Alliage | n°41-42 - Décembre 1999 Dialogue euro-chinois 

Zhang Shiying  : 

Dialogue sans Parole

p. 85-94

Plan

Texte intégral

1On peut lire dans le chapitre intitulé  « De la décadence » des Entretiens de Confucius le passage suivant : « Le Ciel lui-même parle-t-il jamais ? Les quatre saisons se succèdent, les cent créatures prolifèrent : qu’est-il besoin au Ciel de parler ? » Le Ciel confucéen est interprété soit en termes de volonté, soit en tant que phénomène naturel, et c’est une polémique qui dure. Un commentaire qu’a fait le célèbre professeur Feng Youlan au sujet du Ciel confucéen me semble tout à fait intéressant. Il dit : « Le thème du Ciel qui ne parle jamais implique que le Ciel sait parler mais préfère garder le silence. Sinon, traiter une telle proposition n’aurait pas de sens. Ainsi, il m’est inutile de souligner que ni la pierre ni la table ne parlent, car il s’agit de deux choses incapables de prononcer un mot. »i Selon Feng Youlan, le Ciel confucéen a une  volonté  et c’est lui qui domine tout.2 Ce discours permet de soulever une double interrogation : est-ce que seul le Ciel, doté d’une volonté, « sait parler mais préfère garder le silence » ? Est-ce que « les quatre saisons » et « les cent créatures », elles, ne sont pas capables de parler ? À ces deux questions, l’on peut trouver une réponse dans la philosophie occidentale grâce à son virage vers la linguistique.

Entre Heidegger et le Tao

2Désormais, à la différence de la philosophie traditionnelle, la philosophie dite post-contemporaine ne s’intéresse plus aux relations entre sujets et objets, mais aux relations entre le langage et le monde. De la dichotomie sujet/objet, elle s’est tournée vers une vision où sujet et objet se confondent. Autrefois, le courant épistémologique de la métaphysique considérait l’homme comme un sujet en procès de connaissance, et le monde comme un objet de connaissance. De ce fait, le langage était tenu pour un outil et un miroir où se reflétait le monde. Le monde était quant à lui silencieux, ou impuissant à parler ; seuls les hommes, dotés d’une volonté, pouvaient parler. Il en va autrement aujourd’hui : l’homme, étant ouvert sur le monde et, en même temps, une manifestation du monde lui-même, se confond avec lui. Le point crucial de cette union est le langage, car celui-ci ouvre le monde, le construit ou, d’un autre point de vue, le monde est ouvert et reçoit son sens en vertu du langage. En l’absence du langage, il n’existerait ni monde ni homme. Heidegger écrit : « Là où est le langage, là seulement est le monde. » De même, « l’existence de l’homme est fondée sur le langage ».3 Gadamer a aussi écrit : « L’existence qui peut être comprise est le langage. »« Il n’existe pas de monde en soi privé de propriété langagière. »4 De ce fait, la position du langage passe de celle d’outil du sujet (l’homme), instrument reflétant et incarnant l’objet, à celle de précurseur. Ce n’est pas l’homme qui parle le langage, mais c’est le langage qui parle de l’homme : le discours de la langue est premier, le monde dont le langage discourt dépasse l’homme. Le discours de l’homme (incluant le discours poétique et le discours réflexif) n’est jamais qu’une « correspondance » avec le discours de la langue. Le discours de la langue est une « sentence » (die Sage), mais nous, les hommes, en tant qu’auteurs du discours, ne sommes que des disciples de la sagesse (Gelassenheit  ou ataraxie selon Heidegger). Ainsi, notre discours est-il redevable du discours de la langue.

3Mon propos se réfère ici à la vision du langage selon le courant humaniste de la philosophie post-contemporaine représentée par Heidegger. Dans cette optique, il semble que ce que l’on entend par « le discours de la langue » est semblable au « Ciel doté d’une volonté » dont Feng Youlan écrit qu’il « sait parler mais préfère garder le silence ». Ce discours possède un caractère divin tel que la théologie le conçoit. De fait, la conception de la langue chez Heidegger peut être considérée comme une sorte de théologie, ou encore une théologie particulière. Mais même s’il en est ainsi, je considère que, tout comme Gadamer et ses semblables, Heidegger envisage « le discours de la langue » dans la perspective selon laquelle le monde est construit par la langue. Par exemple, selon lui, une pierre est aussi quelque chose qui « sait parler mais préfère garder le silence » (je développerai cette affirmation plus bas). Cependant, Heidegger ne défend pas cette opinion selon le point de vue d’un pasteur de l’Église. Il avance pour cela nombre d’analyses rationnelles et d’arguments logiques. Peut-être pourrait-on dire qu’il est un irrationaliste rationnel, un pasteur qui ne joue pas le rôle de pasteur, un théologien qui n’en est pas un.

