Alliage | n°40 - Septembre 1999 Nouvelles relations aux savoirs et aux pouvoirs 

Jean-Marc Lévy-Leblond  : 

La flamme de Bruno

Texte intégral

Voici très exactement quatre cents ans, le 17 février 1600, s’allumait au cœur de Rome, sur le Campo dei Fiori, le bûcher où périssait l’un des plus libres esprits de son temps — et peut-être de tous les temps. Giordano Bruno, né à Nola, près de Naples en 1548, entre dans l’ordre des Dominicains ; il est ordonné prêtre en 1572. Mais, déjà novice, il attire l’attention de l’Inquisition par l’originalité de ses vues et sa critique ouverte de la théologie conventionnelle. Accusé d’hérésie en 1576, il rompt ses vœux, fuit Rome et entame une vie d’errance, passant d’un protecteur à un autre, se brouillant avec chacun à cause de son franc-parler et de son irrespect. Après avoir traversé l’Italie, il parvient à Genève en 1579, se rapproche des calvinistes qui finissent par le chasser. On le trouve ensuite à Toulouse, Lyon, Paris, puis en Angleterre, où il dispute — et se dispute —, avec les professeurs d’Oxford. Il revient à Paris en 1585, passe en Allemagne chez les luthériens dont il se sépare aussi. Après Prague et Zurich, il arrive à Venise en 1591, chez un mécène qui veut acquérir son « art de la mémoire », puis le dénonce à l’Inquisition. Emprisonné à Rome pendant huit ans, il sera condamné au début 1600. Lors de son procès on dit qu’il conserva toute son insolence : « Vous avez certainement plus peur en prononçant cette sentence que moi en l’écoutant ! », aurait-il tonné devant ses juges.
Au cours de ses pérégrinations, Bruno écrivit de très nombreux ouvrages métaphysiques, théologiques et cosmologiques, dans un style souvent critique et même satirique. On aura une idée de son ton à la lecture déjà de quelques-uns de ses titres les plus polémiques, Le banquet des Cendres (hélas prémonitoire), L’expulsion de la bête triomphante, La cabale du cheval pégaséen, Les fureurs héroïques. Même des ouvrages aux titres plus sérieux, comme De l’infini, de l’univers et des mondes ou De la cause, du principe et de l’un, restent écrits, sous forme de dialogues en général, avec une liberté de ton et une vivacité toujours stimulantes.

Bruno développe dans ses livres une conception du monde résolument matérialiste et unitaire, qui lui vaudra d’être trois fois excommunié, par les calvinistes, les luthériens et les catholiques successivement, mais qui lui gagnera plus tard l’admiration de Spinoza et de Hegel. Aujourd’hui encore l’Église se défend de l’avoir condamné pour ses vues cosmologiques, mais bien pour ses positions hérétiques — comme si les deux pouvaient être séparées, et comme si les secondes justifiaient mieux le bûcher que les premières… C’est d’ailleurs moins l’hétérodoxie de ses opinions que sa capacité à en changer qui furent insupportables aux institutions religieuses. Plus relativiste que sceptique, Bruno écrit en 1588, anticipant de près de deux siècles sur la tolérance des Lumières, que sa propre religion « est celle de la coexistence pacifique des religions, fondée sur la règle unique de l’entente mutuelle et de la liberté de discussion réciproque ». Bruno, s’il fait confiance à la raison « de tout un chacun », méprise les doctes. Aussi s’identifiera-t-il souvent à l’âne, que son ignorance, sa patience et son obstination constituent en allégorie emblématique du chercheur de vérité.

