Alliage | n°41-42 - Décembre 1999 Dialogue euro-chinois
François Jullien et Alain Pichon :
Connaissance de l’homme et tradition chinoise
Faire passer un sens autre dans les termes du même
p. 63-83
Plan
- Situation de l’anthropologie en Chine
- Un préalable nécessaire : le travail de recatégorisation
- Construction d’un rapport à l’autre : le double écueil du « mythe du même » et du « mythe de l’autre » dans l’histoire des relations euro-chinoises
- De la possibilitté d’une connaissance réciproque : la différence et l’indifférence
- La koinè des sciences humaines et le piège de l’unanimisme
- Du concept et de l’exclusion : la fonction du parallélisme et le jeu de l’hétérotopie
- Construire un vis-à-vis : la nécessaire recatégorisation
- Surplomb et transcendance : de la sagesse
- La question des universaux
- Vers un Discours de la Méthode ?
Texte intégral
1François Jullien conversation avec Alain le Pichon
2Alain le Pichon : Pouvez-vous d’abord nous dire quel est votre objectif philosophique ?
3François Jullien : La question majeure, pour moi, est celle-ci : comment ouvrir une possibilité de pensée ? comment faire passer un sens qui serait éventuellement un sens autre, alors que je parle dans les termes qui sont les nôtres, les termes du même ?
Cette opération doit être progressive. Il est moins question de dire que de laisser passer. C’est pourquoi j’écris des essais qui sont autant de montages, mettant en œuvre des termes, qui ne sont pas des notions philosophiques, tels que propension, fadeur, congruence, régulation, etc. termes que je prends en bordure de notre langage théorique et que j’essaie, chemin faisant, d’extravertir, avec des vis-à-vis, des retours, des accommodations successives, de façon qu’ils puissent arriver à dire, ou plutôt à laisser passer, une possibilité de pensée à laquelle on ne songeait pas au départ.
Pour la notion de congruence, par exemple, il ne m’aurait servi à rien de dire : voilà tel nouveau concept que je vais faire entrer dans le langage philosophique, parce que cela n’aurait eu aucun écho ; il faut que cela parle. Il faut donc accommoder, comme on dit que les yeux accommodent, progressivement. Voilà pourquoi j’avance prudemment, pour que ce dont je m’applique à faire une notion tisse son réseau de sens et puisse, progressivement, s’intégrer dans notre pensée.
4AlP. Je voudrais essayer, à la suite de cette introduction sur votre approche méthodologique, de situer notre entretien dans la perspective de la démarche d’anthropologie réciproque par laquelle nous voudrions concourir, dans un face-à-face avec la culture chinoise, à cette refondation de la connaissance anthropologique à laquelle votre œuvre dans le champ de la philosophie apporte une contribution déterminante.
Nous nous sommes trouvés un peu par hasard, du fait de l’intérêt qui s’est manifesté pour cette démarche, dans les universités chinoises, avec cette réaction : enfin, nous attendions ça depuis si longtemps !
Par rapport à notre souci, qui est de mettre la question de la connaissance anthropologique et de l’universalité de la connaissance de l’homme à l’épreuve de modes de pensée, de jeux de langage, comme dit Wittgenstein, autres que les nôtres, il y a eu, venue de Chine, cette réaction inattendue, cette ouverture d’un champ anthropologique nouveau. Par rapport à ce terrain, à ce parcours, qui procède aussi par approximations, par accommodations successives, nous nous sommes donc engagés sur la voie d’une confrontation avec la culture chinoise, ou plus exactement avec des chercheurs de culture chinoise.
Situation de l’anthropologie en Chine
5FJ. Je préférerais par accommodation plutôt que par approximation, parce que je me méfie beaucoup du comparatisme approximatif qui entraîne qu’au bout du compte, on fait dire qu’une chose ressemble à une autre dans un à peu près qui ne tient pas compte du cadre de la pensée. C’est pourquoi j’ai parlé précédemment d’accommodation progressive, avec l’idée qu’il faut que l’implant prenne, afin qu’une autre possibilité de pensée, puisse passer.
Mais je voudrais d’abord réagir à une question d’ordre général, pour engager le débat avec vous à propos du rapport de l’anthropologie et de la Chine. Car je crois qu’il y a là une difficulté particulière, et c’est pourquoi cela m’intéresse de conférer avec vous.
J’aborderai cette question de deux façons. D’abord, je dirai que mon itinéraire se justifie par le fait que je voulais trouver un vis-à-vis à la pensée européenne, et pour cela, accéder à une position d’extériorité. Or, je ne voulais pas devenir anthropologue. Je voulais être philosophe. Et j’ai trouvé une commodité particulière en Chine, dans la mesure où la Chine me procurait ce point de vue d’extériorité plus radical qu’ailleurs, et même le plus radical, en même temps que j’y trouvais un contexte de pensée explicitée, à la fois énoncé et commenté. Donc, je n’étais pas dans la situation qu’on a classiquement, dans d’autres contextes de civilisations où il faut reconstruire un commentaire, et où l’anthropologue, lui-même, doit faire ce travail d’explicitation. Là, on dispose d’un explicite. Le sujet de l’étude se commente lui-même.
D’où cette autre difficulté : si l’on considère la réalité de la recherche anthropologique en Chine, il m’apparaît qu’elle porte essentiellement sur les confins : les Haka, les populations dites de Shaoshu minzu, ou alors Taiwan et les populations autochtones, etc., comme si l’on avait pas prise sur le fond Han, proprement chinois.
Une des raisons à cela ne serait-elle pas cette tendance de la culture chinoise, très tôt manifeste, à recouvrir, jusqu’à l’évincer, le tissu mythique, comme cela apparaît à propos des traditions chamaniques, dans la confrontation entre cultures du Nord et du Sud. Il y a trace dans les cultures du Sud, aussi bien le côté zhuang zi que le côté ju yuan, detraditions chamaniques aisément reconnaissables et qui sont sensibles aussi en Corée ou ailleurs, mais qui, là, ont été comme absorbées et dissoutes dans ce qui deviendra ensuite la tradition classique. Il me semble qu’il y a, à partir de là, sur ce point ou sur d’autres, moindre prise qu’ailleurs pour les anthropologues. Peut-être est-ce pour cela que l’anthropologie européenne portant sur la Chine n’est pas à proportion de celle qui s’est développée dans les pays voisins, en Corée, au Japon, à Taiwan .