4Dans la philosophie taoïste, Laozi estime que la Voie elle aussi « sait parler mais préfère garder le silence». Mais la Voie des taoïstes est bien plus clairement encore privée de caractère divin, elle n’est pas un Ciel doté d’une volonté. Des concepts taoïstes tels que la Grande Voie et la Grande Parole sont semblables au discours de la langue discuté par Heidegger et ses disciples. Quant aux concepts de la Petite Parole et de la Parole humaine, ils sont comparables aux « discours de l’homme » selon Heidegger. Le rapport entre ces deux catégories est que la première est préexistante à la seconde.5 La seconde, basée sur la dichotomie entre sujet et objet, est postérieure à la première, qui existe avant la distinction entre sujet et objet. Ce que l’expression « À l’origine, la Voie ne parle pas » signifie  dans son sens le plus profond, c’est que la Grande Voie ne parle pas, ou, plus concrèment, que la Grande Voie n’est pas énoncée par la Petite Parole (le langage conceptuel), et non que la Grande Voie en elle-même ne peut parler.

Langage conceptuel, langage poétique

5L’homme naît et est placé au sein de la langue et du discours qui lui sont préexistants. S’il veut arriver à l’existence, être confondu en elle, il doit bien sûr, commencer par écouter la voix de l’existence (la voix silencieuse, la parole muette), par prêter l’oreille à la Parole de la Voie. Après l’avoir entendue, il lui faut parler et discourir. Mais comment parler, comment discourir ? Voyons tout d’abord comment parlent et discourent la Parole de la Voie et la Grande Parole.
Chacune des choses existant au monde est un point focal où se rencontrent les liens et les effets mutuels ; ceci s’applique également aux choses et aux hommes. Dans les expressions « toutes choses en une » et « communion en un souffle », le principe de ce que l’on entend par « en une » et « communion », c’est la parole. La particularité du discours de la langue et de la Parole de la Voie, c’est justement de rendre apparent ce tout en communion. Ceci n’est pas exprimable au travers du langage conceptuel humain. C’est pourquoi l’on dit de la Voie ou de l’Existence qu’elles sont indicibles : elles ne peuvent être exprimées par le langage conceptuel. Le propre du concept, c’est d’écarter ce qui est immédiatement présent, et d’éterniser ce qui est présent. En revanche, la parole de la Voie et de l’Existence visent toujours à révéler ce qui est caché ou absent, et par cela, à intégrer le montré et le caché, le présent et l’absent, pour atteindre la « communion en un souffle » et « toutes choses en une ». Ce type de langue dépasse les concepts : c’est, en fait, une langue poétique ; c’est comme cela que parlent la Parole de la Voie et le « discours du langage ».
Wang Chuanshan écrit que la poésie « se saisit mutuellement du Divin et du Rationnel », que le divin (ou la Vertu céleste) peut « rassembler les Choses et le Moi en une même source », « pénétrer les six Unions, envelopper les cent Mondes » (tiré de Notes sur le Zheng Meng, chapitre « De l’harmonie céleste »), et ne peut être envisagé du point de vue de la Parole dénominative. Ce qu’il veut dire par là, c’est que la Parole de la Voie ne peut être exprimée par le langage conceptuel (ce qu’il nomme Parole dénominative), mais seulement au moyen du langage poétique. On voit donc que le discours de l’homme ne peut rejoindre la Parole de la Voie à sa source et s’y identifier que lorsqu’il s’exprime par le langage poétique.
Selon le point de vue de Heidegger, « dans son sens le plus premier, la langue est poésie ».6 Mais le discours prononcé habituellement par les hommes a déjà subi des transformations, et est descendu au rang de langage conceptuel. C’est pourquoi ordinairement, le discours de l’homme et la « Petite Parole » ne peuvent rejoindre la Parole de la Voie et la Grande Parole.
Mais qu’en est-il réellement de la différence entre la Petite Parole et la Grande Parole, entre le langage non poétique et le langage poétique ?
En général, on situe cette différence sur le plan de la dichotomie entre raison et sentiment. La distinction entre les langages conceptuel et supra-conceptuel cités ci-dessus est fondée sur cette vision. Bien qu’une telle différence corresponde à la réalité, elle demeure superficielle. Du point de vue de la théorie existentialiste, le monde et la vérité, présents et manifestes, sont confondus à ce qui est absent et caché. C’est-à-dire que sujet et objet sont mêlés. La source de l’existence du langage conceptuel (le langage ordinaire et le langage scientifique) se situe sur le plan de la dichotomie sujet/objet. Le caractère manifeste de ce qui est présent constitue l’essence de la langue, et exclut les effets du caractère caché de ce qui est absent. En revanche, la source existentielle du langage poétique (ou plus exactement, du caractère poétique de la langue) se trouve dans la fusion entre sujet et objet. Elle met l’accent sur ce qui est absent, et cherche ardemment à manifester ce qui est caché. Par conséquent, le propre du langage poétique est de dépasser ce qui est présent afin d’atteindre ce qui est absent ou, pour parler en termes plus ordinaires, de dépasser le “ici” pour atteindre le “là”. En utilisant la terminologie de Heidegger, il s’agit de dépasser le « monde » pour revenir à l’« environnement » (Umwelt).

