La chronique du savant flou

Se souvient-on encore de l’éclipse totale qui, au mois d’août, fit lever le nez à la France entière, provoqua des embouteillages monstres, coûta la vue à une dizaine d’inconscients — et fit le bonheur des chanceux qui purent bénéficier de rares éclaircies sur la bande de totalité ?
Elle a au moins été l’occasion d’une première, la photographie par l’astronaute Jean-Pierre Haigneré, depuis la station Mir, de l’ombre de la Lune courant à la surface de la Terre — « vision  désagréable », dit-il, que cette tache noire sur notre planète.
Pour prolonger la mémoire de cette éclipse, et la replacer dans une longue histoire, voici quelques réminiscences de précédents épisodes.

En 1784, Joseph de Lalande, très fameux astronome — auquel Jean-Pierre Luminet vient de consacrer un plaisant roman, Le rendez-vous de Vénus (Lattès, 1999) —, crut nécessaire de défendre l’honneur de sa profession en rappelant les péripéties de l’éclipse annulaire de 1764. Voici ce qu’il écrivit (dans l’Encyclopédie méthodiquemathématiques, t. I, p. 589) :

« Les éclipses totales sont actuellement des phénomènes importans pour les astronomes ; mais jusqu’ici, on ne les avoit regardés que comme des phénomènes curieux, étonnans, capables d’inspirer la terreur, c’est ce qui causa, en 1764, la méprise de la Gazette de France, du lundi 19 mars, où l’on trouve l’article suivant, qui avoit été envoyé par un Curé de province :
"On craint que l’office du matin, qui doit se célébrer dans les différentes paroisses le dimanche, premier avril prochain, ne soit troublé par la frayeur & la curiosité que peut exciter parmi le peuple l’éclipse annulaire du soleil, on a cru qu’il ne seroit pas inutile de rendre public l’avis suivant.
Les curés, tant des villes que de la campagne, sont invités à commencer, plutôt qu’à l’Office du IVe dimanche du carême, à cause de l’éclipse totale du soleil qui, sur les dix heures du matin, ramènera les ténèbres de la nuit. Ils sont priés, en même-tems, d’avertir le peuple, que les éclipses n’ont sur nous aucune influence, ni morale, ni physique, qu’elles ne présagent & ne produisent ni stérilité, ni contagion, ni guerre, ni accident funeste, & que ce sont des suites nécessaires du mouvement des corps célestes, aussi naturelles que le lever ou le coucher du soleil, ou de la lune."

Dans l’assemblée de l’Académie du 21 mars, l’on parla avec surprise de cette annonce : on ne concevoit pas qu’il eût paru dans la Gazette de France, un avertissement où l’on confondoit une éclipse annulaire avec une éclipse totale, & où l’on annonçoit une obscurité entière, tandis que les almanacs avoient dû suffire pour prévenir la fausseté & l’inutilité de cette annonce ; elle avoit été démentie long-tems par les Ephémérides de la Caille, par la connoissance des tems que j’avois publiée, par la Carte de Madame le Paute, déjà très-répandue. Il fut décidé, dans l’Académie, que comme il restoit encore dix jours avant l’éclipse, on feroit mettre dans la Gazette un avertissement contraire ; il parut en effet, cinq jours avant l’éclipse, dans les termes suivans :

"Le sieur Cassini de Thury, de l’Académie Royale des Sciences, a présenté au Roi, un Mémoire sur l’éclipse annulaire du soleil, du premier avril prochain, d’après les observations faites sur les dernières éclipses du soleil, tant annulaires que totales ; il résulte que celle du premier avril ne ramenera pas les ténèbres de la nuit, comme on l’a dit dans l’avis inséré dans la Gazette du 19 de ce mois."
Malgré cet avertissement, le bruit qui s’étoit répandu dans toute la France d’une éclipse totale, fit avancer l’office dans le plus grand nombre des paroisses, même à Paris ; l’impression y étoit formée, & l’on ne tenoit nul compte du second avis publié. J’entends même, vingt ans après, reprocher aux Astronomes qu’ils se trompent quelquefois, puisqu’ils avoient annoncé (pour 1764) une éclipse totale qui n’a pas eu lieu. Cependant, on avoit distribué dans Paris un nombre prodigieux d’exemplaires de deux Cartes (gravées à Paris chez Lattré) où Madame le Paute avoit tracé les phases de cette dernière éclipse ; on y voyoit expressément la figure du soleil débordant la lune tout autour : cela auroit bien dû suffire au public pour lui apprendre qu’il ne pouvoit point y avoir d’obscurité ; d’ailleurs les plus simples élémens de l’astronomie suffisent pour savoir qu’une éclipse ne peut être totale que sur un petit espace en largeur, la lune étant bien plus petite que la terre. Cet espace n’étoit alors que de cinquante à soixante lieues, ainsi, l’éclipse n’auroit pû être totale dans toute la France : je profitai de l’occasion d’un Mémoire qui accompagnoit une Carte de l’éclipse de 1778, par M. d’Agelet, pour justifier les Astronomes, & moi en particulier, qui étois chargé pour lors de la connoissance des tems, d’où se tirent tous les Almanachs de Paris & du Royaume, & j’ai cru qu’il étoit utile de rappeller ici des faits qui intéressent l’honneur des Astronomes & de l’Astronomie. » [http://www.sigu7.jussieu.fr/hpr/theuth-index.html]

Jacques Babinet (1794-1872), s’il est aujourd’hui peu connu des profanes et à peine plus des scientifques, fut un excellent physicien (un théorème d’optique porte son nom), et surtout un grand et spirituel vulgarisateur [voir Hugues Chabot, « Jacques Babinet, un savant vulgarisateur », in Savants en Poitou-Charentes, ss la dir. de Jean Dhombres, éd. de l’Actualité Poitou-Charentes, 1995, pp.16-29)]. Il publia pendant de nombreuses années un “Bulletin scientifique” dans le célèbre Journal des débats. En voici deux livraisons, consacrées à l’éclipse du 15 mars 1858. On verra que ni la médiatisation du phénomène, ni les facéties de la météorologie, de “notre” éclipse ne peuvent prétendre à l’originalité.