Une autre difficulté me paraît être le rapport à l’autre. Il y a un rapport à l’autre construit par l’anthropologie ; il y en a un autre construit par la philosophie. Mais notre rapport à l’autre chinois n’est pas totalement cernable, ni du côté de la philosophie, ni du côté de l’anthropologie ; ce qui conduit à cette difficulté du montage en vis-à-vis, auquel je travaille, puisque les catégories de l’autre, élaborées soit par l’anthropologie soit par la philosophie, ne sont pas suffisantes. D’où le recours à une stratégie qui permette de façon locale, point par point, de tisser ce qui serait un réseau problématique, et puisse laisser passer ce que j’appelle, après Foucault, l’hétérotopie.
6AlP. Ce que vous avez dit là correspond bien à ce qu’a été notre expérience, très pragmatique, de terrain, et je pense que cette expérience ne serait pas reconnue comme une expérience anthropologique par l’institution anthropologique.
7FJ. La gens anthropologica... Il y a peut-être à distinguer deux choses : ce que les Chinois appellent anthropologie, et puis, ce que font les anthropologues européens en Chine. Les Chinois considèrent qu’il leur faut développer l’anthropologie, à l’instar de toute discipline, car cela fait partie de la panoplie des sciences humaines aujourd’hui. Mais est-ce de l’anthropologie, au sens européen du terme telle est la question. Je constate d’ailleurs que les anthropologues européens en Chine restent rares. Ils y sont, sur des terrains particuliers, comme Schipper pour le taoïsme, sans que cela conduise pour autant à une anthropologie générale. Je pense que l’influence des textes canoniques et des procédures rituelles, entre autres facteurs, ont abouti à ce phénomène de culture lettrée qui a recouvert ce qui pourrait servir de repères, ou constituer un terrain, pour l’anthropologue.
8AlP. Assurément. Et je pense qu’à ce que vous avez dit, s’ajoutent aussi des raisons politiques. Mais nous nous sommes situés en dehors de cela, d’une certaine manière, à partir d’une première expérience, qui a provoqué la réaction chinoise, par laquelle nous voulions mettre en cause — par les faits, par le terrain lui même — les catégories de l’autre dans la tradition anthropologique occidentale.
Un préalable nécessaire : le travail de recatégorisation
9FJ. Je dirais que ce qui me paraît intéressant dans ce va-et-vient entre eux et puis ce qu’on appellera nous par convention, une sorte de nous européen, c’est ce travail de recatégorisation. Et c’est ce travail qui me paraît important. Je voudrais en donner un exemple. J’ai relu récemment le texte de Foucault, dans Dits et écrits, à l’occasion de sa visite dans un temple zen, qui le conduit à la question de la confrontation : « cultures d’Orient-cultures d’Occident ». Interrogé sur le zen, Foucault commence par introduire la notion de mysticisme, qu’il présente comme un pont entre les deux cultures, mais pour dire ensuite : « Ce n’est pas ça du tout » et reconnaître que ce que l’on entend par mysticisme, d’un côté et de l’autre, n’est pas du tout la même chose. Voilà qui me paraît exemplaire du piège que nous tend, sans que nous nous en rendions compte, le recours à nos catégories familières. Faute de recatégoriser, Foucault se retrouve prisonnier d’une notion dont il sait bien qu’elle ne convient pas, et surtout, qu’elle ne constitue pas le pont qu’elle annonçait, qu’elle n’assure pas de médiation, puisqu’il ne cesse ensuite de travailler contre elle pour s’en dégager.
En revanche, ce qu’il dit bien dans cet entretien, c’est que ce monde extrême-oriental nous invite à un travail de réexamen. Et celui-ci me paraît d’autant plus important que les sciences humaines ont prétendu à la généralisation à partir d’une expérience particulière, sans suffisamment s’en rendre compte, en fonction d’une exigence d’universalité, légitime, mais que dans ce cas elles ne sont plus en mesure d’assurer d’emblée. Car, dans ce cas, extrême il est vrai, elles sont contraintes à se remettre à l’épreuve et à se reconsidérer.
Avec la culture chinoise, elles se retrouvent enfin face à un monde culturel qui ne se laisse pas réduire, qui a sa consistance et sa cohérence propres et qui, s’il tend lui-même à se plier à nos catégories occidentales, n’en résiste pas moins à ces catégories. Ce qui implique un travail de recatégorisation qui me semble fécond du point de vue de la philosophie.
10AlP. Ce qui m’a frappé, dès la première lecture de vos ouvrages, c’est évidemment cela, qui pour moi a été d’un réconfort considérable, dans la mesure où j’avais le sentiment qu’enfin, pour la première fois, de façon systématique et cohérente, sur ce terrain où nous nous trouvions à la fois par l’histoire et par hasard, il y avait, en profondeur, un travail de recatégorisation dans le champ philosophique.
Recatégorisation qui m’apparaissait comme opératoire dans ce champ de la relation à l’autre qu’est le champ anthropologique. Et c’est pourquoi je voudrais vous demander votre perception de ce schéma qui, pour nous, s’est construit sur ce terrain, même si le schéma d’une anthropologie réciproque dans lequel nous nous trouvons est en lui-même une catégorisation déjà excessive, mais qui s’est construite, progressivement dans cette relation de vis-à-vis.
Construction d’un rapport à l’autre : le double écueil du « mythe du même » et du « mythe de l’autre » dans l’histoire des relations euro-chinoises
11FJ. Avant cela, je voudrais vous dire ce qui me paraît avoir constitué un double écueil dans cette construction du rapport à l’autre quand il s’agit de la Chine. C’est justement qu’on a versé dès l’abord dans ce que j’appellerai « le mythe du même » et « le mythe de l’autre ». Soit l’écueil du même, qui procède du confort de l’ethnocentrisme : et c’est effectivement par là qu’on a abordé la Chine, à l’époque des missions où l’on projettait sa vision du monde sur le reste du monde, parce que l’on considérait qu’elle allait de soi — ce qu’on appelait alors « la lumière naturelle » ; soit l’écueil de l’autre, qui n’en est que l’envers, celui de l’exotisme, quand on cède à la fascination de la distance, de la différence.
