Alliage | n°39 - Juillet 1999 L'image dans la science 

Jean-Claude Salomon  : 

Le complexe médico-industriel

Des questions rarement posées

Plan

Texte intégral

Les bonnes revues médicales et biologiques ont en commun quelques caractères essentiels : l’anglais, elles sont réalisées et publiées en Amérique du Nord ou en Grande-Bretagne, elles sont “peer reviewed” et les “referees” sont en grande majorité anglo-saxons. Leur diffusion atteint tous les pays industrialisés. Les idées qu’elles répandent sont proches de la vérité. Les liens qui les unissent au complexe médico-industriel sont multiples et serrés. Enfin elles sont puissamment valorisées par les grandes bases de données publiques et privées américaines qui les sélectionnent de façon préférentielles.
Le Cancer Journal (1986 à 1998) fut une tentative de compromis. Ce fut d’abord une revue classique, imprimée, bimestrielle. Publié en anglais, en français et en espagnol, The Cancer Journal, Le Journal du Cancer, El Diario del Cancer, ne reçut pratiquement que des articles en anglais. Les éditoriaux furent régulièrement publiés en français et en anglais. Les référents étaient choisis parmi les scientifiques de toutes nationalités, dans les pays industrialisé ou non, en fonction de leur compétence scientifique. Les Européens continentaux étaient plus nombreux parmi ces référents que les Anglo-saxons et, peu à peu, ils se rassemblèrent au sein du College of Referees. L’activité de ce réseau commenca à prendre son essor sur l’internet, dès que la publication imprimée fut complétée par la publication sur le World Wide Web.
Ce journal réalisé en France n’a jamais réellement intéressé les institutions de ce pays. Sans doute parce qu’il ne venait pas d’outre-Atlantique et ne limitait pas le cadre de la pensée médicale au paradigme construit par les revues-phares, mais le débordait, le contrariait, le minait peut-être. Témoignant que l’on pouvait prendre une place dans la compétition internationale sans disposer de gros moyens financiers, sans appui éditoriaux et sans propager exclusivement et inlassablement les mêmes concepts, les mêmes résultats, les mêmes méthodes et les mêmes techniques. Sans prétendre que la médecine allait de façon assurée guérir bientôt tous les cancéreux, sans laisser croire que le progrès n’était qu’une question de temps et de moyens, le Cancer Journal appelait à l’acceptation clairvoyante de la stagnation, et à l’effort de renouvellement des hypothèses de recherche.
Il n’a pu survivre à la retraite de son fondateur, Jean-Claude Salomon,1 malgré un financement capable de le relancer son élan, malgré la désignation d’un nouveau rédacteur en chef, et une diffusion régulièrement croissante, en particulier sur l’internet. L’indifférence obstinée des institutions françaises a eu raison de cette parution. On lira ci-dessous l’éditorial d’adieu du Cancer Journal.

Au moment où nous allons cesser de publier la version imprimée du Journal du Cancer et de ce fait inévitablement réduire son audience, il nous paraît légitime de dire pourquoi il était nécessaire et comment nous allons poursuivre ce que nous avions entrepris. À travers nombre d’éditoriaux, Gershom Zajicek et moi, dans des styles différents, nous avons décrit une forme très répandue de l’intégrisme médical et ses conséquences néfastes sur le progrès. Les qualités individuelles des cliniciens et des chercheurs ne peuvent être mises en cause. On trouve à toute époque la même qualité chez les hommes, la même volonté d’accroître le savoir et de soigner. Les génies ne sont potentiellement ni plus nombreux, ni plus rares aujourd’hui qu’hier. Le contexte de plus en plus enveloppant que nous appelons le complexe médico-industriel nous semble mieux rendre compte de ce que nous observons. Nous allons tenter de décrire cette relation entre ce complexe, envahissant tous les espaces de la pratique médicale et de la recherche, et quelques formes d’intégrisme dans des disciplines-clés.
Au cœur de notre propos, nous plaçons le progrès mesurable de la santé des hommes. Pour les malades atteints de cancer, le nombre de décès imputables à la maladie cancéreuse, l’âge des sujets au moment de leur décès sont les deux éléments qui comptent le plus. Selon les époques, on peut observer des périodes très contrastées. En quelques années parfois, la situation des malades s’améliore de façon déterminante, ce fut le cas pour les cancers des sujets jeunes pendant la période 1965-1975. À d’autres moments, des décennies durant, la situation médicale semble stagner. Cela répond assez bien à l’histoire vue par Thomas Kuhn.

