Alliage | n°39 - Juillet 1999 L'image dans la science 

Philippe Boutibonnes  : 

L’œil de Leeuwenhoek et l’invention de la microscopie

Plan

Texte intégral

« Des créatures d’une matière très subtile et très ténue... »
« Toutes les choses du monde sont difficiles.
L’homme ne peut les expliquer par ses paroles.
L’œil ne se rassasie pas de voir »
Ecclésiaste, I, 8.

« Notre vue est très limitée mais elle ne doit pas limiter son objet »
Malebranche, De la recherche de la vérité, l674.

Au printemps de l’année l673, Henri Oldenburg, Premier secrétaire de la Royal Society, reçoit, transmise à Londres par Régnier de Graaf, la lettre d’un inconnu, « une personne des plus ingénieuses, un certain M. Leewenhoeck (sic) ». Brève, la lettre, dont l’original est aujourd’hui perdu, est expédiée de Delft et datée du 28 avril ; elle sera publiée la même année par les Philosophical Transactions.1 Elle rapporte trois observations réalisées par son auteur à l’aide de microscopes qui — ainsi que le rappelle la note additionnelle du Secrétaire — « dépassent en qualités ceux que construisirent naguère Eustachio Divini et bien d’autres ». Sont successivement détaillés : une moisissure « présente sur la peau, la chair et d’autres choses (...) qui ressemble à une sorte de rameau avec des feuilles » ; l’abeille, le dard, la tête et « les dents appelées racloirs avec lesquelles l’insecte récolte la substance cireuse des plantes » ; le pou enfin qui « possède un nez pointu par lequel sort un aiguillon vingt-cinq fois plus fin qu’un cheveu ».
Déjà s’annoncent dans cette lettre inaugurale trois traits saillants qui s’affirmeront d’années en années, pour apparaître comme composantes de l’œuvre entière de cette figure marquante du XVIIe siècle, à savoir : l’utilisation exclusive du microscope simple,2 l’intérêt jamais démenti pour les animaux, et singulièrement ceux de petite taille, et la volonté affichée de plier à la certitude des nombres la subjectivité des descriptions. Le signataire de l’envoi, Leeuwenhoek, n’a écrit aucun livre ; il n’a composé aucun traité. Son œuvre composite rassemble quelque trois cents lettres. La plupart d’entre elles sont adressées à la Royal Society ; les autres à des correspondants prestigieux tels Leibniz ou Huygens. Son projet ? Scruter tous les objets dont le monde est comble. Son programme ? Rassembler des observations sans suite apparente : pêle-mêle et coq-à-l’âne semblent, à première vue, gouverner sa méthode.
De l’auteur de ces lettres, nous ne savons que peu de choses. Que dire d’ailleurs d’une vie ordinaire, pauvre en événements remarquables et que, de surcroît, il s’attacha lui-même à tenir secrète. Que retenir de l’homme, en effet ? Un nom à l’orthographe incertaine ? Deux dates qui couvrent presque un siècle ?
Antoni van Leeuwenhoek naquit à Delft le 24 octobre l632 et mourut dans cette même ville le 26 août l723, âgé de « 90 ans, 10 mois et 2 jours » ainsi que le précise une inscription sur la pierre tombale de l’Oude Kerk. Il a contemplé le ciel — le même ciel — que Vermeer a peint au-dessus de la Vue de Delft.

