Alliage | n°41-42 - Décembre 1999 Dialogue euro-chinois 

Alain Rey  : 

Au-delà des terminologies

Plan

Texte intégral

Trois activités se partagent le domaine pratique et théorique des discours socialisés, à savoir les langages naturel, oral et surtout écrit, qui traitent d’aspects spécifiques de l’activité humaine : la science de la traduction, la terminologie et l’étude des discours de spécialités. Ces discours, de même que les processus qui leur donnent naissance, relèvent de l’anthropologie sociale et ils possèdent leurs propres caractéristiques en tant que produits de langage. Dans la mesure où nous cherchons à établir un contenu commun par la mise en place de systèmes syntaxiques, de structures rhétoriques et d’éléments lexicaux, ces discours relèvent de la “science de la traduction”. Dans la mesure où les éléments lexicaux retenus pour décrire le monde — le monde naturel, social, psychologique et technique — s’organisent de façon formelle et sémantique, ils font partie de la “terminologie”, la science de la désignation et de la dénotation différenciées et définissables dans des domaines clairement délimités. Enfin, ils s’intègrent dans un “discours de spécialité”, ce qui met l’accent sur le fait que les éléments (la terminologie) et les règles (la rhétorique, par exemple) sont tous les deux moins spécialisés que les finalités de la communication et de l’expression. En Europe, cette approche pragmatique caractérise une grande tradition intellectuelle britannique qui remonte à Bacon et Hobbes, alors que la démarche allemande valorise la spécificité des différents domaines de la connaissance. Par ailleurs, l’approche des pays latins met moins l’accent sur le processus de formation de ces finalités spécialisées que sur leurs éléments constitutifs et, en particulier, sur la réglementation qu’ils subissent dans le cadre de diverses institutions, parfois d’ordre politique, par le biais d’une tradition engendrée par le droit romain (normalisation du vocabulaire dans un système juridique  formulé en termes de lois et codes, plutôt que de coutumes et de droit coutumier).

Pour ce qui est des trois types de recherche identifiées ci-dessus, plusieurs sciences majeures  constituent des préalables pour la mise en place des bases méthodologiques indispensables. Elles  comprennent, de toute évidence, la linguistique générale, mais également la sociologie, la sémiotique — qui englobe et dépasse la sémantique — et les diverses branches de la linguistique, qui sont d’un intérêt majeur pour la théorie de la traduction, par l’intermédiaire de la formation et de l’analyse de discours, de la terminologie et, pareillement, de la lexicologie.

