Alliage | n°39 - Juillet 1999 L'image dans la science 

Dominique Chouchan  : 

Journalisme scientifique et questionnement éthique

Texte intégral

Admirables pour les uns, redoutables pour d’autres, les “prouesses” technologiques se succèdent à un rythme jamais atteint. Clonage, organismes génétiquement modifiés, greffes en tous genres…, le domaine du vivant en fourmille d’exemples. L’inquiétude, dans la société civile, se traduit par une multiplication des lieux de réflexion : comités d’éthique, associations, conférences de consensus… Reste que la portée des débats garde un caractère marginal. À trop ignorer les forces économiques et politiques, mais aussi sociales et culturelles, qui orientent les choix en matière de recherche et d’innovation technique, les revendications se réclamant de l’éthique risquent à la longue de s’enliser.
Plus grave, me semble-t-il, c’est l’un des fondements même de la démocratie qui se trouve sérieusement mis à mal, à savoir l’élaboration et l’acceptation collectives de valeurs susceptibles d’assurer le lien social, de combattre la pauvreté, de garantir le partage du savoir et des richesses, et de respecter les désirs des individus. Quel rôle peut ou doit alors jouer le journaliste scientifique ? Comment faire pour que la confrontation des idées et des savoirs devienne naturelle, pour que les enjeux des controverses soient clairement exprimés, sans pour autant créer des situations de blocage, voire laisser la place à un doute inefficace, au plan tant de la recherche que de sa mise en débat ?
Je me limiterai ici à suggérer quelques questions, en me fondant sur la manière dont sont exposés les problèmes liés aux applications réelles, potentielles ou supposées des résultats scientifiques. L’évocation de quelques thèmes ou “affaires”, peu ou prou en rapport avec la science et la technique, et qui furent largement traités par les médias, permettra de fixer les idées : le sang contaminé, amiante, dioxines, organismes génétiquement modifiés (OGM), déchets nucléaires, clonage, assistance médicale à la procréation, biodiversité, trou d’ozone, effet de serre, vache folle, génétique…, et j’en passe.

De cette liste parfaitement hétérogène, ressorttent quelques préoccupations récurrentes : la santé et l’environnement, ce dernier étant le plus souvent envisagé au regard de sa capacité à améliorer ou à nuire à la santé des individus. Rien là de surprenant, compte tenu, entre autres, des avancées en sciences de la vie au cours des dernières décennies. Toutefois, ce constat appelle à mon sens deux remarques. La première est que, aujourd’hui, le public ne se mobilise, ou n’est supposé se mobiliser, que sur des thèmes qui le concernent dans l’intégrité même de son corps. La seconde, et cette observation est sans doute plus productive, est que la santé et la perception qu’en ont les individus font désormais figure de révélateurs privilégiés des choix politiques, économiques et sociaux de nos sociétés industrialisées.
Premier exemple : les organismes génétiquement modifiés (OGM). Les inquiétudes ont jusqu’à présent surtout porté sur les risques des OGM pour la santé humaine, sur fond de principe de précaution. Les problèmes d’étiquetage, entre autres, ont été largement débattus. Ce faisant, n’a-t-on pas évacué certaines composantes déterminantes du débat ? Les aspects politico-économiques de ces nouvelles technologies sont, en effet, plus rarement analysés, même si quelques opinions se sont exprimées à ce propos. Ce fut le cas dans le Monde Diplomatique de mai 1998, où Pierre-Henri Gouyon (professeur à l’université Paris-Sud) et Dorothée Benoît-Browaeys (journaliste scientifique) insistaient sur le risque d’une dépendance croissante des agriculteurs vis-à-vis des semenciers.1 Un point de vue similaire était décliné, dans ces mêmes colonnes, par Jean-Pierre Berlan (directeur de recherche à l’Institut national de recherche agronomique) et Richard C. Lewontin (professeur à l’université Harvard). Ces derniers s’insurgeaient contre la confiscation du vivant par ce qu’ils nomment le « complexe génético-industriel ».2 Une mise en garde hautement prémonitoire, si l’on en juge par les poursuites engagées, au début 1999, par le groupe Monsanto à l’encontre de fermiers américains : ils avaient eu la faiblesse de poursuivre leurs pratiques ancestrales, celles de conserver des graines pour l’ensemencement de l’année suivante. En outre, les firmes multinationales se répandent en déclarations sur l’intérêt des OGM pour résoudre les problèmes d’alimentation dans le monde. Or, ces mêmes firmes se contentent, pour l’instant en tout cas, de modifier génétiquement des végétaux consommés au Nord, autrement dit dans les pays solvables.
Second exemple : l’assistance médicale à la procréation. L’une des techniques les plus récentes, dans les cas d’infécondité masculine, consiste à utiliser, pour la fécondation in vitro, des cellules sexuelles immatures, appelées spermatides. Cette technique a suscité une polémique sur le thème : le recul était-il suffisant pour la mettre en œuvre sur l’homme ? Les chercheurs ne jouent-ils pas aux apprentis-sorciers ? En faveur de la méthode, ses protagonistes argumentent sur le désir d’enfant, après tout naturel, des individus. Rarement est abordé, au-delà de l’aspect technique, le problème de la signification idéologique de cette prise énorme de risque, à l’égard de l’enfant à venir, pour satisfaire le désir d’un couple. D’autres questions méritent pourtant d’être posées, qui se rapportent à des valeurs de référence collectives. En particulier : sommes-nous capables, ou non, d’élaborer une réflexion qui valorise d’autres types de filiation que la seule filiation de nature biologique (par exemple, l’adoption, avec toutes les précautions éthiques que cela suppose également) ? Que signifie la prise en charge financière collective de ces techniques (au travers des systèmes d’assurance maladie), comme cela se fait en France ? Question connexe : pourquoi les parents choisissant l’adoption ne reçoivent-ils pas une aide équivalente de la collectivité ? Autrement dit, implicitement, ne reconnaît-on collectivement comme véritablement légitime, en cette fin de XXe siècle, qu’un enfant doté des mêmes gènes que ses parents ? Quels débats occulte-t-on en se cantonnant à un débat d’experts, et en feignant d’ignorer les valeurs collectives qui servent implicitement de référence ?3