À nouvel instrument, « nouvel Univers », Huygens

Avec le microscope, le regard prend le large : il s’émancipe des limites de la stricte visibilité, limites jugées naguère infranchissables. Si l’œil ne pouvait alors percevoir que ce qu’il lui était donné à voir, la  lunette à puces le délivre de notre monde domestique et quotidien. Désormais, chien, poule et chardonneret ne sont plus nos seuls compagnons. Un autre monde s’ouvre à nos yeux étonnés, à condition qu’ils soient rivés à la lentille ou au tube optique. Le deuxième œil — de verre celui-là — assiste l’œil physique et en décuple les « vertus ». Le nouveau monde maintenant révélé est peuplé d’animaux bizarres, « incroyablement petits et fort différents de ceux qui ont été récemment découverts » (Lettre du 20 décembre 1675). Ces bêtes étranges et invisibles vont, un demi-siècle durant partager la vie de celui qui les aura mises au jour : elles hanteront ses rêves et pénétreront sa raison.
Un an après le début de sa correspondance avec la Royal Society, Leeuwenhoek, dans sa lettre du 7 septembre 1674, aborde l’observation de l’eau d’un lac situé à deux lieues de Delft. Il ne consacre cependant qu’une vingtaine de lignes aux mystérieuses bêtes aquatiques. Aucune autre référence à cet objet inédit ne figurera dans les sept lettres qu’il écrira durant les années 1674 et 1675 jusqu’à celles datées du 20 décembre 1675 et du 22 janvier 1676. Dans la première, il fait allusion à deux des attributs les plus singuliers de ces étranges pensionnaires : leur petitesse sans égale et la ténuité de leurs membres. Dans la seconde, il souligne, sans plus de précisions, qu’ils sont présents aussi bien dans l’eau de pluie qui ruisselle du toit que dans les eaux de puits, de source, ou dans l’eau du canal qui traverse la ville. Objet simple, fortuitement ou délibérément perçu, l’animalcule, d’abord objet d’étonnement puis de curiosité, éveille à une autre réalité. Il accédera bien plus tardivement au statut d’objet scientifique.

Une lettre considérable...

Deux années passent ; l’automne revient... Leeuwenhoek envoie alors à Londres un ample compte rendu des études microscopiques réalisées sur diverses eaux et infusions de la mi-septembre 1675 au 7 septembre de l’année suivante. Cette lettre, célèbre entre toutes, semble n’être que le duplicata d’un journal ou d’un agenda, dont elle conserve l’organisation en courts fragments datés : notations rapportées au jour le jour, afin, dit-il, « qu’en Angleterre et dans d’autres pays, on prête à ces observations la plus parfaite attention » (Lettre du 7 novembre 1676). Ce long texte de dix-sept feuillets, daté du 9 octobre 1676, fondera l’existence de cette race nouvelle de bêtes infimes dans lesquelles nous reconnaissons aujourd’hui les protozoaires. Ni schéma, ni figure ne sont joints à ces lignes uniques. Nulle autre représentation que celle que forge l’esprit ne conservera la trace de leur présence : les « images des choses » seront — nous le verrons — l’interprétation qui s’accorde avec le plus d’exactitude à leurs référents.
Lignes après lignes, les descriptions vont composer une étonnante galerie de silhouettes ou de portraits dans ce zoo à portée de la main, lequel devient, avec l’aide du microscope, à portée de la vue. À quoi ressemblent ces « bêtes dix mille fois plus petites que celles qu’a dessinées M. Swammerdam et qu’il appelle puce d’eau ou pou d’eau » ?
Elles seront considérées l’une après l’autre telles qu’elles s’exhibent dans l’axe de la lentille : la même resurgissant d’une eau où elle disparaît aussitôt. C’est d’abord la longue évocation des vorticelles3 (Vorticella campanula) « ces atomes vivants (...) avec leurs deux petites cornes qui s’agitent sans cesse comme le font les oreilles des chevaux » et dont « la queue s’enroule comme un serpent ou comme un fil de cuivre ou un fil de fer dont on entoure un bâton et qui conserve sa forme après que l’on a retité le tuteur ». Puis celle des Holostycha sp. dont « la partie antérieure du corps fait saillie comme une pyramide, (...) et qui, après s’être cachés un instant grâce au mouvement de leurs pattes incroyablement fines, éclatent en de nombreux globules qui, peu après, se dissipent ».
Suivront, succinctes ou minutieuses, les descriptions naïves de ces petits êtres parmi lesquels Leeuwenhoek reconnaîtra ceux qui « agitent promptement leurs petits pieds pour se déplacer soit en rond, soit en ligne droite » (Prorodon teres), ceux qui « sont mille fois plus petits que l’œil de pou adulte » (Monas sp. ou Bodo sp.), ceux qui « sont faits de parties molles et qui éclatent en morceaux dès qu’on les sort de l’eau » (Oicomonas termo), ceux qui « sont parfaitement ovales comme l’œuf de vanneau » (Colpidium colpoda ou Holophrya ovum), ceux qui « ressemblent à une moule dont la partie concave est dirigée vers le bas » (Stylonychia mytilus), ceux dont « l’arrière du corps arrondi s’effile à la manière du fruit que nous appelons datte » (Oxytricha sp.), ceux qui « sont animés d’un mouvement semblable à celui des mouches quand elles sautillent sur une feuille de papier blanc » (non identifiés), ceux qui « nagent comme volent les moucherons dans l’air » (Cyclidium sp.),  ceux dont « le diamètre ne dépasse pas celui d’un poil de ciron » (Cercomonas sp.), ceux dont « l’avant du corps est recourbé comme un bec de perroquet et dont la perfection est telle qu’elle tient du prodige » (Chilidon sp.), ceux qui « sont plus allongés qu’une ellipse parfaite » (Dileptus sp.), ceux qui « se meuvent en se vautrant » (Euplotes sp.), ceux qui « font partie d’une espèce qui n’a jamais de jeunes ou de petits » (Holophrya sp.), ceux qui « vivent misérablement... ». En tout, une trentaine de variétés, de types, de races, d’espèces et de genres, qui foisonnent, s’ébattent ou se dissimulent, qui « roulent sur eux-mêmes », « tournent comme une toupie » ou « font des culbutes ». Rondes, ovales, flexibles, courbes ou pyramidales, bestioles incomparables que n’aurait pas désavouées Borgès... Il les aurait incluses dans une prétendue encyclopédie chinoise recensant les animaux sans parenté et dont l’incongruité secouait Foucault d’un rire embarrassé. Reste que Leeuwenhoek a vu dans l’eau, de ses yeux vu, ces animaux « qui de loin semblent des mouches », « qui viennent de casser des cruches », « qui s’agitent comme des fous », « qui appartiennent à l’empereur », fabuleux ou apprivoisés tout droit sortis de la taxinomie imaginaire établie par Brogés.
Ce que décrit Leeuwenhoek dans cette lettre et qui surgit dans la plus dérangeante étrangeté est absolument neuf. Invisibles pour tout autre que lui, ces bêtes naines embarrassent, égarent et fascinent tous ceux qui en entendent parler : leur criante nouveauté, maintenant révélée, est inadmissible.