6Notre vie quotidienne s’appuie trop sur les choses présentes à nos yeux. Il en va de même pour les sciences et les techniques, qui oublient trop souvent les choses cachées et qui, si elles s’en souviennent à l’occasion, se contentent de les classer parmi les bizarreries. Les poètes sont justement ceux qui y prêtent l’oreille, si bien qu’on peut dire que le langage poétique en est un appel. La Parole de la Voie et la Grande Parole, passant par le langage poétique des poètes, donnent libre cours à la voix de ce que Heidegger appelle « l’étant », le « néant » et le « mystérieux», ou ce que Derrida nomme l’« abîme ».
Bien sûr, le langage courant (langage scientifique inclus), de par la nature poétique de la langue, parvient à un certain degré à dépasser le présent, pour aller du “ici” au “là”. Selon Gadamer ce qui est dit porte en soi une part de non-dit. Le dit et le non-dit se situent dans une relation de renvoi et d’implication.7 La parole dont le sens est limité est non seulement compatible avec le système du langage, mais aussi en étroite relation avec lui. À ce titre, la réalité concrète dans laquelle se trouve un locuteur montre que le sens limité de l’énoncé peut nous renvoyer au système sémantique de la langue sur lequel il est basé.8 C’est ce que Gadamer appelle le « caractère spéculatif du langage ».

7Le langage courant lui-même n’est pas exempt des effets de l’indissociabilité du présent et de l’absent. Dans les faits, le dit porte toujours en lui-même une part de non-dit. Mais le langage courant, contrairement au langage poétique, est tout de même incapable de donner libre cours au caractère poétique de la langue. En effet, dans le langage courant, c’est le locuteur qui fait la part du présent et de l’absent, et lui-même se concentre uniquement sur ce qui est présent. Si l’on admet que les énoncés du langage courant sont centrés sur un fait présent particulier, alors on peut dire que le langage scientifique est centré sur les concepts et les théories présents à caractère général et permanent. Par exemple, face à un saule en train de bourgeonner au printemps, ce que diront un paysan, un scientifique et un poète sera radicalement différent. Le paysan dira : « Ce saule est vivant ; cet été, je pourrai chercher la fraîcheur sous son ombre. » Le scientifique dira : « Le bourgeonnement du saule est la conséquence de la douceur de la température. » Ces deux personnes se basent sur la chose objective présente à leurs yeux, cette chose étant particulière pour le premier, et générale et permanente pour le second. Mais le poète dira : « Au bout d’un sentier, j’aperçois les saules verdoyants. Affligée, je pense à mon mari parti servir la cour. » (Wang Changling, Chagrin d’une femme solitaire). Même un enfant à l’âme poétique dira : « Maman, le saule bourgeonne à nouveau, comment se fait-il que Papa ne soit pas encore de retour ? » Ainsi, le langage poétique fait-il appel de façon très parlante aux sentiments de chagrin causés par la séparation, sentiments cachés derrière le bourgeonnement du saule. Ce chagrin n’est pas un simple débordement de sentiments ou un simple état psychologique, mais il est un jugement esthétique dans lequel se mêlent une situation et un sujet (ou personnage).
En résumé, la spécificité du langage courant et du langage scientifique est la dichotomie entre sujet et objet, entre présent et absent, entre manifeste et caché. En revanche, le langage poétique a pour caractéristique d’intégrer les deux.