Au fond, ce qui me semble faire la difficulté, et l’intérêt, de cette relation, c’est que moi, je ne sais pas si ce que je découvre en Chine est si différent, ou même plus différent qu’ailleurs. Je n’en sais rien. Mais ce qui m’apparaît, en revanche, c’est que, entre l’espace chinois et la culture européenne à laquelle j’appartiens, il y a au départ une relation d’indifférence. C’est là qu’est la difficulté, parce que ces deux mondes ne se sont pas rencontrés, parce que les deux langues ne communiquent pas, parce que ces deux mondes se sont ignorés jusqu’à une époque tardive, disons le XVIIe voire le XIXe siècle. C’est là qu’est en même temps l’intérêt, puisqu’il faut les sortir de leur indifférence mutuelle en réussissant à créer un vis-à-vis où ils puissent se rencontrer et se dévisager et, à partir de là, mesurer leur différence, si tant est qu’il y en ait.
On me dit parfois que je fais un travail de comparatiste. Pas du tout. Pour qu’on puisse procéder à la comparaison, il faudrait qu’il y ait une page commune, où l’un et l’autre se situent d’emblée en parallèle, et que je puisse diviser en deux, comme font si volontiers les Américains : East and West, avec, de part et d’autre, d’un côté l’Orient, de l’autre côté l’Occident, avec tous les guillemets précautionneux que l’on peut mettre.
Mais il n’y a pas de page commune, puisque l’extériorité chinoise, du point de vue de la langue, comme de l’histoire, font que je ne dispose pas de ce cadre commun, c’est ce qu’on appelait l’hétérotopie. Et c’est à partir d’elle que peut travailler ce dérangement des catégories, pour inviter à leur reconfiguration. Car pour moi, que ce soit clair, la Chine ne m’intéresse pas, en soi, plus qu’autre chose, ou plutôt, elle m’intéresse comme toute autre chose. Mais ce qui m’intéresse, c’est l’usage réflexif auquel prête sa fonction méthodique.
Venant de la Grèce et de la philosophie, j’ai cherché, en effet, par stratégie, une situation de dérangement de la pensée qui trouve en Chine ses conditions les plus radicales de possibilités. Un cas de figure qui est le plus pur, au sens expérimental du terme, en même temps qu’il nous confronte à une situation de porte-à-faux théorique, et par conséquent d’inconfort de la pensée. Il s’agit bien d’un inconfort, puisqu’il exclut justement la position “rangée”, se prêtant trop facilement à la conception d’une différence, voire de la plus grande différence.
De la possibilitté d’une connaissance réciproque : la différence et l’indifférence
12AlP. Je crois aussi qu’il y a là quelque chose de très important, qui rend possible ce qui sera peut-être un renouvellement, une refondation de l’anthropologie. Je voudrais simplement revenir à un texte de Claude Lévi-Strauss, son premier séminaire au Collège de France sur l’avenir de l’ethnologie, où, à la fois, il dit l’inverse, et, en même temps, il montre l’importance, de ce que vous dites. Il dit qu’il voit un avenir très sombre à l’ethnologie, parce que le temps du monde fini commence, et surtout qu’il lui paraît exclu qu’il puisse y avoir une anthropologie réciproque, c’est-à-dire l’exercice de modèles de connaissances différents qui apporteraient leur contribution au savoir anthropologique. Parce que jamais, nous dit-il, les chercheurs de cultures non-occidentales n’auront suffisamment cette indifférence qui est la nôtre, car le ressentiment envers l’Occident est trop grand.
13FJ. Revenons sur ce terme de la réciprocité. Qu’est-ce qui fait difficulté ? C’est que dès lors que la Chine ou le Japon ont rencontré le concept, ils n’ont plus pu l’abandonner. C’est comme l’automobile, quand on la découvre, on s’en sert... et l’on ne peut plus s’en passer. Si l’on considère les éditions contemporaines des textes classiques chinois ou japonais, la traduction ou l’introduction d’un texte d’esthétique, par exemple — mais la notion d’esthétique elle-même doit donner lieu à recatégorisation —, on s’aperçoit qu’y sont introduits les termes de subjectif, d’objectif, de vérité, etc., qui rendent ces textes classiques illisibles, en faisant écran à la lecture traditionnelle qu’on en avait jusqu’alors.
On voit donc que Chinois et Japonais ont été amenés à exprimer leur culture en termes occidentaux, se présentant sous le mode de la généralité du concept. On en est là actuellement (quitte à pratiquer ensuite un retour, d’autant plus virulent, sur l’identité).
C’est que la rencontre avec l’Orient s’est faite, historiquement, dans des conditions données, qui étaient d’abord celles des Occidentaux s’imposant en force, et qui obligèrent Chinois et Japonais à se mettre au travail de la modernisation, économique, politique, etc., en se pliant aux catégorisations de l’Occident. Aujourd’hui même, alors que les mondes chinois et japonais retrouvent la suprématie sur le plan économique, on est dans un rapport qui est toujours fort loin d’une relation véritable de réciprocité.
14AlP. Elle est assurément difficile, et vous rendez là raison, d’une certaine manière, à Lévi-Strauss. Néanmoins, ce que vous avez dit montre précisément que la puissance de cette tradition, de cette masse d’indifférence par rapport à l’Occident, est telle que la question de la réciprocité se pose de façon radicalement différente...
La koinè des sciences humaines et le piège de l’unanimisme
15FJ. Je disais que c’est difficile, et je constate que les Chinois ne font guère cet effort de réciprocité, du moins jusqu’à aujourd’hui. Car il reste que nos cultures se sont rencontrées dans un rapport de forces favorable à l’Occident, avec cet outil qu’il a produit, cette arme du concept, avec la commodité qui est la sienne et qui risque de nous écarter de ce qu’est, plus profondément, la culture lettrée. Un texte classique, en effet, se lit non pas tant conceptuellement que par ses effets de parallélisme, d’allusion, et de façon plus générale, par son intercontextualité, ce qui implique l’apprentissage lettré, qui n’est pas aussi commodément accessible que l’est le concept.
Car le concept, c’est bien l’outil démocratique par excellence. Et si s’est formée la figure du lettré en Chine, ce n’est pas par hasard. Mais c’est le produit d’une tradition d’initiation, qui va de pair avec un mode spécifique et élitiste de lecture, d’apprentissage. Or, ces procédures-là sont passées, aujourd’hui, sous la coupe du concept, et de l’usage commode, standard, auquel il se prête, ouvrant ainsi la voie aux catégories européennes, qui, par le biais du concept, ont tendu à imposer leur perspective universelle. Entendons-nous bien. Ce n’est pas pour relativiser cet universalisme que je dis cela, mais bien plutôt pour répondre à l’exigence d’universalité qui le fonde. Et aujourd’hui, ayant découvert la commodité du concept, les intellectuels chinois sont contraints de le prendre en compte et ne peuvent pas ne pas passer par ces catégorisations occidentales qu’il entraîne, en même temps qu’ils savent bien, ou qu’ils sentent, que ces catégorisations recouvrent celles de la culture classique qu’ils veulent réhabiliter, plutôt qu’elles ne les laissent passer.