Un bestiaire inédit

Il y a les bêtes visibles : bêtes à poils ou à plumes, bêtes à peau nue ou couvertes d’écailles. Il y aura désormais des bêtes d’une autre nature, incroyablement menues et dérisoires, insignifiantes pour tout dire.
Toutefois, ce n’est pas une « vue de l’esprit » qui prescrit l’existence des petits êtres ; les animalcules ne sont pas des êtres fictifs, des ombres ou des feux-follets. Miracle du changement d’échelle : ils n’existaient pas l’instant d’avant et, un peu plus tard, ils sont là, inconnus, étrangers et anonymes. lls accèdent subitement au rang d’animaux singuliers, avec leurs « propriétés intelligibles »,4 leurs attributs, leurs postures et leurs mouvements propres. Et de plus, ils sont faits, la biologie nous l’a appris depuis, de la même chair que ceux qui nous entourent.
Pour faire admettre l’inacceptable sur lequel bute la pensée, Leeuwenhoek doit vaincre l’incrédulité de ses comtemporains, et surtout celle des savants, à l’égard de ces créatures faites d’une matière « très subtile et très ténue et de plus, invisible ».5 Il se plaint à Constantin Huygens de ce scepticisme général : « Nombre de philosophes à Paris et ailleurs n’accordent aucun crédit à mes découvertes » (Lettre du 7 novembre 1674).
Désireux de forcer la perplexité des « Savants », Leeuwenhoek joint à sa lettre du 5 octobre 1677, adressée à la Royal Society, la déposition de huit témoins oculaires. Ces testes oculatis, pasteurs, juriste, médecin et tireur à l’arc — dont les affirmations, mais aussi l’acuité ou l’excellence de vue, ne peuvent être mises en doute — rédigent cinq documents en anglais, en latin ou en hollandais, certifiant ce qu’ils ont vu : « Nous vîmes au moins deux cents êtres vivants dans la cinquantième partie d’un tube capillaire du diamètre d’un crin de cheval, rempli avec une infusion de poivre d’un volume égal à celui d’un grain de millet », attestent Benedictus Haan et Hendrick Cordes, pasteurs.
Quant à Robert Hooke, successeur de Oldenburg et investi de la charge de curator of experiments , il montre aux membres de la Société savante, au cours de la séance du 15 novembre 1677, la « nuée d’insectes ou d’animaux extrêmement petits frétillant les uns au milieu des autres ». Enthousiasmé par la beauté inouïe des créatures aquatiques, Hooke confirme à Leeuwenhoek la justesse des ses vues : « Ces animaux, pourvus de curieux organes de locomotion, sont capables de se déplacer rapidement, de faire des culbutes, de s’arrêter, d’accélérer ou de ralentir comme bon leur semble… il n’est pas moins surprenant qu’il y ait parmi eux des monstres gigantesques en regard d’autres plus petits, qui semblent emplir l’eau de leur grouillement incessant » (Lettre du 1? décembre 1677).
La présence des animalcules libres des eaux qui, en 1676, était tenue pour un phénomène exceptionnel voire une anomalie, devient au cours des mois une règle « coutumière » voire un principe inaliénable : les animaux minuscules sont toujours là ; ailleurs aussi... C’est sans surprise désormais, qu’en tous lieux, Leeuwenhoek les revoit et les observe. En quelques lignes ou en quelques pages et durant presque un demi-siècle, de 1674 à 1717, il complétera leur description, les mesurera, les dénombrera et s’interrogera sur leur origine.