La réflexion sur ces valeurs collectives, privilégiée il y a une trentaine d’années seulement, semble ainsi s’effacer devant une hypervalorisation de l’individu, de son bien-être, et de la satisfaction de ses désirs, avec la complicité des experts, bien entendu. Dans la difficile dialectique entre intérêt individuel et intérêt collectif, qui devrait fonder le débat éthique, le risque est alors grand de passer à côté d’enjeux de société déterminants, tant au plan moral que socio-économique.
J’évoquerai pour étayer encore cette remarque, un troisième exemple, relatif à un thème beaucoup moins débattu chez nous, dans la presse entre autres : les technologies de l’information et des télécommunications, dont il est d’ailleurs de bon ton d’admettre, sans autre forme de procès, que nos écoles sont dramatiquement sous-équipées (cela est sans doute vrai, mais aucune concertation n’a jamais eu lieu pour en définir les meilleurs usages). Dans plusieurs articles sur ce que l’on a coutume d’appeler la révolution du multimédia, le philosophe français Jean-Jacques Salomon pointe l’énorme enjeu que représente l’informatisation de la société. Je citerai seulement une phrase de l’un de ses textes : « La vraie question est donc de savoir si, demain, le triomphe de l’homme numérique ne sera pas d’avoir mis l’humanité hors circuit du travail. »4 Autrement dit, les innovations dans le secteur de l’informatique et des télécommunications vont-elles contribuer, ou non, à plonger nos sociétés dans un marasme inédit en termes d’emploi ?5 Ne devons-nous pas nous interroger dès à présent sur les valeurs qui fondent et fonderont la cohésion sociale de demain ?
Ces questions de société et de régulation sociale, mais aussi notre conception des relations à instaurer entre pays riches et pays en développement, ont un impact considérable sur les choix faits en matière de recherche, tant fondamentale qu’appliquée. Il n’est que d’évoquer deux concepts, qu’affectionnent particulièrement les décideurs, parfois repris par les médias, et supposés renvoyer à des valeurs collectives : la demande sociale, et la liberté des chercheurs, régulièrement taxée d’excessive. Des exemples concrets de thèmes de recherche, là encore, illustreront le propos.