D’où l’effet qui en résulte en retour : une frustration née de cet usage de notions d’origine européenne qui entraîne, en réaction, dans les cultures japonaises et chinoises, parce qu’elles ont bien le sentiment que nos catégories ne sauraient rendre compte complètement de l’originalité de leurs traditions propres, l’exaltation d’un nationalisme culturel — du Yamato damashi, de l’âme japonaise, comme on dit, — qui devient idéologiquement douteux
Ce qui revient à dire que s’est formée une des sciences humaines, comme une sorte de recouvrement universaliste suscitant en retour un relativisme, et c’est cela qu’il faut dépasser.
Posons le problème de façon plus générale. Il faut dépasser l’universalisme facile, cet humanisme mou, qui s’offre à nous comme un unanimisme de la pensée, tout autant qu’il faut récuser son envers : le relativisme paresseux. Car je constate que la tentation est grande aujourd’hui d’osciller de l’un et à l’autre. Témoin l’Unesco, qui aujourd’hui hésite entre cet universalisme facile et le relativisme sur lequel on se retire quand la première position n’est pas tenable ; l’un, bien sûr, fonctionnant avec l’autre.
Du concept et de l’exclusion : la fonction du parallélisme et le jeu de l’hétérotopie
16AlP. Vous faites là crédit à la pensée occidentale de l’invention du concept.
17FJ. Je vais nuancer en allant plus loin. Il ne s’agit pas de dire, comme on l’a beaucoup dit, que la langue chinoise ne serait pas capable du concept. Il y a en Chine des marqueurs d’abstraction élaborés dès l’antiquité chinoise, contemporaine de la Grèce et des origines de la philosophie.
Ce qui a fait la philosophie, c’est la valorisation de l’étonnement, le doute positif et la foi accordée à cette commodité du concept dans sa capacité à faire communiquer la pensée. Or, il me semble qu’il y a eu, dans l’histoire de la pensée chinoise, une réticence à cela, non par incapacité mais par réticence, et c’est cette réticence qui m’intéresse : sa portée anti-philosophique.
Le problème, et c’est ce que j’essaie de dire dans mon dernier livre, c’est que cette commodité du concept laisse tomber quelque chose. Et ce qui me paraît précieux, dans la pensée chinoise, est ce choix de ne pas renoncer à ces autres modes de pensée que sont, par exemple, la capacité allusive de la formule, ce que j’appelle l’allusivité et la fonction du parallélisme. Il y a, en effet, un usage du parallélisme qui constitue les énoncés par polarité ; d’où vous lisez linéairement, mais aussi transversalement, de façon non seulement horizontale, mais aussi de façon verticale. Et c’est en lisant dans les deux sens, en faisant jouer cette polarité, que le sens peut advenir. Et ce fonctionnement ne se laisse pas résorber en concept.
18AlP. Je crois avoir fait l’expérience de ce que que vous venez d’évoquer d’une façon, pour moi, très surprenante, parce que je n’y étais pas préparé : la découverte de cette extraordinaire aptitude à l’ubiquité, de cette aptitude à la synchronie et à la polysémie de la pensée chinoise. Et cela est pour l’anthropologie, de toute évidence, un champ merveilleux d’application puisque, de fait, on a là ce que, désespérément, Lévi-Strauss recherche, dans la pensée sauvage, dans la pensée mythique, c’est-à-dire ce pouvoir, cette aptitude musicale à la synchronie, effectivement très ample et très forte dans la pensée chinoise.
19FJ. Je crois qu’il y a, à l’origine de cela, cette idée que si j’éclaire un côté, je laisse l’autre dans l’ombre. La lumière, comme dit Lao Zi, doit rester égale. Au contraire, ce qu’a tendu à faire la philosophie, c’est, précisément de mettre en valeur, de faire saillir l’idée. Or, toute idée mise en avant, est déjà un parti pris, elle nous fait tomber dans la partialité. Il y a ce quelque chose qu’on a commencé à laisser tomber, on n’a de cesse ensuite de le rattraper : c’est ce qui fait la tension et le progrès de la dialectique, et l’histoire de la philosophie, mais on a perdu le plan égal de la pensée où tout se laissait considérer d’emblée .
Car ce que la pensée chinoise a cherché, et très consciemment, à ne pas perdre, ce qu’elle a tenu à ne pas perdre, c’est bien cette capacité à garder tout à plat, pour embrasser le réel d’un bord à l’autre — de façon à garder l’esprit ouvert, disponible. À l’inverse de la philosophie occidentale, qui a commencé à se fixer sur un point particulier, à le creuser, même si son objectif est, bien sûr, l’universalité, même si elle est en route vers le savoir absolu.
Et c’est à partir de là, je crois, que peut profondément se constituer une sorte d’anti-philosophie. Si je parle d’anti-philosophie à propos de la Chine, c’est parce que je pense qu’il s’agit aussi d’un choix, de sa part, qui ne se réduit pas à l’incapacité à philosopher. Je montre, à propos des mohistes tardifs, que par de nombreux aspects, ils se rapprochent de la Grèce : l’exigence de la définition, de la démonstration, des principes de la discussion, et aussi l’intérêt pour la causalité, pour la limite et l’illimité, etc. On constate que la Chine a connu, dans l’Antiquité, à l’époque de la philosophie grecque, la possibilité de la philosophie. Mais ce qui apparaît aussi, c’est que cette possibilité ne l’a pas emporté et que d’autres courants de pensée, ou plutôt d’autres motivations, finalement recouvrent cela. Et c’est cette réaction qui me paraît intéressante, du point de vue de la philosophie.
20AlP. Dans cette démonstration que vous faites, vous mettez donc en évidence cette capacité de la pensée chinoise à penser le concept et à être philosophie, et, en même temps, cette puissance qu’elle a de « ne pas laisser tomber », de rendre compte synchroniquement.