Bestioles et revenants : une question de vocabulaire

Au moment même, ou peu s’en faut,6 où Leeuwenhoek pénètre le mystère de l’eau — un désordre, un grouillement, jusqu’alors tenus secrets, règnent sous la surface lisse de l’eau —, un jeune étudiant en droit, Hugo Boxel, s’enquiert auprès de Spinoza de l’existence des spectres et des revenants : D’où viennent-ils ? De quoi sont-ils faits ? Sont-ils mortels ou immortels ? Matériels ou  spirituels ? Beaux ou laids ? Boxel croit en leur existence : « Une chose est certaine : les anciens y ont cru. » Spinoza ignore tout de leur nature, mais il s’oblige à examiner les questions qui lui sont posées sur les ectoplasmes : « Il y a là quelque chose qui mérite considération. » Le conflit entre les certitudes de l’un et les objections de l’autre est exposé dans un échange de six lettres — trois de part et d’autre. Ces mêmes questions seront au centre de l’enquête menée par Leeuwenhoek sur les objets réels que sont les protozoaires. Le parallèle entre les spectres et les infusoires n’est pas anodin. Dans les deux cas, ce sont des invisibles ; leur présence révélée ou supposée importune et choque. Il s’agit de l’inacceptable, qui ne peut trouver sa place dans les strates de la pensée. Il y va de la vérité : il faut éradiquer l’erreur, argumenter sur des notions encore bien incertaines, et distinguer le vrai du vraisemblable.7 Coïncidence : 1674 est aussi l’année de la publication de  l’ouvrage de Malebranche « De la recherche de la vérité »...
Foucault avançait que le projet initial de la science des êtres organisés était de nommer les objets nouveaux, d’appeler chaque chose par son nom propre.8 Le nom n’est pas seulement désignatif ; il signe le premier degré d’appropriation et de maîtrise de la chose nommée par celui qui la nomme. Le néologisme —animalcula — proposé par les traducteurs des Philosophical Transactions convient en ceci qu’il s’accorde immédiatement aux propriétés de l’objet insolite ainsi désigné. Tel, il s’impose à l’esprit, mais il renvoie aussi à une typologie infinie. Le mot réunit sans exception toutes les races et toutes les variétés de bestioles dans une communauté qui n’est ni genre, ni famille, ni ordre, ni classe. Leur nom ne dit rien d’autre : ils sont vivants et minuscules. L’allusion à leur animalité n’est pas un artifice ou un artefact : ils possèdent les mêmes particularités que celles de leurs pairs visibles à l’œil nu. Les mêmes mais infiniment plus petits. Les animalcula ne sont que les modèles réduits, « apetissés », de quadrupèdes, d’oiseaux, de poissons, d’insectes et de vers. Leur nom générique, calqué à la fin du XVIe siècle sur celui d’homoncule, précède leur découverte. Littré le donne comme « diminutif d’animal », et le tient pour « un animal si petit qu’on ne peut le voir qu’à l’aide du microscope ».
Le mot — tout comme celui de cellule, forgé par Hooke une dizaine d’années auparavant —, même s’il impressionne, ne se constitue pas en concept. Son contenu est encore distant d’une pure représentation abstraite. Il s’englue, au contraire, dans les circonstances qui en ont autorisé la découverte. Quelle signification précise faut-il alors lui donner ? Que représente-il ou que présente-il à la pensée ? Il s’agit d’une « image des choses », locution que forge Spinoza au moment même où le mot entre dans le vocabulaire des Philosophical Transactions, mot qu’il oppose à « figure des choses ». Les « images des choses » deviendront, par usage et raison, « notions nouvelles (...) perçues par tous de façon adéquate, autrement dit de façon claire et distincte ».9 Elles élèvent la pensée d’un degré, l’empêchant d’être une vague et vulgaire opinion qui ajouterait « créance à ouï-dire », car elles sont filtrées par « l’œil de l’esprit (...) devenant ainsi les démonstrations elles-mêmes ».10 Nées de l’expérience du regard, qui résume l’activité entière de Leeuwenhoek, les « images des choses » — aussi bien animalcules qu’infusoires ou microbes — sont propres à édifier un nouvel objet scientifique autour duquel se cristallisera, peu à peu, une problématique, c’est-à-dire une somme cohérente de questions.

