieds. »

Figure 6 : Portrait de Vésale.

Pour citer cet article

Christine Heilmann, « La Fabrica de Vésale ou la mise en scène de la raison médicale. », paru dans Alliage, n°39 - Juillet 1999, La Fabrica de Vésale ou la mise en scène de la raison médicale., mis en ligne le 14 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3992.

Auteurs

Christine Heilmann

Illustratrice médicale et scientifique depuis 1984, travaille essentiellement dans le domaine de la presse de vulgarisation scientifique et l’édition scolaire. Intervient depuis 1993 dans le DESS de Communication scientifique et technique de l’université Louis Pasteur de Strasbourg où elle aborde les questions relatives aux fonctions de l’image dans la science.