La terminologie en tant qu’activité politique

Ces différents domaines de recherche constituent également des modes d’approche ( ou de clarification) du contenu. Les disciplines diverses, institutionnalisées et enseignées (dans les universités ou sur le terrain), se sont développées pour des raisons pratiques et afin de satisfaire aux besoins de la société. Dans les pays francophones, par exemple, la terminologie est apparue tout d’abord au Québec, et avec un objectif très précis : établir des règles permettant l’interaction de l’anglais et du français afin d’améliorer la qualité de ce dernier qui, avait-on observé, n’était capable de fournir des appellations spécialisées (surtout d’ordre technique) qu’au moyen d’emprunts multiples peu respectueux des ressources lexicales et idiomatiques offertes par le français universel (c’est-à-dire le français parlé en France). Le mécanicien de Montréal qui parlait de wheel, tire, oil, et gas (francisé en gaz), au lieu d’utiliser les mots français “normaux”, était, à n’en pas douter, exclusivement francophone et ignorait le fait qu’il employait des termes anglo-américains inacceptables en français, lague où existaient déjà des termes équivalents. Par ailleurs, peu d’attention a été accordée au fait que de telles situations sont la norme partout où il y a inégalité culturelle, et plus spécialement dans un contexte de type colonial. Transposée à la Belgique, à la Suisse et à la France, cette motivation politique a donné lieu à une façon de concevoir la terminologie qui se distingue de celle prévalant dans d’autres communautés culturelles. En France, qui est loin d’être un cas unique, il existe un écart très net entre les activités terminologiques ayant une motivation professionnelle— non seulement sous forme d’études spécialisées mais aussi toute de activité de type définitionnel, analytique ou descriptif ayant une finalité éducative ou propagandiste — et les activités terminologiques à motivation politique. Cette divergence donne souvent lieu à des lois mal conçues et inapplicables, ainsi qu’à des terminologies officielles fréquemment ridicules. Ces politiques terminologiques constituent des imitations maladroites des expériences de planification linguistique entreprises dans d’autres sociétés. Depuis plus d’un siècle et demi, cependant, pour des raisons socio-culturelles qui mériteraient analyse, la communauté française ne tolère aucune modification des usages traditionnels en ce qui concerne aussi bien le langage quotidien (échec des réformes de l’orthographe et féminisation des titres professionnels) que la langue et les vocabulaires spécialisés (guerre obsessionnelle contre les anglicismes et les américanismes).
Par conséquent, l’attitude officielle en matière de langue nie la réalité linguistique aussi bien que la réalité des développements techno-scientifiques eux-mêmes.
Un autre exemple de terminologie qui remplit une mission sociologique est fourni par les pays arabophones, où le souci principal consiste à permettre à l’arabe de se débarrasser de la diglossie qui relègue la langue arabe à une situation d’infériorité par rapport à l’anglais ou au français dans beaucoup de discours spécialisés, du moins en ce qui concerne la recherche et l’enseignement supérieur, et qui rend les dialectes arabes, surtout ceux des pays du Maghreb, inférieurs à ceux de pays comme l’Égypte, la Syrie, l’Iraq et la Jordanie, tenus pour être représentatifs de l’arabe standard moderne.
Cependant, ni l’interventionnisme politique, efficace ou non, ni la préoccupation de la réglementation et de la normalisation (activités ancrées dans une forme de nationalisme ou une autre) ne peuvent définir de façon adéquate un ensemble d’activitées de nature scientifique. Dans les trois domaines que j’ai identifiés, de telles activités existent, bien sûr, dans les communautés où un besoin se fait sentir de produire des langages spécialisés dans une, ou, assez souvent, dans plusieurs langues. Car plus le fossé technologique et scientifique résultant de problèmes socio-économiques est grand, plus le besoin de multilinguisme est urgent.
La distinction essentielle entre les motivations sociopolitiques et l’activité scientifique ne devrait pas dissimuler le fait que les deux domaines sont étroitement liés. La terminologie des interventionnistes québécois doit beaucoup aux écoles socio-linguistiques française et russo-américaine (Jakobson), aussi bien qu’à la linguistique formaliste américaine.
La situation est moins claire en ce qui concerne l’analyse des langages spécialisés et la théorie de la traduction, deux domaines de la connaissance qui ne se prêtent pas aussi bien que la terminologie à l’intervention politique flagrante. Pourtant, la politique en matière de traduction, qu’elle soit dictée par l’économie libérale internationale — et en particulier, par les maisons d’édition avec leurs enjeux financiers — ou par la politique culturelle institutionnalisée, constitue l’expression du désir qui existe dans divers milieux d’orienter l’information. Le choix des langues-sources est en lui-même un acte politique, dans la mesure où il relève fortement de jugements de valeur collectifs. Qui plus est, il coïncide aussi, dans une large mesure, avec le choix des langues “étrangères” (concept parfaitement creux, sauf d’un point de vue relatif) enseignées dans les écoles. Quant aux méthodes de traduction, celles-ci sont révélatrices d’attitudes culturelles très spécifiques : certains groupements sociaux visent le maximum de fidélité à la langue-source, tandis que d’autres encouragent une sorte de réduction de l’original qui ne risque pas de mettre en question leurs propres valeurs.  