21FJ. Donc d’éviter l’exclusion. C’est là le point important : une idée, c’est déjà un parti pris sur la réalité et l’amorce d’une exclusion. D’où cette réflexion pour échapper à la disjonction qui fait choisir l’un au détriment de l’autre : comment tenir tous les possibles sur le même plan, à égalité ? Mais cette non-disjonction n’est pas elle-même disjonction. J’aime beaucoup ce développement de certains commentateurs sur bannir la disjonction et bannir ce bannissement, de sorte que je ne suis d’aucun côté, je ne suis prisonnier d’aucune des thèses. Ni je quitte, ni je colle, parce que je reste disponible des deux côtés. Comme le montre le terme du juste milieu confucéen : cette égale capacité d’accéder à l’un ou l’autre extrême. Ou le thème du pivot taoïste : une égale capacité à se tourner d’un côté comme de l’autre. et par là, de répondre à la situation sans jamais d’exclusion, mais sans admettre aussi que ce refus de l’exclusion soit une exclusion.
Ainsi, le sage peut-il utiliser le mode de l’exclusif, disjonctif, comme tout le monde, quand la situation l’exige, mais sans en être prisonnier. Mais il use des disjonctions à son gré, sans être pris par elles, sans se laisser inféoder. Ainsi peut-il ni quitter ni coller. Et si cela invite à évoluer dans une totale disponibilité, qui correspond à la capacité de passer par toutes les disjonctions du monde, pourquoi s’en priver ?
22AlP. Si donc la pensée chinoise a cette force, est-ce que, réciproquement, la pensée occidentale est capable de faire l’effort inverse et d’entrer dans cette voie pour en rendre compte ? Est-ce qu’il n’y a pas là une limitation du côté occidental, cette limitation tenant à un manque : de l’instrument, des outils, des modèles, ou des catégories de pensée ?
23FJ. C’est pourquoi j’insistais, au début de cet entretien, sur cet objectif que je me suis proposé en écrivant : arriver à laisser passer. Et pour cela, il y a un forçage à effectuer, tout en sachant qu’on a affaire à de l’intelligible, de part et d’autre. Il s’agit d’ouvrir la raison à d’autres possibilités de pensée, dont je considère d’ailleurs que nous ne les ignorons pas, nous-mêmes, mais que nous les avons moins développées, en en ayant développé d’autres. Il ne s’agit donc pas d’une opposition en noir et blanc entre la Chine et nous.
C’est cette diversité qui m’intéresse. Pourquoi ? Je ferai là une parenthèse idéologique : nous risquons d’aller vers un monde de l’uniformité de la pensée. Car il faut distinguer très clairement l’universel et l’uniforme. L’universel est tourné vers l’Un, uni-versus est donc un concept qui fait appel à une nécessité ; tandis que l’uniforme est formé sur l’un, il est le standard, le stéréotype ; à ce titre, il n’est pas du tout un concept de la raison, mais de la production ; il repose non sur une nécessité mais sur une commodité. Et je crois que nous avons affaire à une pensée qui s’uniformise aujourd’hui, qui se standardise.
Aussi, quand je parle d’une recatégorisation à effectuer, il s’agit justement de sortir d’une pensée qui se standardise dans une sorte de des sciences humaines, pour retrouver des écarts, des tensions, retendre la pensée pour nous sauver d’une pensée ennuyeuse, pour la sortir de l’assoupissement et de ces faux débats pseudo-universels dans lesquels elle risque de sombrer, dans un anglais standard, devenu bâtard, communicationnel. Il y a là un enjeu idéologique qui dépasse l’enjeu philosophique, lequel est de rendre à nouveau saillante la pensée. C’est pourquoi je privilégie cet aspect contrastif, dans lequel la Chine apparaît comme une sorte de réactif et de révélateur, par rapport à ce qui, du dehors, peut se concevoir comme la pensée européenne.
J’ajoute à cela, pour clarifier ma position : de quel droit peut-on dire « occidental », de quel droit peut-on dire « chinois » ? On sait bien que la Chine est très diverse, et par sa géographie et par son histoire. Et qu’est-ce qu’il y a de plus divers que l’Occident ? C’est pourquoi je ne dis pas occidental, je préfère dire européen. Car l’Europe n’a cessé de varier dans sa géographie, comme dans son histoire, tout le monde le sait. Mais justement, ce qui me paraît essentiel, c’est qu’on voit du dehors autrement que du dedans (la leçon de Lévi-Strauss). Si, du dedans, je ne me sens pas en mesure de dire Europe, Occident, ou très difficilement, en simplifiant abusivement, parce qu’on sait à quel point ce nous est divers — et ce dont on prend conscience du dedans, c’est beaucoup plus des tensions, des ruptures (la leçon de Foucault) —, du dehors, c’est autre chose qui apparaît : la cohérence, la consistance, et même la connivence qui font que, entre des aspects qui nous semblent très écartés les uns des autres, j’entrevois un rapport et une configuration commune.
C’est ainsi, par exemple, que je peux dire qu’un trait caractéristique de l’Europe est le polylinguisme, comme déjà à Rome, à partir de ces deux langues mères que sont le grec et le latin. Un homme cultivé en Europe sait plusieurs langues. Il est cultivé parce qu’il sait plusieurs langues. C’est un trait européen que l’on ne rencontre pas en Chine : jamais un lettré chinois n’a appris le sanskrit. Bien sûr les textes sanskrits ont été traduits, et cela a demandé des siècles de traduction, mais un lettré n’a jamais ressenti le besoin d’apprendre le sanskrit. Jusqu’à une époque tardive, jusqu’à la fin du XIXe siècle, le Chinois a confondu son monde et le monde des idéogrammes. Du dehors, il y a une légitimité nouvelle à dire l’Europe, ou la Chine, dans un vis-à-vis faisant jouer leur hétérotopie.
24AlP. Vous soulignez là ce point très important, qui justifie l’objectif anthropologique qui est le nôtre, la question du regard, du regard éloigné pour reprendre l’expression de Lévi-Strauss. Et vous avez montré dans ce qui a précédé cette situation propre à la Chine, cette indifférence, cette hétérotopie qui permettait que se constitue une disposition de vis-à-vis. Ceci est totalement nouveau.
Construire un vis-à-vis : la nécessaire recatégorisation
25FJ. Mais il faut le construire, ce vis-à-vis. Et c’est ce qui permet de répondre à Foucault à propos de la pertinence de la tradition. Et sans doute est-ce l’anthropologie qui, si elle est réciproque, nous en donne le moyen. Soit on considère une culture du dedans, et ce qui apparaît alors, ce sont les ruptures internes ; soit on la considère du dehors, et ce qu’on perçoit alors, ce sont des connivences entre des traits qu’on ne songeait pas à rapprocher.