« J’appelle monde toute la suite et toute la collection de toutes choses existantes », Leibniz

Ainsi nommées et reléguées au plus bas niveau de l’échelle zoologique, les créatures des eaux font dorénavant partie de notre monde. Cependant, ni emploi, ni fonction ne leur sont assignés. Elles ne font qu’être là, venues d’on ne sait où... Leur nom, ainsi que les figures ou les phrases qui le complètent, ne dénoncent pas la criante nouveauté d’un territoire récemment conquis. Ni Leeuwenhoek, ni les autres microscopistes ne perçoivent l’originalité des animalcules. Le pouvaient-ils d’ailleurs ? Et en premier lieu, pouvaient-ils admettre la nature « unique », unicellulaire des monstres aquatiques ? Pure incohérence à leurs yeux, puisqu’ils sont dotés, comme leurs modèles, d’organes, de pattes, de nageoires et de cornes. C’est la permanence de ces modèles, sur lesquels achoppe notre vue, qui a déterminé leur conformation et leurs propriétés. Mais comment se défaire, une fois pour toutes, des images de notre quotidien ? Elles saturent notre rétine ; elles encombrent notre entendement ; elles brouillent, plus qu’elles ne l’éclairent, toute vision nouvelle. Le microscope n’opère qu’un changement d’échelle ; il ne participe pas d’un renversement de point de vue. Les lignes qui décrivent l’infiniment petit n’entérinent que l’amenuisement des objets. Comme d’autres observateurs, Leeuwenhoek privilégiera l’analogie et la pensée associative. Il forcera le mystère des êtres minuscules par un va-et-vient incessant avec la référence obligée : le monde à son échelle, celui qui se livre au regard avec naturel  — soit, les animaux domestiques ou les bêtes.
En voulant à tout prix faire des animalcules des équivalents presque parfaits des animaux qu’ailleurs il dissèque, Leeuwenhoek échoue partiellement dans son projet de faire de nous les témoins éblouis  de l’« excentricité » de ce monde et de nous persuader de la beauté qu’il y devine. Cette beauté du minuscule, qu’il exhume, le sidère. Elle donne son sens à l’existence des animalcules ; ils ne surgissent pas de quelque basse-cour : les bestioles sont de même rang que les bêtes considérables. La présence des unes et des autres importe à la beauté de l’univers. À travers elles aussi, les dieux descendent vers les hommes.
Demeure cette évidence : loin d’être consignés à l’entendement, dans l’engourdissement de la raison et tous repères abolis, ces créatures infimes n’en finissent pas d’habiter nos rêves : alors, « la plus inoffensive bestiole (...) paraît aussi effrayante qu’un tigre ».11 Les rêves virent aux cauchemars : fantômes inconvenants et « bêtes noires » nous assaillent. Ils hantent nos mémoires. Nous sommes à leur merci. Ils nous entraînent vers un quelconque pandémonium. Leeuwenhoek aurait-il, en 1674, ouvert à nouveau la boîte de Pandore ?