La traduction et les langages spécialisés

En se penchant sur l’histoire de la traduction dans les pays occidentaux, on peut observer une longue évolution, surtout en ce qui concerne le transfert de textes littéraires et même l’adaptation des discours spécialisés. C’est ainsi que l’on passe, entre la Renaissance le XVIIIe siècle et entre le XVIIIe et le XXe, des adaptations libres (Les Belles Infidèles de Ménage) aux textes qui collent à l’original. Dans mon propre  domaine de recherche où le français est la langue cible, le préromantisme a marqué un tournant décisif. Ainsi, par exemple, la traduction par Chateaubriand du Paradis perdu de Milton, dans laquelle Chateaubriand était conscient — comme il l’avoue dans sa préface — qu’il était en train de malmener sa langue maternelle (ce qui n’est pas rien sous la plume d’un écrivain qui passe pour être un modèle de pureté linguistique en français), afin de mieux rendre le rythme et l’esprit poétique de Milton. Ce type d’ascétisme est également responsable du texte très étrange de l’Énéide de Virgile traduit en un français méconnaissable du point de vue syntaxique par Pierre Klossowski, qui a reproduit  l’ordre des mots du texte latin. Bien sûr, aucun traducteur ne songerait à greffer sur un traité de biochimie en anglais ou en français l’ordre des mots du chinois ou de l’allemand !  Mais les deux cas ne sont pas identiques puisque Virgile dans ses textes utilise l’ordre des mots afin de moduler de façon poétique et personnelle la syntaxe usuelle du latin — ce qui est normal dans cette langue —, tandis que le traité de biochimie chinois ou allemand utilise des règles grammaticales très générales que le traducteur a intérêt à écarter pour les remplacer par les règles spécifiques à la langue cible.
Qui plus est, en matière de lexique, les traducteurs se trouvent souvent gênés, à des degrés variables, par ce même choix entre la fidélité à la langue source et une traduction plus libre du point de vue de la phraséologie et des idiotismes, — ce qui ne manque pas de mettre l’accent sur le problème de la terminologie.
En réalité, le problème des équivalences sémantiques entre les langues (qui sont toujours partielles) se pose avec tout type de traduction. C’est le cas, bien évidemment, pour le roman et la poésie et pour la traduction littéraire de façon générale. Mais aussi pour les traductions techniques scientifiques ou juridiques, c’est-à-dire pour les traductions de langues de spécialité

Ici, nous devons faire une distinction typologique. Comme j’ai déjà exposé ce point ailleurs, je me contenterai de rappeler les différences prononcées qui existent entre des groupes de concepts dénommés selon :

  • qu’ils tombent dans la catégorie des axiomes et des déductions (logique et mathématiques),

  • qu’ils sont tributaires de l’observation (comme la plupart des sciences), même s’il y a une part d’hypothèse et de déduction,

  • qu’il systématisent un projet ou une chaîne d’activités pratiques (techniques), et enfin

  • qu’ils établissent un langage d’interprétation, d’organisation et de normalisation, en cherchant à peindre un tableau cohérent du monde (religions, philosophies) ou à imposer un jeu de règles sociales et morales (droit) et, finalement, à induire un comportement donné (rhétorique de la propagande, publicité, etc.) avec, sous-entendu dans ce dernier objectif, la destruction ou, en tout cas, la déformation des terminologies systématiques.