Ayant adopté le copernicanisme, Bruno dépassera le seul héliocentrisme pour se faire l’ardent propagandiste d’un univers infini, de la pluralité des mondes, et du vitalisme cosmique :

 « Persévère, cher Filoteo, persévère ; ne te décourage pas et ne recule pas parce qu’avec le secours de multiples machinations et artifices le grand et solennel sénat de la sotte ignorance menace et tente de  détruire ta divine entreprise et ton grandiose travail. (…) Et parce que dans la pensée de tout un chacun se trouve une certaine sainteté naturelle, sise dans le haut tribunal de l’intellect qui exerce le jugement du bien et du mal, de la lumière et des ténèbres, il adviendra que des réflexions particulières de chacun naîtront pour ton procès des témoins et des défenseurs très fidèles et intègres. (…) Fais-nous encore connaître ce qu’est vraiment le ciel, ce que sont vraiment les planètes et tous les astres ; comment les mondes infinis sont distincts les uns des autres ; comment un tel effet infini n’est pas impossible mais nécessaire ; comment un tel effet infini convient à la cause infinie ; quelle est la vraie substance, matière, acte et efficience du tout ; comment toutes les choses sensibles et composées sont formées des mêmes principes et éléments. Apporte-nous la connaissance de l’univers infini. Déchire les surfaces concaves et convexes qui terminent au dedans et au dehors tant d’éléments et de cieux. Jette le ridicule sur les orbes déférents et les étoiles fixes. Brise et jette à terre, dans le grondement et le tourbillon de tes arguments vigoureux, ce que le peuple aveugle considère comme les murailles adamantines du premier mobile et du dernier convexe. Que soit détruite la position centrale accordée en propre et uniquement à cette Terre. Supprime la vulgaire croyance en la quintessence. Donne-nous la science de l’équivalence de la composition de notre astre et monde avec celle de tous les astres et mondes que nous pouvons voir. Qu’avec ses phases successives et ordonnées, chacun des grands et spacieux mondes infinis nourrisse équitablement d’autres mondes infinis de moindre importance. Annule les moteurs extrinsèques, en même temps que les limites de ces cieux. Ouvre-nous la porte par laquelle nous voyons que cet astre ne diffère pas des autres. Montre que la consistance des autres mondes dans l’éther est pareille à celle de celui-ci. Fais clairement entendre que le mouvement de tous provient de l’âme intérieure, afin qu’à la lumière d’une telle contemplation, nous progressions à pas plus sûrs dans la connaisssance de la nature. » (De l’infini, de l’univers et des mondes)

Certes, il serait très abusif de faire de Bruno le pionnier de la science nouvelle. Là où Galilée, de vingt ans son cadet, inaugurera la modernité, Bruno reste lié à des modes de pensée archaïques. Mais c’est précisément, par-delà le tribut que commande sa liberté d’esprit en un temps qui ne la permettait guère, la leçon la plus forte qu’il nous faut tirer de son œuvre. Car les idées nouvelles ne naissent jamais sous la forme claire et nette que, rétroactivement, la postérité leur donne. Chez Bruno, ce sont des éléments d’hermétisme, de magie naturelle, de philosophie néo-platonicienne, qui se combinent pour produire une conception du monde audacieuse et visionnaire. Même si on ne peut lui attribuer aucune découverte scientifique majeure, Bruno a joué un rôle essentiel en préparant les esprits à la révolution galiléenne. Les nombreuses découvertes actuelles de planètes extrasolaires, le développement des recherches sur d’éventuelles formes de vie extraterrestre, comme le gain de crédibilité scientifique de l’hypothèse Gaïa constituent un magnifique hommage à sa pré-science.
Mais sommes-nous aujourd’hui, plus qu’il y a quatre siècles, capables d’entendre les porteurs de ces polémiques exubérantes, de ces confusions fécondes, de ces archaïsmes paradoxaux qui préparent l’avenir ? En ces temps de certitudes prétendument rationnelles, souvenons-nous de ce que nous devons aux mauvais esprits.

Bibliographie

Giordano Bruno, Œuvres complètes, collection dirigée par Yves Hersant et Nuccio Ordine, Les Belles Lettres, Paris 1993-2000.

Pour citer cet article

Jean-Marc Lévy-Leblond, « La flamme de Bruno », paru dans Alliage, n°40 - Septembre 1999, La flamme de Bruno, mis en ligne le 06 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3940.

Auteurs

Jean-Marc Lévy-Leblond

Physicien, épistémologue, professeur à l’université de Nice Sophia-Antipolis ; auteur de La pierre de touche et Aux contraires, Gallimard, Paris, 1996.