Pour moi, il est clair maintenant qu’entre ces grands philosophèmes à côté desquels est passée la pensée chinoise, par exemple la notion d’être, l’idée de Dieu, ou l’idéal de la liberté, il y a bien une connivence. Cette connivence, je ne dis pas que la philosophie l’ait totalement ignorée, mais il me semble pouvoir dire qu’elle l’a peu sondée. Par exemple, la liberté : ce qui, à mon sens, a permis cet idéal de la liberté, c’est qu’il s’adossait à une idée de la transcendance par l’extériorité. Or, celle-ci n’a guère été développée en Chine. D’où l’importance de ce vis-à-vis théorique avec l’Europe.
Et c’est pour cela que en tant qu’helléniste et que philosophe, cherchant un vis-à-vis pour rompre cette fausse familiarité à l’égard des textes grecs, qui fait obstacle à ma capacité de connaissance vis-à-vis d’eux, je suis passé en Chine pour des raisons évidentes. Mais je l’ai déjà dit : ce vis-à-vis est à construire.
Quand les Jésuites vont en Chine au XVIe siècle, ils vivent une expérience exactement inverse de celle qu’ils ont vécue vis-à-vis de leur premier hôte, qu’ils ont connu peu avant, aux Amériques. Aux Amériques, ils ont trouvé un monde qui était vide, ou qu’ils ont vidé, sans rencontrer de résistance. Or, arrivant en Chine, dans la foulée, ils doivent apprendre le chinois, les rites chinois, porter les vêtements chinois, bref, se siniser. Et ils finiront répétiteurs de mathématiques auprès de l’empereur : « Canton est plus grand que Paris ». (cf. le dossier établi par J. Germet).
Cette première rencontre n’a pas permis un véritable vis-à-vis.
La seconde rencontre a été imposée par la science et la technique européennes, ouvrant de force les ports chinois : la guerre de l’opium, les Concessions, etc. ; et ce rapport de force, cette fois, impose à la Chine de s’ouvrir à l’Occident .
Ce qu’on dit aujourd’hui, c’est que l’essor économique de l’Extrême-Orient conduit à un moindre ethnocentrisme européen, puisque auparavant, notre ethnocentrisme est allé de pair avec notre impérialisme. Et pour cela, nous nous croyons autorisés à user, aujourd’hui, de notre côté, de formules telles que : « l’autre et moi, le dévisagement mutuel, la réciprocité, etc. » Je ne sais pas encore si c’est ce qui intéresse les Chinois d’aujourd’hui. En revanche, je considère qu’il y a là une occasion pour la raison, occasion d’ouverture, de confrontation. Car, comme on ne cesse de le dire depuis Merleau-Ponty, il y a cette chose immense qui est : ouvrir le concept. C’est l’avenir de la philosophie.
Eh bien, il faut le faire. Il s’agit donc d’une chance pour la philosophie européenne qu’il ne faut pas perdre, parce que si on laisse la culture chinoise s’exprimer totalement en termes occidentaux, cette différence, ou plutôt cette hétérotopie, ne jouera plus. Elle sera recouverte, perdue.
Vous disiez qu’il y avait pour la première fois un vis-à-vis en anthropologie, et je crois que cette idée est essentielle. Mais pourquoi ? J’entends bien l’objection : « Mais pourquoi pas telle population africaine ou américaine ? Cela ferait aussi bien l’usage. » La différence est qu’il s’agit en Chine d’une culture qui, parce qu’elle a connu le même développement que la nôtre, peut se constituer en véritable vis-à-vis. Car ce qui fait le vis-à-vis est qu’on trouve dans la culture classique chinoise des textes, aussi explicités, commentés, argumentés et transmis que du côté européen, et cela de pair avec une civilisation matérielle qui, au moins jusqu’au XVe siècle, connaît un déploiement égal au nôtre. Il y a donc là les conditions de fait d’un vis-à-vis qui sont uniques. Et cependant, en même temps que je retiens dans votre formule l’idée d’un vis-à-vis pertinent pour l’anthropologie, je considére aussi que l’anthropologie est elle-même une catégorie européenne, et par les deux bouts, si je puis dire, par l’anthropos et par le logos. Elle ne constitue donc pas, en soi, un cadre commun pour la rencontre, pour le vis-à-vis. Il en va de même pour la philosophie. Du moins, si l’on n’en retravaille pas la notion de recatégorisation, marquée comme elle l’est par la vérité. Même la position anthropologique est une position marquée. Il n’y a pas une position de surplomb, qui permette de ranger la différence.
Surplomb et transcendance : de la sagesse
26ALP. Est-ce qu’il y a des catégories de surplomb ? Vous avez montré dans ce livre que la catégorie de la sagesse est sans doute une catégorie de surplomb.
27FJ. En tous cas, qui fait pont, avec cette difficulté néanmoins que si elle est très développée en Chine, elle fait aujourd’hui problème en Europe, à cause de la philosophie. On n’a donc pas vraiment, là non plus, une position de surplomb, mais, au moins, une position de biais, et cela permet de communiquer, comme on le voit avec Montaigne, qui est plus préoccupé de sagesse que de philosophie, comme il s’en explique clairement dans son dernier essai « De l’expérience ». On peut, en effet, parler de sagesse, de sage, en Chine, et c’est ce que n’a cessé de dire la pensée chinoise telle que je la traduis, mais ce qui est ainsi déployé en gros, en grand du côté chinois, je peux, certes, dire que cela communique avec Montaigne, mais Montaigne occupe une position un peu à part dans l’horizon de la pensée européenne.
28ALP. Oui et d’ailleurs, il est revendiqué par les anthropologues. Je suis tout-à fait d’accord : les catégories de l’anthropologie sont bien, par excellence, des catégories de pensée européenne.
On se trouve donc dans une situation nouvelle, et fondatrice sans doute, qui est cette situation de vis-à-vis entraînant une profonde transformation, une refondation, non seulement du champ de la discipline, mais de la méthodologie et des catégories qui peuvent en rendre compte. Et cela montre bien qu’effectivement, l’anthropologie s’est organisée, s’est construite comme une science de l’objet, répondant au principe de contradiction, s’intégrant dans un univers réglé par ces « catégories de l’entendement » très fortement marquées par notre expérience européenne, et qui, même si elles ont été comprises et reçues en Chine, comme vous l’avez dit, et que certains développements de la pensée chinoise ont marqué la possibilité qu’elles se fassent jour, demeurent néanmoins très représentatives de la culture européenne. Mais n’y a-t-il pas là un recours possible à ce parallélisme que vous avez évoqué, parallélisme asymétrique, puisque la différence reste grande...