Notes de bas de page numériques

1 . Philosophical  Transactions, VIII, 94, 1673, pp. 6037-6038. Mais aussi : Collected Letters, I, pp. 29-39, Swets et Zeitlinger ed., Amsterdam, l939. L’œuvre complète de Leeuwenhoek (Collected Letters of Antoni van Leeuwenhoek), en édition bilingue (hollandais/anglais), assortie de notes et commentaires, est en cours de publication en Pays-Bas. Jusqu’à ce jour, douze volumes sont parus (1939-1989).

2 . Contrairement à ce qui est souvent avancé, Leeuwenhoek n’a pas inventé le microscope issu de la lunette astronomique — lunette hollandaise, puis lunette de Galilée —,  mise au point au tout début du XVIIe siècle. On ne peut assigner de date précise à l’invention du microscope composé, cependant son emploi est avéré, en Europe, dès les années 1620. Leeuwenhoek perfectionna le microscope simple dérivé de la loupe ; il utilisa exclusivement ce type d’instrument optique.

3 . Pour l’identification des espèces et des genres de protozoaires, voir : Dobell C., Anthony van Leeuwenhoek and his little animals, Dover Publications Inc., New York, 1932, pp. 113-166. et Collected Letters, op. cit., pp. 61-161.

4 . Spinoza, œuvres complètes, Gallimard, Paris, 1954, p. 1247.

5 . Voir les lettres LI à LVI constituant la correspondance échangée entre Spinoza et Boxel. La citation est extraite de la lettre du 21 septembre 1674 de Boxel. Dans la lettre suivante, le philosophe reprend la formule de l’étudiant : des créatures faites « de la matière la plus ténue, la plus rare, la plus subtile », Spinoza, op. cit., pp. 1234 et 1247.

6 . La première allusion aux animalcules conclut, rappelons-le, la lettre du 7 septembre 1674. La première lettre adressée par Boxel à Spinoza est datée du 14 septembre 1674.

7 . « Ce qui peut être contredit est semblable non au vrai mais au faux. », « Dans la vie commune, nous sommes obligés de suivre le plus vraisemblable, mais dans les spéculations, c’est la vérité qui importe. », Spinoza, op. cit., p 1246.

8 . « L’histoire naturelle n’est rien d’autre que la nomination du visisble. », Michel Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Gallimard, Paris, 1966, p. 6. Stefan George dit les choses autrement : « Nulle chose ne soit où le mot est absent. »

9 . Spinoza, Éth. II, XXXVIII, Corol.op. cit., p. 391. Non publiée du vivant de l’auteur, l’Éthique, conçue dès 1663, a été vraisemblablement rédigée de 1665 à 1675. Durant cette période, Leeuwenhoek n’a pratiquement rien écrit. De 1673 jusqu’à la mort de Spinoza en février 1677, il adresse à la Royal Society une vingtaine de lettres.

10 . Spinoza, Éth.V, XXIII, Scol., op. cit., p. 582.

11 . Nathalie Sarraute, Entre la vie et la mort, Gallimard, Paris, 1968, p. 72.

Annexes

Légende des illustrations :

Schémas des statifs des « microscopes à anguilles » et des anastomoses artério-veineuses de la civelle, illustrant la lettre du 12 janvier 1689. (Édition hollandaise de la lettre en 1689, Collected Letters, T. VIII, Swets et Zeitlinger ed., Amsterdam, 1967, pp. 69-117.
Deux dessins à l’encre de Leeuwenhoek accompagnant la lettre du 5 avril 1680.
Signature d’Antoni van Leeuwenhoek figurant sur la lettre du 9 octobre 1676 où sont largement évoqués les animalcules.

Pour citer cet article

Philippe Boutibonnes, « L’œil de Leeuwenhoek et l’invention de la microscopie », paru dans Alliage, n°39 - Juillet 1999, L’œil de Leeuwenhoek et l’invention de la microscopie, mis en ligne le 07 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3967.

Auteurs

Philippe Boutibonnes

Professeur de microbiologie à l’université de Caen. Auteur de nombreux articles et de Anthony van Leeuwenhoek ou l’exercice du regard, Belin, Paris, 1994.