— Les prions : les prions ont été découverts bien avant le début de l’année 1996, lorsque l’affaire de la vache folle fit la une des journaux. Les chercheurs de l’Inra, désireux alors d’engager des recherches sur ce thème encore peu à la mode, n’obtinrent aucun financement. De quelle liberté de recherche parle-t-on ?
— La thérapie génique : une partie de la communauté scientifique semble pour le moins réservée, dans le cas des maladies génétiques, quant au bien-fondé de la priorité donnée à ces recherches, et aux promesses très médiatisées qu’elles suscitent (via le téléthon notamment). Une telle stratégie freine, selon ces chercheurs, le développement d’autres approches (de type thérapeutique ou préventif). En octobre 1998, le quotidien Le Monde publiait pour sa part un article exclusivement consacré au marché de la thérapie génique, estimé à trois milliards de dollars (dix-huit milliards de francs) à l’horizon 2005. Quel est le poids de l’industrie dans le choix des priorités scientifiques ?
— L’obésité : ce fléau est classé par l’OMS comme l’un des problèmes numéro un. Or, l’obésité frappe majoritairement les pays riches, à commencer par les Etats-Unis. Les investissements importants alloués à ce secteur de recherche ne sont-ils pas fortement conditionnés par les considérables profits que comptent en tirer les firmes pharmaceutiques et/ou agro-alimentaires, à grand renfort d’annonces de produits coupe-faim et de produits allégés ?
— Le clonage : les travaux d’une équipe écossaise sur le clonage de mammifères ont abouti à la naissance de Dolly en juillet 1996. Qui ignore que ce succès technologique tient pour une bonne part aux financements consentis par une société de biotechnologies ?

Il ne s’agit évidemment pas de nier le rôle majeur que peut et doit jouer la recherche dans le développement économique et industriel d’un pays. Il ne s’agit pas non plus de diaboliser celui joué par l’industrie dans le processus d’innovation technologique, l’amélioration du mode de vie, et le développement d’une nation. Mais l’intérêt collectif ne se mesure-t-il aujourd’hui qu’à l’aune d’une logique de marché, dont quelques firmes multinationales, à terme, se partageraient le butin ? Aux citoyens, bien sûr, de faire leurs choix, au travers de leurs instances représentatives, ou par les moyens qu’ils se donneront, sur la base de valeurs collectivement acceptées. Au nombre de ces choix, celui de garantir, ou non, de financer, ou non, une recherche affranchie d’impératifs économiques immédiats, en fonction de critères clairement définis. En France, la question me semble brûlante d’actualité, à l’heure de la refonte de notre système de recherche publique. Or, le ministre en charge du dossier paraît faire fi délibérément de tout le savoir acquis, en histoire des sciences et des techniques, sur les processus de découverte scientifique et d’innovation technologique.6 La créativité en science ne peut ni se programmer, ni s’évaluer à l’aune des seuls transferts industriels à court terme, si l’on en juge aux centaines de pages qu’ont écrites d’éminents historiens, mais aussi par les faits scientifiques eux-mêmes : la découverte du virus du sida, par Luc Montagnier, en constitue l’un des nombreux exemples.7 Celui-ci dut faire face à l’incrédulité des pasteuriens, qui avaient quasiment abandonné la problématique des rétrovirus humains, et à l’inertie de l’institution, dont les priorités en matière de recherche se voyaient bouleversées.
Dans un tel contexte, l’information scientifique reflète, pour une part, cette absence de concertation et de réflexion au sein de la société dans son ensemble, et il ne faut guère s’en étonner. Criticable, elle l’est sans aucun doute, encore faut-il, là aussi, ne pas se tromper de cible. Dans son dernier ouvrage, Philippe Kourilsky, biologiste et professeur au Collège de France, s’insurge contre certains maux, graves à ses yeux, du journalisme d’aujourd’hui.8 Il plaide pour le respect par la profession d’une déontologie et d’un code éthique. Personne ne le contredira sur ce point. Mais lorsqu’il aborde la controverse sur l’hépatite B, son argumentation, a, selon moi, des limites. Il note, et déplore dans ce cas précis, qu’une campagne de presse de faible amplitude semant le doute à l’égard du vaccin, ait pu avoir sur l’opinion un impact fort et durable. J’ai sur ce point un avis opposé. Je ne souscris évidemment pas à la course au sensationnalisme ou aux erreurs éventuelles dans la transcription des statistiques. Mais de l’avis même de chercheurs, les effets du vaccin, en dépit de sa qualité technique reconnue, pourraient être tout à fait délétères chez certains individus (en particulier chez ceux manifestant une prédisposition génétique à une maladie auto-immune). Philippe Kourilsky avance alors que deux logiques s’affrontent : une logique collective (réduire le risque épidémique) et une logique individuelle (revendication de la liberté de la vaccination). Il serait bon de s’interroger sur le pourquoi d’un tel affrontement. Avant de s’insurger contre des comportements individualistes prétendument irrationnels, n’y a-t-il pas lieu également de s’étonner de l’opacité de l’information sur ce vaccin délivrée par les Pouvoirs publics, avec la bénédiction de certains experts ? En particulier, ces effets délétères sont-ils le fruit de l’imagination des victimes ou y a-t-il lieu de s’en préoccuper ? Une informatiuon digne de ce nom n’est-elle pas nécessaire pour emporter l’adhésion des citoyens, et faciliter le consentement (ou le refus) éclairé des individus face à un tel projet collectif ? On est là en plein cœur du sujet.  