D’une époque à l’autre, changent la société et son reflet sur les hommes. Nous n’évoquerons pas ici la part du sentiment religieux, mais nous ne ferons croire à personne que le matérialisme contemporain soit exempt de toute ferveur mystique. La dévotion envers les objets techniques s’y rattache, aussi bien que la croyance en la capacité de la science à contenir la totalité des savoirs. Cependant, nous ne nous occuperons que des problèmes abordables par la science et de la tentation fondamentaliste. Nous verrons dans trois domaines la même fermeture, la même volonté de contrôler les moyens disponibles à travers la production d’une idéologie cohérente, ne laissant aucune place aux propositions alternatives.

L’intégrisme en génétique

Les techniques de la biologie moléculaire sont utilisées par un nombre croissant de laboratoires dans les disciplines les plus diverses, au point d’en être banalisées ; la biologie moléculaire elle-même ne constitue plus une discipline. Quelques généticiens moléculaires reprennent à leur compte l’idée de Robert Sinsheimer instigateur du projet génome humain :

« Les vieux rêves de perfection culturelle de l’homme ont toujours buté sur les imperfections et les limites de son héritage... Les horizons de la nouvelle eugénique sont en principe illimités. Pour la première fois dans l’histoire, une créature vivante comprend ses origines et peut entreprendre de créer son avenir... »

Vision utopique orientée vers le surhomme entouré d’une supernature. Il ne s’agit plus en économie agricole de poursuivre simplement la sélection des espèces opérée par l’homme depuis le néolithique, mais de dépasser les limites de la spéciation et d’inclure l’homme lui-même dans cette révolution, espérée par les uns, crainte par les autres. En médecine, il ne suffit plus d’emprunter à la nature des outils pour soigner, comme cela s’est toujours fait. Il s’agit d’abolir techniquement les frontières entre espèces pour parvenir à une globalisation du vivant, et de captiver l’avenir.
Concrètement les généticiens moléculaires recensent, localisent et séquencent tous les gènes, afin, disent-ils, après avoir caractérisé la fonction de la protéine correspondant à chacun d’eux, d’en faire l’élément de base d’un processus industriel dont le produit potentiel serait un ou des médicaments. On doit rêver, mutatis mutandi, il s’agit de transmuter des gènes en or. Pierre philosophale ou baguette magique ? Volumineux fantasme : cent mille gènes, en puissance : cent mille brevets, cent mille médicaments. Il faut pour cela être prêt. Les concentrations dans l’industrie chimique autour des plus grosses firmes multinationales : Monsanto, Novartis, Hoescht-Rhône-Poulenc, Glaxo-Welcome, Du Pont... se réalisent sur le génie génétique. Les firmes périphériques de biotechnologies devront à terme s’intégrer ou disparaître du complexe médico-industriel.
Il n’y aurait plus qu’une seule stratégie de progrès médical. Ni alternative, ni choix, ni diversité.

L’intégrisme en thérapeutique

Pour atteindre la cohérence stratégique, la démarche thérapeutique doit simultanément agir sur plusieurs registres.
1. L’élimination progressive des médicaments anciens, motivée par l’absence d’efficacité démontrée.
2. La médecine basée sur des niveaux de preuves (evidence based medicine).
3. L’emprise d’une classification rigoureuse des maladies, complètent un dispositif qui doit conduire à une redéfinition internationale des procédures d’autorisation de mise sur le marché. La lourdeur et le coût des procédures restreignent la participation à l’innovation médicamenteuse à un nombre réduit de participants. Pour chaque nouveau médicament, la mise est croissante, et atteint des sommes considérables. Peu d’entreprises ont la capacité financière d’innover. La concentration industrielle s’impose aux producteurs de médicaments, comme elle s’impose aux producteurs de semence.