8Est-ce à dire que la Petite Parole du langage courant et du langage scientifique n’est d’aucun secours à la Grande Parole ? Dans mon article intitulé « À propos de l’indicible »,9 je propose que du point de vue du langage conceptuel (ou Petite Parole), la Parole de la Voie et la Grande Parole sont réellement indicibles. Cependant, le langage conceptuel peut tout de même refléter, indiquer ou rappeler (selon Gadamer ou Wittgenstein) la Voie indicible. Dans mes propres termes, il peut « faire ressortir indirectement par contraste »,et non « dire directement par la poésie », cette Voie indicible.
Je voudrais poser la question suivante : peut-on exprimer verbalement les choses présentes à la conscience de l’homme ? La raison pour laquelle je souhaite aborder cette question, c’est qu’il existe une idée reçue selon laquelle le discours de la parole (ou la Parole de la Voie) est  trop abstrait, alors que la réalité que connaissent les locuteurs est plus concrète. Ainsi, pour les personnes qui nourrissent cette opinion, le présent article devrait explorer la question suivante : est-il possible ou non de parler de ce dont l’homme est conscient ? À mon avis, cette question est liée tout d’abord à ce que l’on entend par concret. Je ne souscris pas à l’opinion selon laquelle la Parole de la Voie est trop abstraite et distante, mais ce n’est pas ici le lieu pour en discuter. Quoi qu’il en soit, la question du caractère dicible ou indicible du contenu de la conscience vaut la peine d’être abordée. Les philosophes analytiques du langage en Occident ont déjà traité abondamment cette question. Je l’ai moi-même discutée dans mon article intitulé « L’équivalence et la cohérence ».10 Ici, je me contenterai de l’envisager du point de vue de la différence entre langage poétique et langage non poétique.

9Si l’on considère que l’objet de la perception individuelle est une chose simple et présente, une chose indépendante de la participation humaine, et donc vide en elle-même et vide de sens, on se rapproche de ce que Hegel nomme le « caractère déterminatif de la perception ». Ainsi, la sensibilité ne peut-elle être exprimée par aucun langage, et ne peut-elle non plus s’y identifier. Pour Hegel les concepts généraux exprimés par la langue sont supérieurs au « caractère déterminatif de la perception ». La question que j’aborde ici prend le contre-pied de Hegel : elle vise justement à saisir l’unicité inhérente au « caractère déterminatif de la perception ». De quelle façon la saisir ?

10Voici brièvement comment Mohanty envisage la question : les choses uniques dans l’expérience ne sont pas isolées, mais existent dans un domaine bien plus large. C’est dans ce domaine que la chose unique prend corps et se manifeste. L’homme n’est pas seulement en relation avec cette chose unique, mais plutôt avec ce large domaine (ce que Mohanty appelle le « pratique »). Le langage conceptuel ne fait que cerner peu à peu la chose unique au sein du domaine qui l’englobe. Plus la langue limite le domaine, plus elle comble le fossé entre la généralité de la langue et l’unicité de l’expérience, c’est-à-dire que l’expression linguistique se rapproche davantage de la perception individuelle et de son unicité.
Mais si l’on met le sujet et l’objet face à face, et qu’on les considère comme indépendants l’un de l’autre, tout en définissant la langue comme une « expression objective », le fossé entre la généralité de la langue et l’unicité de la conscience ne pourra jamais être comblé, et les deux « ne pourront être totalement identiques ».12 Il semble que Mohanty ait pressenti que, si la langue veut être unifiée à la chose unique qu’elle désigne, cette chose doit nécessairement être une fusion de l’objet et du sujet. Il écrit que lorsque quelqu’un dit qu’une chose donnée est belle, la réalité de la beauté n’est telle que dans le sens que lui donne le locuteur qui fait cette assertion. À ce moment, c’est la langue qui constitue la réalité.13 Cette opinion de Mohanty est quelque peu comparable à celle de Heidegger ; il a d’ailleurs dit clairement que ses arguments s’étaient en partie inspirés de ceux de Heidegger.14 Mais Mohanty écrit qu’une assertion telle que « telle chose est belle » appartient au « langage subjectif », et en tant que telle, diffère du « langage objectif », qui exprime l’objet considéré comme indépendant.15 Mohanty ne comprend pas vraiment en quoi le monde doté de sens est forcément une fusion du sujet et de l’objet. Il se place toujours sur le plan de la dichotomie sujet/objet, estimant que les faits concrets exprimés par le « langage subjectif » ne sont que des choses subjectives du point de vue de l’individu.