Cette polémique témoigne en tout cas de la nécessité d’accorder dans la presse plus de place, aux controverses scientifiques et techniques. Certes, la science a acquis un certain droit de cité dans la presse généraliste. Mais elle y est le plus souvent traitée sous l’angle de la vulgarisation, dans une rubrique bien identifiée. Les controverses n’y sont traitées qu’en cas de crises graves ou de catastrophes. Cela est encore plus vrai de la technologie. On pourrait imaginer que journaux et magazines ouvrent plus largement leurs colonnes à de véritables investigations, qui donneraient matière à réfléchir sur les enjeux de société réels, notamment sur cette articulation entre l’individuel et le collectif. Mais cela suppose parallèlement une évolution de la communauté scientifique, souvent prisonnière de la langue de bois et du corporatisme, et qui n’échappe pas à la tentation du “star-système”. Une évolution également du lectorat, plus friand de certitudes que d’interrogations et de doute.
Je terminerai sur une note optimiste. La science n’est sûrement pas porteuse de messages, ce n’est pas sa mission. En revanche, elle contraint chacun de nous, en tant qu’individu et que citoyen, à une réflexion critique, et éventuellement à une remise en question de références que l’on aurait crues éternelles. C’est son aspect passionnant. Mais l’impasse sur cette réflexion peut conduire aux pires dérives et excès, depuis le renforcement des clivages et des exclusions, jusqu’à des décisions suicidaires pour l’humanité. Néanmois, il n’est pas opportun, à mes yeux, de plaider pour une « heuristique de la peur », telle que la propose le philosophe allemand Hans Jonas.9 En revanche, tout semble se passer comme si, paradoxalement, notre imaginaire technicien était en panne. Comme si nous restions empêtrés, par une sorte de fatalité, dans une répétition à l’envi de la tentation idolâtre, de l’internet de Babel aux clones du Golem.

Notes de bas de page numériques

1 . Pierre-Henri Gouyon, Dorothée Benoît-Browaeys, « Faut-il avoir peur des aliments transgéniques ? », Le Monde diplomatique, mai 1998.

2 . Jean-Pierre Berlan et Richard C. Lewontin, « La menace du complexe génético-industriel », Le Monde diplomatique, décembre 1998.

3 . Nous ne prétendons évidemment pas aborder ici toutes les multiples facettes du problème posé par l’infécondité, en particulier : l’argumentaire qui a conduit au choix de la prise en charge par la Sécurité sociale des fécondations in vitro, ainsi que la difficulté de contrôler les processus d’adoption.

4 . Jean-Jacques Salomon, « La révolution du multimédia », Passages, avril-mai 1996.

5 . Sur ce thème, on lira également avec intérêt, de Alain Bron et Laurent Maruani : La démocratie de la solitude, Desclée de Brouwer, 1996

6 . Claude Allègre, « Les défis de la recherche », Libération,1 juin 1999.

7 . Sur ce thème, on lira avec intérêt l’analyse de Michel Setbon, dans Pouvoirs contre sida, Seuil, 1993.

8 . Philppe Kourilsky, La science en partage, Odile Jacob, 1998.

9 . Hans Jonas, Le principe de responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Cerf, 1991.

Pour citer cet article

Dominique Chouchan, « Journalisme scientifique et questionnement éthique », paru dans Alliage, n°39 - Juillet 1999, Journalisme scientifique et questionnement éthique, mis en ligne le 07 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3972.

Auteurs

Dominique Chouchan

Journaliste scientifique.