Ces distinctions ont des répercussions importantes sur la terminologie, la théorie du discours et la traduction. Nous savons tous le caractère national des terminologies juridiques, comme nous savons que les terminologies religieuses et philosophiques sont liées à des cultures et à des théories spécifiques, ainsi qu’à des auteurs très influents. En revanche, les terminologies des mathématiques, des sciences empiriques et de la technique — par ailleurs, très différentes les unes des autres — se prêtent à l’universalité et, par conséquent, à la traduction.  De plus, cette universalité est sujette à caution pour des raisons éthiques et intellectuelles, puisque décrétée par l’histoire plutôt que par la raison.Nous acceptons une dose d’autonomie de la part de certaines formes de la médecine traditionnelle (africaine, chinoise), mais aucune quand il s’agit de la physique nucléaire dans le cadre d’une culture donnée, puisque la civilisation qui domine le monde moderne — la civilisation nord-américaine héritée de l’Europe — a extrait, mis en forme et organisé les terminologies et les langages spécialisés de telle manière qu’ils ne laissent aucune place aux constructions mentales d’autres civilisations, passées ou présentes. En revanche, l’héritage de cette civilisation dominante (Grèce antique, Rome, Europe du XVIe siècle) a laissé des traces dans la plupart des discours récents. Qu’advient-il de  cette tradition impérieuse une fois qu’elle est traduite en chinois, en hindi ou en japonais ? Pourquoi n’est-elle pas traduite dans les langues amérindiennes ou bantoues qui, soit dit en passant, constituent les cibles linguistiques des sociétés de missionnaires (de même que l’objet d’études remarquables par des ethnologues tels que Pike et Nida) ?

La “traduisibilité”

Et pourtant, cette question est en train d’être étudiée dans les domaines où l’expression de jugements de valeur culturels et idéologiques est une réalité. Grâce à l’analyse lexicale, on peut démontrer que les traditions grecque, latine, allemande, anglo-saxonne, française, italienne, espagnole ont été traduites, avec bonheur ou pas, en français contemporain ; que Platon en français est sémantiquement différent de Platon en allemand tandis que Locke en français (grâce aux talents littéraires de Coste et de Locke lui-même, qui parlait français et a contrôlé la traduction) est très fidèle au Locke d’origine ; que Sartre germanise son français afin de suivre les modèles dictés par Husserl et Heidegger ; qu’il y a autant de Kant et de Hegel que de langues dans lesquelles ils ont été traduits. Et la situation est encore plus grave quand il s’agit de traduction dans les langues européennes de Kong Tseu(en latin Confucius) ou de Lao Tseu.

Il est clair, par conséquent, que dans les domaines terminologiques, aussi structurés ou relativement systématiques soient-ils, l’analyse des langages spécialisés et des diverses versions de ces derniers dans d’autres langues révèle des divergences, et parfois des faux sens et des contresens complets. Il est également évident que les problèmes soulevés par les terminologies et par les discours apparemment plus savants — le langage scientifique dans le sens strict du terme ou, dans un sens plus strict encore,les langages techniques — ne diffèrent pas totalement de ceux posés par des textes-codes importants (la Bible et le Coran, de même que les codes juridiques), les théories philosophiques et, finalement, le genre romanesque et la poésie. La seule différence tient à ce que ces problèmes ne sont ni flagrants, ni majeurs, ni très évidents, tandis que dans les discours plus idéologiques, davantage imprégnés par une culture spécifique et plus personnels — ce qui n’enlève rien à leur importance —, il n’y a aucun doute quant à la présence de ces caractéristiques liées à des différences d’usage, de rhétorique et de formation de concepts, problèmes abondamment traités par Whorf et Sapir, ces questions, posées par la théorie du discours, sont relatives à la disposition linéaire (phrases) d’un contenu par définition multi-dimensionnel (la pensée et, pourquoi pas ?, les sentiments). Ainsi, les langages spécialisés eux-mêmes, malgré la charpente sémantique relativement solide fournie par la terminologie, et en dépit d’une rhétorique simplifiée, posent-ils  des problèmes qui ne sont pas foncièrement différents de ceux que soulevènt par la traduction littéraire. La distinction sémiotique effectuée par la tradition anglo-saxonne entre fiction — plutôt d’ordre littéraire — et non-fiction ne fournit pas un cadre de référence suffissament clair pour permettre une telle distinction,même si les terminologies disciplinaires prévalent dans la non-fiction, où le lien établi par les discours spécialisés entre sémantique du sens et sémantique de la dénotation implique l’utilisation légitime de valeurs de vérité.Cependant, le discours poétique lui-même, et encore plus le roman, constituent des résumés d’énonciations de types divers, qui introduisent plusieurs registres d’usage (de type sociologique), plusieurs éléments imputables à des domaines spécialisés, et divers fragments terminologiques. Ces discours sont hétérogènes à tous égards, lexical, idiomatique, syntaxique ou rhétorique, mais ils partagent avec le langage spécialisé  une cohérence interne  (du moins, relative).