C’est du moins une sorte de vérité, tellement souvent ressassée, qu’elle subjugue. On oublie de s’interroger de façon critique sur ce qui la fonde. Efforçons-nous de considérer les questions rarement posées. Auxquelles, plus rarement encore, il est répondu.
Qui définit la stratégie des entreprises pharmaceutiques et, ce qui en découle par récurrence la stratégie des entreprises de biotechnologie et les programmes des laboratoires publics de recherche ? Grosso modo, quelques personnes impliquées participent de façon croisée aux décisions des états-majors des trois catégories. Cette double ou triple appartenance confère un effet synergique aux opinions qu’elles professent. L’argument qui pèse le plus lourd est l’étendue du marché solvable. Les pathologies les plus fréquentes dans les pays développés sont celles qui donnent, pense-t-on, la meilleure rentabilité au capital investi. C’est aussi pour cela que la pseudo-innovation, sous la forme des médicaments “mitous” (me too drugs) occupe tant de place dans l’espace pharmaceutique. Pour le reste, on sait avant d’agir ce qui sera important, et l’on tranche avant de savoir. Les échecs ne s’inscrivent dans aucun processus d’apprentissage avec retroaction sur la stratégie ; chacun prête à l’autre : scientifique, technicien, industriel, économiste, les motifs complémentaires et secrets de poursuivre imperturbablement. Plus lourds les moyens engagés, plus grande est la crainte de revenir en arrière. Science, industrie et bureaucratie sont en harmonie dans cette fuite vers l’avant. Il s’agit en tous cas d’experts et d’une convergence d’avis capable d’atteindre l’asymptote des certitudes. Nul n’évoque, bien entendu, le message étouffé des scientifiques en désaccord.
Progressivement, la mystique du médicament remplace leur usage raisonné et modéré, à côté et en complément de tout l’arsenal non-médicamenteux de la médecine, hâtivement qualifié de non-scientifique.
Tout symptôme, syndrome ou maladie ne justifie pas l’administration d’un médicament spécifique. On ne peut à la fois dénoncer les prescriptions abusives d’antibiotiques, antidépresseurs, hypocholestérolémiants, drogues cytotoxiques, et ignorer ce qui conduit à de tels abus. L’espoir que la génétique moléculaire permettra enfin de produire des molécules spécifiques et dépourvues d’effets secondaires doit être tempéré par l’observation des premiers essais. Rappelons la modestie des résultats obtenus par thérapie génique, par rapport aux annonces.
Il y a plus de rigueur dans la parcimonie médicamenteuse et dans les conseils patiemment expliqués aux malades que dans les prescriptions empilées. Il est nécessaire que médecins et scientifiques s’en persuadent. La désescalade ne doit pas être attendue des producteurs de médicaments, dont l’intérêt ici ne coïncide pas avec celui des patients. Les adeptes du tout-médicament doivent bien saisir le danger d’épouser une doctrine parée des ornements du progrès. La jonction du tout-génétique et du tout-médicament commence à ne plus faire illusion.