11Il n’est pas inutile de changer de point de vue pour poursuivre l’examen de la question de la relation entre conscience individuelle et langue. Mohanty a vu le domaine plus large dans lequel se manifestent les choses uniques appréhendées par la conscience. Il a ainsi remarqué les choses absentes, ce qui constitue une vision plus profonde. Cependant, son objectif reste de rétrécir le champ du monde, et le rétrécir jusqu’à cerner le « langage objectif » de l’individu, pour saisir ainsi cette chose unique, simple et présente. Pourquoi faut-il s’attacher obstinément à la chose simple et présente ? Pourquoi ne pas inverser notre approche ? Au lieu de partir de l’environnement et de le rétrécir jusqu’à trouver la chose unique et présente, pourquoi ne pas se baser sur la chose présente et l’élargir ou l’étendre à tout le domaine, voire à ce qui est absent ? Cela permettrait de contrôler le domaine dans son entier, de contrôler le présent et l’absent, le manifeste et le caché et, ce faisant, d’atteindre « l’union entre Ciel et Homme ». De cette manière, le présent à la perception manifesterait l’absent qu’il cache derrière lui, et sa signification serait sans limite, nous permettant ainsi d’atteindre la Voie et l’Existence et d’écouter la Parole de la Voie et la Voix de l’existence. La chose unique présente à la perception ne serait plus un sentiment personnel incapable de s’identifier à quelque langue que ce soit ; elle ne serait plus une chose inanimée, stupide et sans voix. Elle deviendrait au contraire une chose animée et parlante, la Voie parlerait à travers elle, et son langage serait poétique. Je l’ai dit plus haut, le langage conceptuel appréhende le sujet comme un pendant distinct de l’objet, ce qui l’empêche de combler le fossé existant entre la langue et la chose unique présente à la perception. Au contraire, ce dont le langage poétique discourt reflète tout un système où sujet et objet sont unis, où « Ciel et Homme ne font qu’un ». Ici, la chose et la langue ne sont plus séparables, c’est la langue qui rend telle la chose et, partant, la langue peut s’unir à ce dont elle discourt.
Heidegger écrit : « Certes, le langage n’a pas été utilisé, construit en tant que matière dans les temples et les statues d’Apollon. Mais ceci ne suffit pas à démontrer que ces œuvres — considérées en tant que telles — ne sont pas dépourvues du langage. (...) Ces temples et statues, en position d’ouverture, sont dressés au centre d’un dialogue silencieux avec les humains. Sila parole sans parole n’existait pas, (...) les dieux au regard fixe ne sauraient jamais faire apparaître les expressions et les visages de ces statues ; si les temples ne se trouvaient pas dans le champ d’ouverture du langage, ils ne sauraient non plus se dresser là comme demeures des dieux. »16
Prenons le cas d’une pierre. Si l’on se concentre obstinément sur elle, en faisant un objet indépendant connu par notre conscience, et si l’on se sert du langage conceptuel pour la décrire, on passe à côté du point essentiel. En effet, la pierre est en relation d’opposition avec le sujet, et elle-même est muette et stupide. Mais les objets d’art faits de pierre, comme les temples ou les statues, parce qu’ils forment des ensembles où sujet et objet sont intégrés l’un à l’autre, manifestent les images et les sens cachés auxquels ils renvoient. En ce sens, ils « sont dressés au centre d’un dialogue silencieux avec les humains ». Ici, la pierre est l’auteur d’un discours poétique. On peut aussi dire que c’est seulement ici qu’il devient possible de manifester ou de capturer le sens et la vérité réels de cette pierre.