29FJ. Je voudrais revenir sur ce point. Je ne pense pas que la différence soit grande ; ce n’est pas là la question. La question est : c’est ailleurs. Pour dire qu’il y a différence, il faut déjà que les choses soient rangées dans un cadre commun ; plus précisément, pour qu’il y ait mesure de différence, il faut qu’il y ait ce cadre commun. Or, ce qui me paraît intéressant, c’est qu’il n’y a pas, entre la Chine et l’Europe, de cadre commun. Ce n’est que dans une sorte de va-et-vient à l’horizontale que peuvent se produire les dévisagements. C’est cela qui me paraît important. Il faut réagir, à mon sens, contre cette idée, ce présupposé de différence, car est-ce si différent ? Je n’en sais rien. Par exemple, quand je lis une page du Lao Zeu, est-ce si différent ? parfois cela me semble beaucoup plus proche que certains aspects de la pensée grecque ou même de la pensée de mon voisin. Ce n’est donc pas là la question.
En revanche, un dépaysement d’emblée est à l’œuvre, quand on passe en Chine, qui me contraint à réidentifier ma pensée. Et c’est cela, à la fois, la difficulté, cette situation de porte-à-faux : l’incadrable, et l’intérêt, car on a une nouvelle prise sur la pensée, ou plutôt, sur notre impensé .
30AlP. Pourrions-nous revenir un petit peu en arrière sur la question de notre propre situation par rapport à cet ailleurs, en considérant ce qui me semble être une limite pour nous, la question de l’écriture, et de nouveau la question de l’aptitude à la synchronie et à la polysémie, l’aptitude à ne pas accepter la disjonction.
31FJ. J’ai une certaine réticence à l’égard de cette idée sur laquelle on revient beaucoup qui est qu’on trouve dans la langue chinoise des raisons fortes à ce qui se constitue ensuite comme différence de pensée.
Il est clair que le fait que la langue chinoise soit idéographique et non pas phonétique crée un écart ; mais c’est une langue, et je résiste à cette tentation, qui est celle justement de l’anthropologie, notamment japonaise : cette hypothèse d’un développement plus grand de la partie droite du cerveau, etc. ; cela peut jouer jusqu’à un certain point, mais après, c’est le fait linguistique en tant que tel qui est prépondérant. Donc je ne suis pas sûr que cette interprétation ne soit pas réductrice. Dans mon dernier travail, je mets en valeur des raisons qui ne sont réductibles ni à des faits de langue, ni à des faits d’histoire, et qui donc relèvent du plan même de la pensée.
Car la pensée chinoise a pu envisager la possibilité de la philosophie, en même temps qu’elle a développé comme une sorte de réticence à son égard, en développant ce que j’appellerais, pour reprendre un terme à la mode, l’anti-philosophie chinoise, ce que je pourrais tenter de dire en deux mots : la philosophie, c’est chercher à penser autrement, la sagesse, comme l’ont dit Deleuze et Gattari, c’est chercher à penser comme tout le monde. Ni autrement ni autre chose, mais comme tout le monde, c’est-à-dire non pas comme l’un ou l’autre, mais bien comme tout le monde, donc faire coïncider sa vision avec la diversité des perspectives et des situations, d’un bord à l’autre. C’est cela qui me paraît caractériser la sagesse.
La question des universaux
32AlP. Est-ce que vous permettez que nous revenions à notre expérience en anthropologie, avec une situation qui a permis que se développe cette petite expérience, laquelle a d’ailleurs le caractère étonnant d’être partie d’une initiative concernant l’Afrique, en Afrique, avec l’Afrique, et qui, par la réponse spontanée des Chinois, a amené ce développement en Chine. Mais cette expérience a été rendue possible par quelque chose qui s’est instauré presque naturellement, avec un modèle, qui est le modèle de l’hospitalité.
Me référant à votre analyse de l’« efficacité » dans la pensée chinoise, je dirais que dans notre recherche d’une viablilité d’une anthropologie réciproque, nous sommes partis d’une potentialité des circonstances.
Ne pourrait-on alors appliquer à l’anthropologie ce que vous soulignez dans la critique que Clausewitz applique aux théories de la guerre :
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« 1. les théoriciens occidentaux de la guerre ont visé des grandeurs certaines, alors qu’en guerre (en anthropologie), tous les calculs se font avec des grandeurs variables
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» 2. ils n’ont considéré que des grandeurs matérielles, alors qu’en guerre (en anthropologie), tout est pénétré de forces et d’effets spirituels et moraux
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» 3. ils n’ont tenu compte que de l’activité d’un seul camp alors que la guerre (l’anthropologie) repose sur l’action incessante que les deux camps exercent l’un sur l’autre. »
33Vous montrez que, pour la pensée chinoise, « l’amorce initiale de la rencontre est décisive par ce qu’elle engage de possibilités à actualiser et, à l’autre bout, le déclenchement final de l’occasion se trouve riche de tout le potentiel accumulé : entre la rencontre initiale et l’occasion finale, découlant à titre de résultat, s’intercale tout le temps du procès sur lequel on a prise et qu’on peut infléchir dans le sens souhaité. »
Notre objectif est de faire de l’aventure de la rencontre anthropologique, par l’application du principe d’hospitalité, une viabililité, et d’intégrer les accidents de la rencontre (les transformations silencieuses, les barricades mystérieuses, des malentendus et quiproquos comme facteurs de sens) en une fluidité dont ce principe d’hospitalité permet du moins la mise en œuvre rituelle. Nous avons éprouvé, nous, que la condition première presque sine qua non, d’une approche d’anthropologie de terrain où puisse se produire une situation de vis-à-vis, c’est ce modèle de l’hospitalité. Et là, je me réfère à ce que je connais bien, c’est-à-dire le modèle africain, dont je pense qu’il participe des universaux, et qui nous confronte de nouveau à cette question fondamentale des universaux. C’est donc une situation très simple, dans laquelle, entre deux hôtes qui se trouvent dans un rapport qui peut être d’une parfaite différence ou d’une parfaite indifférence, peu importe, il se crée une relation qui est une relation par le langage, mais un langage de l’ordre des universaux précisément, et qui est une reconnaissance de l’universalité de la condition humaine. Ce langage, c’est la voix de l’autre, mais une voix proprement dépersonnalisée où chacun fait à l’autre le crédit de cette appartenance à la condition humaine, sans empêcher que pendant ce temps-là, se produise tout un travail d’observation, d’analyse considérable.
34FJ. …de réidentification de l’humain.