L’intégrisme en épidémiologie

La recherche clinique repose pour une grande part sur l’évaluation mathématisée des résultats obtenus pour des séries de patients atteints de la même maladie, au même stade évolutif. Dans un effort pour objectiver toute innovation médecins et industrie pharmaceutique se sont tournés vers les statisticiens. Il en est résulté un cortège d’exigences méthodologiques. Qui pourrait contester une telle nécessité ? Le souci de soumettre les essais cliniques aux règles élémentaires de l’expérimentation n’est pas en cause ici. Par contre la formalisation méthodologique est devenue, au fil du temps, une absurde contrainte. L’essai randomisé a changé de statut. Issue d’une méthode indiquée, parmi d’autres, pour conduire des travaux de recherche clinique, cette forme d’organisation des travaux fut inscrite dans les règlements. Elle est aujourd’hui la seule méthode admise par à la fois par l’administration, l’industrie et les médecins eux-mêmes, parfois à leur corps défendant, pour dire le vrai.
Et pourtant, cette méthode tant vantée souffre, comme toute autre, de limites, au-delà desquelles elle est non seulement inefficace, mais trompeuse. Nous renvoyons le lecteur à un récent travail de Feinstein,2 décrivant avec précision ce que l’on peut attendre des essais randomisés et ce qu’il ne faut pas en attendre. Hélas, toute approche du sujet est difficile. La plupart des interlocuteurs professent un dogmatisme intransigeant.
Sans vouloir, dans cet éditorial, entrer dans le détail de la critique, nous soulignerons trois points :
1. La rédaction d’un protocole d’essai clinique, sauf à mal exploiter les données, doit essayer de ne pas être restreinte par la nosologie. Le regroupement des malades dans une catégorie peut être une nécessité opératoire, ce ne doit pas être une position de principe. Le concept de maladie ne doit pas transcender la pratique de la médecine.
2. Le poids et le coût des essais conduisent à limiter l’hypothèse initiale et à réduire le nombre des données individuelles soumises à l’analyse mathématique. C’est même parce que les porteurs de la même maladie forment un groupe hétérogène que la s’impose randomisation. La répartition aléatoire des sujets est censée annuler le coefficient d’hétérogénéité de la population des malades entrant dans l’essai. Cette pratique conduit à n’exploiter qu’une faible fraction des données disponibles, ou du moins à écarter de la conclusion de l’essai les données non incluses dans le protocole.

3. Plusieurs méthodes d’exploitation des données, capables d’intégrer plus de données, de tirer parti de la diversité des cas, au lieu de la réduire, de contribuer à engendrer des hypothèses extra-paradigmatiques, existent. Outre leur absence de valeur légale, ces méthodes sont rejetées par les revues médicales, au motif de leur manque de classicisme.

Il convient de s’interroger sur les raisons profondes de ces trois intégrismes. Nous pensons qu’il y a là matière à réflexion et que bien des questions, qui ne sont que rarement posées, vont venir à l’esprit du lecteur. Nous avons rapproché trois domaines dans lesquels une attitude commune peut être reconnue. Ces trois domaines sont étroitement associés au complexe médico-industriel. Est-ce une coïncidence ? Sinon quels sont les intérêts et les forces  en jeux ? Sommes-nous en présence d’une dérive scolastique à mettre au seul compte d’un scientisme persistant dans un monde médical et biologique fasciné par une accélération technologique difficile à maîtriser ? Nous ne le pensons pas, mais nous sommes décidés à éviter l’enfermement par les questions trop fréquement posées (FAQ), qui brident insidieusement l’ouverture des esprits et la liberté de passer par d’autres chemins.

La discussion sera poursuivie sur le serveur du Cancer Journal: : http://www.infobiogen.fr/agora/journals/cancer/homepage.htm

Notes de bas de page numériques

1 . Rappelons l’ouvrage que Jean-Claude Salomon a consacré à développer des points de vue non-conventionnels sur les problèmes posés par le cancer : Le tissu déchiré, Seuil, 1991.

2 . Feinstein, « Problems of randomized trials », http://www.symposion.com/nrccs/feinstein.htm

Pour citer cet article

Jean-Claude Salomon, « Le complexe médico-industriel », paru dans Alliage, n°39 - Juillet 1999, Le complexe médico-industriel, mis en ligne le 07 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3975.

Auteurs

Jean-Claude Salomon

Médecin, directeur de recherches au Cnrs (Villejuif). Auteur de Le tissu déchiré, Seuil, Paris, 1991.