12La Parole de la Voie n’est absolument pas éloignée des poèmes ou objets d’art particuliers. S’agissant de n’importe quel objet unique, il suffit de le considérer comme un objet de la conscience objective sans lien avec le sujet, ou comme un objet simplement présent, pour en faire une chose morte. Si un poète le place dans un univers où sujet et objet sont confondus, dans un domaine où sont unis le présent comme l’absent, le manifeste comme le caché, alors la chose discourt de façon poétique par des moyens qui lui sont propres. Les temples de la Grèce antique parlaient la Parole de la Voie d’une façon qui leur était propre. Les sabots peints par Van Gogh parlent la Parole de la Voie d’une façon différente. Enfin, telle pierre parle elle aussi la Parole de la Voie à sa façon, tandis que telle autre a aussi une manière qui lui est propre de parler la Parole de la Voie. Les manières de discourir de façon poétique sont d’une inépuisable richesse, et toutes du ressort de la Parole de la Voie.

Le sens au-delà des mots

13La poésie classique et l’art chinois ont leur manière toute particulière de dépasser le “ici” pour atteindre le “là”, de manifester l’absent par le biais du présent. Dans un article intitulé « Pensée et imagination », j’ai cité pour exemple de cette affirmation la signification exprimée au-delà des mots dans la poésie classique chinoise. Atteindre le sens au-delà des mots nécessite de passer par la chose présente désignée par la parole, qui manifeste les images infinies cachées derrière elle. Le poète Du Fu écrit : « La patrie perdue, seules les montagnes et rivières demeurent. Au retour du printemps, l’herbe sauvage envahit la ville. » (Contemplations au printemps) La poésie de ce vers réside dans la relation entre les choses présentes (« les montagnes et rivières demeurent » et « l’herbe sauvage envahit ») désignées par la langue et les choses cachées derrière ces mots : la désolation du paysage et l’abandon de la ville. Certains considèrent que le sous-entendu est justement ce qu’il y a de plus révélateur. Ceux-ci négligent alors les choses qui le sont peu ou moins. Pour moi, ce qu’on appelle une chose révélatrice, c’est ce qui peut rendre manifestes les choses cachées. Par exemple, « les montagnes et rivières demeurent » rend manifeste la désolation du paysage, tandis que « l’herbe sauvage envahit » rend manifeste la cité déserte. Cependant, la désolation et l’abandon n’en sont pas moins des choses révélatrices. Le sous-entendu provient à la fois d’une fusion et d’une opposition entre le montré et le caché, et non pas d’une simple relation de réciprocité.
Certains voient dans le sous-entendu (littéralement sens caché au-delà des paroles) une opposition entre parole et sens. À leurs yeux, le sens ne parle pas. De fait, bien que le sens soit caché ou absent, il peut passer par la chose présente au sein de la parole, pour discourir sur lui-même et se manifester ainsi. Il peut constituer une parole sans parole. La désolation du paysage et l’abandon de la ville passent réellement par « les montagnes et rivières demeurent » et « l’herbe sauvage envahit » pour discourir sur elles-mêmes, pour se manifester. Ceci est semblable à la force des orages et des tempêtes (chose absente), décrite par Heidegger qui, par l’intermédiaire des pierres des vieux temples (choses présentes), discourt sur elle-même et se manifeste.
On peut encore citer en exemple un édifice chinois. Le Temple céleste à Pékin est l’un des joyaux de l’architecture chinoise. Il est non seulement un bâtiment, mais aussi un poème classique en lui-même. L’esthète chinois Yang Xin nous dit que l’axe nord-sud du Temple du Ciel suit un mouvement ascendant qui dirige le regard de l’homme vers la majesté du Ciel. Les monuments du site, comme le Temple de la Prière pour de Bonnes Moissons, la Voûte céleste impériale et l’Autel du Ciel, sont de forme ronde, et chacun de ces édifices est lui-même agencé en cercle concentrique. Ceci vise à attirer le regard de l’homme vers la vacuité du Ciel. Les toitures sont recouvertes de tuiles vernissées de couleur bleue, et les jardins sont plantés de nombreux pins, pour tourner le regard de l’homme vers la limpidité du Ciel. Yang Xin conclut ainsi : « Au Temple du Ciel, tout se dirige vers le Vide. Là-bas, le Plein ne sert qu’à dégager l’idée de vacuité. Le secret du Temple du Ciel, de cette entité finie, consiste à faire planer notre imagination vers l’infini de l’univers. »17 À mon sens, ce qu’il entend par « le Plein ne sert qu’à dégager l’idée de vacuité », c’est le fait de manifester le vide (le Ciel)  au moyen de la réalité présente du bâtiment. Sur le site du Temple du Ciel, le Temple de la Prière pour de Bonnes Moissons, la Voûte Céleste impériale et l’Autel du Ciel, les tuiles bleues et les pins verdoyants sont les choses présentes et réelles, tandis que la majesté, la vacuité et la limpidité du Ciel sont toutes des choses absentes ou irréelles. La beauté, la magie et la poésie de ce grand édifice résident dans sa capacité à rendre manifestes les choses cachées derrière son aspect tangible : la majesté, la vacuité et la limpidité du Ciel sont rendues visibles et vivantes à travers les choses présentes. En général, nous ne comprenons que de façon très abstraites les qualités du Ciel que sont la majesté, la vacuité  et la limpidité mais, par le biais des bâtiments du Temple du Ciel, nous pouvons toucher du doigt ces qualités. Les hommes ordinaires ne peuvent voir la réalité du Temple que superficiellement, car ils ne peuvent voir que les choses présentes. En revanche, les poètes, à travers la réalité du Temple, ont accès à son irréalité, et voient les choses cachées et absentes. Dans les termes de Heidegger, ceci permet au Temple, habituellement muet, de discourir sur (ou de manifester) la majesté, la vacuité et la limpidité du Ciel. Pour les hommes ordinaires, le Temple du Ciel est muet, sans parole. En revanche, pour le poète le visitant, il « se tient au centre du dialogue sans parole entre lui et l’homme ».