«Jeudi 11 Mars 1858
Venons à la grande éclipse de soleil du 15 de ce mois.
Je me souviens que dans les Débats de 1836, M. Donné, qui a laissé dans ce journal d’honorables souvenirs de critique scientifique, avait inséré d’après une figure que nous avions faite ensemble, un dessin pittoresque de la phase observable à Paris. Ce serait aujourd’hui porter de l’eau à la rivière, ou, comme disaient les Grecs (qui ont tout dit), porter du bois à la forêt que de mettre des illustrations dans ce journal, au milieu du débordement, du cataclysme d’illustrations qui très heureusement nous inonde de tous côtés. C’est un beau fruit de l’art et de la civilisation. Tout ce qui rend la pensée, tout ce qui fait la nature intelligible ou seulement plus intelligible au grand nombre a droit à notre estime. Profitant des conseils que m’a donné M. de Morsier, que j’ai cité dans un précédent Bulletin, et de l’empressement des éditeurs du Magasin pittoresque, j’ai hasardé une Notice sur l’éclipse prochaine qui sera tirée par dizaines de milliers d’exemplaires, quoique hors du cadre de cette publication, qui, malgré la concurrence actuelle arrive au chiffre vraiment incroyable de quatre-vingt-dix mille exemplaires par chaque numéro. J’essaierai de parler à l’œil et d’y utiliser les beaux travaux actuels d’astronomie physique et de météorologie. Je pense que beaucoup des résultats des sciences d’observation pourraient ainsi arriver à la consommation  du public par la voie des illustrations. Le journal qui porte exclusivement ce titre a déjà donné de beaux dessins de M. Bulard qui ont été reproduits ailleurs avec avantage. Qu’on se rappelle la vogue qu’obtint dans le siècle dernier le Spectacle de la Nature  par l’abbé Pluche et ses nombreuses éditions. Cependant il n’y avait là ni l’art actuel des dessin, ni l’actualité qui commande l’attention. Je ferai remarquer, que par le soin que les éditeurs du modeste Magasin pittoresque  mettent à ne blesser aucune susceptibilité politique, morale ou religieuse, cette publication, estimable autant qu’artistique, est devenue presque un livre d’éducation et qu’elle peut-être mise sans crainte sous les yeux de tous. Le père et la mère de famille peuvent en permettre  ou même en prescrire la lecture à leurs enfants, avantage assez rare dans cette phase de notre société moderne qui ne s’arrête guère qu’aux limites imposées forcément par la pénalité des lois répressives. »

« Samedi 3 avril 1858
Désappointement complet. Des nuages cumulus en abondances, de rares éclaircies, une obscurité moindre qu’on ne s’y était attendu, pas d’effet produit sur les animaux, beaucoup de verres et de nez noircis presque en pure perte, nombreuses instructions données par les journaux au public et devenues inutiles. Pour nous consoler, nous dirons que nos voisins les Anglais, qui étaient en plein sur la route de l’éclipse centrale, ont été encore plus malheureux que nous, car ils n’ont pas même eu d’éclaircies comme les Parisiens, et l’humour  anglais (ou anglaise) s’est égayé aux dépens des trains de plaisir organisés pour se trouver sur la route précise que suivait l’ombre de notre satellite. Les éditeurs du Magasin pittoresque, ayant lu ce que j’avais écrit ici sur l’avantage des illustrations pour faire comprendre au public bien des phénomènes astronomiques que le langage ne peut décrire, étaient venus me demander à la minute une notice illustrée qui en quelques jours, et presque en quelques heures, fut imprimée, dessinée, gravée et tirée à vingt mille exemplaires, dont plus de quinze mille furent mis en circulation dans le public. C’était avec des figures l’ensemble d’observations à faire que l’on peut trouver dans mon dernier article. J’y disais que pour l’heure de l’éclipse, la science avait voulu faire la coquette avec le public, ce qui n’était guère son habitude. Il n’y a pas en mathématique de chemin fait exprès pour les rois, disait Euclide à un souverain de Sicile qui lui reprochait peut-être avec un peu de raison, le genre pénible de ses démonstrations rigoureuses. En Astronomie, il n’y en a ni pour les rois ni pour les peuples, et l’heure de l’éclipse semble avoir été choisie pour qu’en appelant plus de personnes à l’observer il y eût plus de monde mystifié. Heureux encore les gens quand dans ce bas monde, la chose ne passe pas la plaisanterie. »

Terminons avec l’éclipse de 1878, que le grand inventeur américain Thomas Edison alla observer dans le Wyoming. Cherchant, dans la campagne, un lieu abrité pour y disposer son matériel d’observation, il s’installa, avec le sens pratique qu’on lui connaît, à l’intérieur d’un poulailler après en avoir chassé les volatiles dans la basse-cour alentour. Mais quand le Soleil s’apprêta à disparaître, les volatiles rentrèrent selon leur habitude nocturne. Edison passa l’essentiel de son temps à se battre avec les poulets, et ne put observer l’éclipse que pendant ses ultimes secondes.