Il existe cependant une opposition très nette entre les discours spécifiques à une culture et les discours interculturels, qui aspirent parfois à l’universalité. On peut noter que cette opposition n’existe pas entre les discours spécialisés et littéraires, mais intervient, par exemple, entre les sciences ou technologies modernes, d’un côté, et les domaines juridiques, les techniques traditionnelles et les littératures, de l’autre. C’est dans ce domaine que les cas d’“intraduisibilité” sont les plus abondants et les plus irréductibles. On peut obtenir une illustration lexicale très claire de ce phénomène grâce aux dictionnaires bilingues, en comparant les entrées (mots et idiotismes) pour lesquelles une équivalence est proposée en traduction — même si de telles équivalences sont parfois sujettes à des critiques et à des réserves — avec celles qui ont besoin d’une glose descriptive  sans proposer de véritable traduction. Ces spécificités culturelles sont valables non seulement pour une seule langue, mais aussi pour une seule situation d’emploi : les dictionnaires unilingues doivent avoir recours à une quasi-traduction ou à une glose, afin d’expliquer au lecteur qui maîtrise la langue de base, les argotismes, les termes spécialisés et, bien sûr, les archaïsmes. À la rigueur, un dictionnaire (anglais) du vieil anglais, un dictionnaire (français) de l’ancien français ou un dictionnaire (chinois moderne) du chinois de l’antiquité sont également des dictionnaires bilingues, ou au moins des diglossies.  

Étant donné les différences non seulement linguistiques mais aussi sémantiques, référentielles et culturelles entre le statut des deux langues, la situation descriptive ne diffère pas fondamentalement de celle qui existe entre la terminologie d’un domaine spécifique, entre un “langage spécialisé” (ou employé dans le cadre de communications spécialisées) et le lexique général et le discours usuel de la langue.

La continuité sémantique fortement perturbée dans le cas du discours poétique dans ces diverses langues, mais tout à fait fluide quand il s’agit de discours entièrement scientifiques (mathématiques, physique, chimie, etc.) montre bien la présence, d’un côté, d’une cohérence conceptuelle assez vaste et, de l’autre, d’une (in)compatibilité culturelle extrêment souple.  

Accepter ces différents éléments revient à reconnaître que la terminologiene peut être pratiquée de façon efficace que si l’on abandonne le point de vue logico-sémantique abstrait. Aux yeux de certains, ce point de vue constitue la caractéristique principale de la terminologie. Il suffit d’observer la mise en œuvre d’un discours dans une langue donnée pour constater la futilité d’une telle approche. Une fois cette tâche accomplie, et pour prévenir la formation de ghettos linguistiques, sémantiques et culturels, il convient de faire jouer toutes les influences réciproques entre les langues, ainsi que toutes les activités liées à la traduction — opération dont on ne peut trop souligner l’importance.

Déconstruire les murailles

L’application des remarques générales données ci-dessus doit certainement être modulée selon les cultures et les langues mises en relation : car la proximité géographique engendre de nombreux effets d’influence et d’interférence, emprunts de mots, emprunts de concepts et de symboles, emprunts d’objets et de pratiques. Les résultats de ces influences réciproques ne conduisent pas à l’unification, mais à un brassage où des différences d’interprétations et d’usages enrichissent les langues et civilisations réceptrices, tout en créant des difficultés de compréhension. Ainsi, l’adoption par la langue anglaise d’un énorme vocabulaire venu de Normandie ou du français du Moyen Âge, ou encore du latin, en général par le français, a-t-elle créé des milliers de formes voisines ou identiques à celles du français, mais d’usage et de sens différents. Inversement, le français adopte depuis le XVIIIe siècle un grand nombre de mots en provenance de Grande-Bretagne, puis des États-Unis qui s’emploient autrement que dans leur lieu d’origine.