Annexes

Notes :

1 : Feng Youlan, Histoire de la philosophie chinoise, éditions Shangwu, 1944, tome 1, p.83.

2 : Op. cit. p. 82.

3: Heidegger, Erlaüterunger zu Hölderlins Dichtung, Frankfurt a. M., 1971, p. 38.

4 : Hans-Georg Gadamer, Vérité et Méthode, (édition chinoise), tome 1, Taipei, 1993, p. 602, 570.

5 : Voir Zhang Xianglong, « La vision heideggerienne de la langue et la vision taoïste de la Parole de la Voie », revue Philosophie allemande, 1995, éditions de l’Université du Peuple, pp. 13-17.

6 :Heidegger, Holzweg, Gesamtausgabe, Frankfurt a. M. Vittorio Klostermann, 1980, p. 61.

7: Hans-Georg Gadamer, Vérité et Méthode (édition chinoise), tome 1, Taipei, 1993, p. 583.

8 : Op. cit.

9 : voir le premier numéro du Bulletin Scientifique de l’Université de Pékin.

10 : voir le numéro 1995-4 du Bulletin Scientifique de l’Université de Pékin.

11: J. N. Mohanry, Phenomenology and Ontology, Martinus Nijhoff Haag, 1970, p. 83.

12 : Op. cit., p. 67.

13 : Op. cit., p. 69.

14 : Op. cit., pp. 70-71.

15 : Op. cit., p. 68.

16 : Heidegger, Œuvres complètes, Frankfurt a. M. Vittorio Klostermann, 1977, volume 54, p. 172.

17 : Yang Xin, « À propos de l’esthétique du Temple du Ciel ».

Pour citer cet article

Zhang Shiying, « Dialogue sans Parole », paru dans Alliage, n°41-42 - Décembre 1999, Dialogue sans Parole, mis en ligne le 05 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3922.


Auteurs

Zhang Shiying

Philosophe, professeur à l’université de Pékin, directeur de l’Institut de philosophie comparée.