La tradition française appelle ces mots, analogues par la forme et différents par la fonction, des faux amis. Bien entendu, les langues ayant une origine commune, telles l’italien, le portugais, l’espagnol, le catalan, le français, toutes issues du latin, ou russe, le polonais, le bulgare, le serbe, etc., langues slaves, présentent de très nombreux cas semblables. Et ceci reste vrai de langues sans rapport linguistique mais en relation historique (arabe et persan ; turc et arabe…)

La lecture d’une tradition culturelle par les cultures voisines, rapprochées par l’histoire (anglais et français par exemple) ou bien génétiquement apparentées (italien et espagnol, cette langue impliquant et véhiculant plusieurs civilisations d’Amérique latine) est ainsi facilitée, mais rendue ambiguë par ce réseau de ressemblances formelles.

À l’opposé, des civilisations éloignées les unes des autres, exprimées par des langues de structures et d’origines très différentes, posent d’autres problèmes. Le traducteur ou l’interprète est alors à la fois beaucoup plus libre — il n’est pas pris dans un tel réseau de ressemblances formelles — et plus démuni — les lois de conversion sémantique d’une langue à l’autre, reflets des continus de pensée et de sentiments très différents, sont perpétuellement à construire et à reconstruire. La liberté évoquée plus haut peut aboutir à des textes anglais, allemands, français, traduisant un texte chinois ou japonais, très variable selon les traducteurs. Se manifestent des pertes d’information, par exemple, celles résultant de l’abolition des caractères chinois, avec leurs structures propres, qui rendent en partie visuelle, graphique, concrète, une pensée historique, au profit d’un système d’essence phonétique. Les gains d’informations absentes du texte originel, par exemple, l’ajout de relations logiques, temporelles, traduites en morphologie et en syntaxe, procédure obligatoire dans les langues indo-européennes, par rapport au chinois —, ne sont pas aussi perturbatrices.

Dans la mesure où chaque langue met en œuvre des modes de pensée très distincts, la traduction se rapproche alors d’une adaptation, où l’esprit synthétique et les intentions du texte doivent l’emporter sur le parallélisme analytique. Le problème dépasse de loin celui de la technique de traduction, car les modes de formation de la pensée — manières de ressentir et d’analyser le réel —, les transformations pour rendre ces contenus compatibles avec les structures linéaires du discours, très différentes selon les traditions culturelles, entraînent des difficultés de lecture. Ces difficultés de décodage apparaissent dès que le code sociolinguistique de production du message (écrivain, poète, penseur, savant, législateur, juriste, critique, journaliste ...) diffère de celui du lecteur ou de l’auditeur. Ainsi, la lecture en chinois, du texte confucéen par un Chinois d’aujourd’hui, ou l’audition de Shakespeare par un Britannique, un Nord-Américain, un Australien de notre temps posent-elles déjà d’innombrables problèmes, d’énormes pertes d’information et de considérables contresens. Le traducteur, l’interprète, assument la totalité de ces problèmes, plus ceux que posent le passage à un autre type de règles d’organisation du discours et surtout à un autre type de structuration de l’expérience par ces porteurs de sens qu’on appelle les mots, et notamment, par ces étiquettes des “morceaux” du réel, les noms. Les terminologies sont des ensembles de noms, relativement cohérents, à l’intérieur d’une même langue, visant à maîtriser l’expression d’un certain domaine du savoir ou de l’expérience. Chacune correspond à un ensemble de définitions, et, par là même, prétend à une mise en rapport avec ce que la tradition occidentale appelle “concept” — terme qui a pris, depuis Emmanuel Kant, une valeur abstraite mais fonctionnelle, critique et dynamique.  Déjà, dans une langue telle que le chinois, la vision de la terminologie et des terminologies est tout autre. Adoptée dans les techniques et les sciences qui se sont développées en Europe occidentale à partir des XVIe et XVIIe siècles et se sont répandues dans le monde entier, cette vision “européenne-américaine”, avec la définition de la terminologie et des terminologies par le concept héritée de la pensée grecque antique — ne peut entièrement convenir à l’organisation du vocabulaire, de la philosophie, de la religion (ou plutôt, des philosophies, des religions), du droit, des institutions, des savoirs traditionnnels (médecine, psychologie...), en Inde ou en Chine, ou au Japon. Pourtant, la médecine chinoise, la science du langage et de la signification en sanskrit, la morale politique confucéenne sont chacune exprimées par une terminologie cohérente, en sanskrit, en chinois. Non seulement, le découpage par les mots y est très différent du découpage indo­européen, mais encore, le principe et la raison d’être du découpage, sa logique interne, ne peuvent être identiques entre langues qui ont intégré la logique issue d’Aristote, puis le rationalisme de Descartes et la philosophie critique de Kant — et celles qui ont été capables d’exprimer la dialectique permanence-impermanence des contraires, le bouddhisme, le tao...

Il est donc indispensable d’analyser chaque terminologie de domaine ou de type d’activité à la fois de l’intérieur — ce qui exclut l’universalité fictive de l’organisation occidentale de la pensée (aujourd’hui nord-américaine). Un bon exemple serait la médecine, dont le discours doit se réorganiser périodiquement, en intégrant son passé, au moins dans les mots, ce qui ne peut se faire identiquement, dans des traditions historiques aussi différentes, riches et complexes que celles qu’expriment les langues d’Europe répandues dans le monde, l’arabe ou le chinois. Des dizaines de langues, des centaines de terminologies successives, au moins trois grands types de tradition médicale, à la fois pragmatiques et théoriques, scientifiques et éthiques, voire à l’origine religieuses, sont à l’œuvre. Pourtant, les médecines, pour fonctionner, être apprises et pratiquées, doivent s’exprimer et disposer d’un système acceptable de désignations, de noms et de notions. Pluralité culturelle du côté des noms, intégrés aux structures du lexique de chaque langue, de chaque dialecte, de chaque usage. Universalité intentionnée du côté des notions, que chaque culture tient pour le reflet fidèle d’une réalité humaine.

Il me semble que, dans le grand débat qui confronte la pluralité et la spécificité des cultures, d’une part, et la recherche d’un “humanisme universel” (j’ai conscience d’employer ici des termes occidentaux, donc non-universels), d’autre part, l’examen, à la fois interne et comparatif des systèmes de désignation et d’appréhension du monde par le langage — dont les terminologies font partie — serait une méthode à la fois prudente et efficace. Un humanisme universel est-il concevable universellement — compte tenu des humanismes spécifiques attachés à la pluralité des cultures ? Peut-être une réponse de type “ni universel, ni non-universel”, “ni pluriel, ni non-pluriel”, utilisant les couples dynamiques (sont-ils contradictoires ?) familiers à la pensée chinoise serait-elle de nature à dé-construire, selon le terme d’un philosophe pourtant non-chinois, Jacques Derrida, les murs séparateurs et isolateurs, les grandes et les petites murailles, historiquement condamnées, qui nous séparent encore.

Pour citer cet article

Alain Rey, « Au-delà des terminologies », paru dans Alliage, n°41-42 - Décembre 1999, Au-delà des terminologies, mis en ligne le 05 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3928.

Auteurs

Alain Rey

Linguiste, directeur littéraire du dictionnaire Le Robert.