35AlP. Les développements en Chine nous ont conduits à des situations différentes, mais où finalement, on retrouvait ce type de relation. Je me suis beaucoup interrogé en vous lisant,sur cette formulation : la position de ne pas prendre position. Qu’en est-il de la relation interpersonnelle, qu’en est-il de l’hypothèse que l’on peut faire à partir de ce modèle de l’hospitalité, d’un pacte qui est une référence de l’ordre des universaux à quelque chose qui vous dépasse ?
36FJ. Cette question du dialogue, j’ai tenté de l’aborder dans un petit livre intitulé Fonder la morale. Je viens d’en faire une nouvelle édition sous le titre Dialogue sur la morale. Avec le sentiment que là, à propos de la morale, il y a une véritable possibilité de dialogue, parce qu’on partage une expérience, comme en témoigne, par exemple, ce que nous appelons la pitié. Pourquoi ? Dans cet essai, j’essayais de voir comment réenvisager la question du fondement de la morale, qui est une question dix-huitiémiste allant de Rousseau à Kant et Schopenhauer, et jusqu’à Nietzsche. Nietzsche nous disant de façon très intéressante : « Ne cherchez plus à fonder la morale, cherchez à comparer. »
Je voudrais revenir sur plusieurs choses. Vous avez évoqué la situation qui fait que d’Afrique, votre recherche ait rebondi en Chine. Et je me dis que dans votre projet d’anthropologie réciproque, il y a quelque chose qui doit être un peu de l’ordre du quiproquo, entre les Chinois et vous. Et en même temps, j’ai bien la conviction que c’est toujours à travers des quiproquos que se développe la connaissance mutuelle des cultures. Donc, cela ne me gêne pas. J’ai le sentiment que ce que les Chinois mettent sous la notion d’anthropologie et ce que vous y mettez vous ne recouvre pas exactement les mêmes réalités.
Voyez comment le bouddhisme est entré en Chine : c’est à travers la notion de vide, or le vide bouddhique n’a rien à voir avec le vide taoïste. Le premier est le vide de l’inconsistance et du néant, le second est un vide fonctionnel jouant avec du vide et du plein. Et néanmoins, c’est ce qui a permis le passage. J’ai une étudiante qui travaille sur la traduction de Rousseau en Chine au début du siècle, et bien sûr quand les Chinois commencent à traduire Rousseau, le souverain rousseauiste, ils le lisent comme le souverain chinois. Et puis, progressivement, à travers le quiproquo, commence à se passer quelque chose qui ensuite prend sens.
Revenons un instant sur les universaux. Mon propos n’est pas de retomber dans ce qui serait le relativisme face à l’universalité. Ce qui m’intéresse, c’est de recatégoriser l’universel à nouveaux frais. Je vous en donnerai un exemple à partir duquel j’ai commencé à réfléchir à cette question.
J’avais lu un livre de James Liu : Chinese Series of Litterature, devenu un classique américain qui présente la pensée chinoise sur la littérature, ce que nous appellerions nous la théorie littéraire, en partant d’emblée de catégories communes. Où les prend-il ? Il les prend du côté européen, chez Abrams, réfléchissant sur les notions de la critique littéraire promue par le romantisme ; et il dit : « Voilà, pour penser une œuvre d’art, une œuvre littéraire, il y a quatre termes communs à toute littérature : l’auteur, le monde, l’œuvre et le public. » Comme universaux, on ne peut rêver mieux. Eh bien, à l’épreuve, ce qui m’a d’abord frappé, c’est que, dans son livre, en passant la pensée littéraire chinoise au crible de ces quatre universaux-là, et de leurs rapports entre eux, il posait une théorie littéraire qui n’était pas intéressante. Toujours la Lune par rapport au Soleil. C’était toujours un fac-similé, pas drôle, de ce qu’on avait en beaucoup mieux chez nous. Et puis, secundo, je me suis rendu compte que cela ne marchait pas. Parce que, par exemple, la notion de public, qui me paraît la plus évidente, est née chez nous d’une histoire littéraire particulière, qui est l’épopée, puis le théâtre. Ce qui ne se rencontre pas en Chine. Quand Horace parle du public, il a en tête une double référence : celle du théâtre et celle de l’orateur. Il n’y a pas, en Chine, le public du théâtre ou de la place publique, ce qui modifie la conception d’un destinataire de l’œuvre. Ce que je dis du public, je pourrais le dire de l’auteur, qui renvoie chez nous à la perspective prédominante d’un moi sujet en position de créateur.
Tandis que le poème chinois s’engendre à la rencontre du dehors et du dedans, du paysage et de l’émotion, dans un processus d’interaction continue. Parce que toute la pensée chinoise fonctionne en termes de processus : elle n’a pas à expliciter la catégorie d’auteur. Je ne veux pas dire qu’il n’y a pas d’auteur. Mais l’angle sous lequel elle l’envisage ou qu’elle privilégie, c’est bien plus le point de vue de l’interaction avec le monde que celui d’un sujet initiateur.
Voilà donc : on avait le sentiment d’avoir des universaux fonctionnels, permettant de ranger et de mettre à plat, or eux-mêmes ne marchent pas. Il faut donc suivre la pensée de l’autre dans son cheminement à elle, selon sa perspective. Je dirais : ce n’était pas l’axe du public, l’axe dramatique, ou l’axe auteur, expressif, qui était l’axe envisagé, l’axe privilégié. Et cela, il faut en tenir compte, ce qui fait que, personnellement, je suis toujours d’un côté ou de l’autre. Je n’ai pas de position de surplomb pour ranger d’en haut la différence et je n’ai pas, non plus, de panoplie qui soit déjà constituée. Mais c’est dans le va-et-vient, dans le chemin de cette transversalité que, progressivement, peut se tisser l’ouverture de la pensée.
37AlP. Je suis très frappé de ce que vous venez de dire. J’y vois cependant une difficulté, c’est que je me demande encore où se situent les universaux.
38FJ. Je dis que je suis moi, un philosophe, ou, si l’on veut, un professionnel de la raison, et je pense que l’exigence de l’universalité est légitime. Mais je l’ai mise à l’épreuve d’une autre façon. Dans ce petit livre sur la morale, je montre comment je peux faire se recouper parfaitement un texte de Mencius et un texte de Kant, par exemple sur la transcendance des valeurs, et donc je ne suis absolument pas en train de remettre en question une certaine identité humaine. C’est le contraire que je fais. Ce que je pense, c’est que pour déployer une identité humaine, il faut la réactiver de façon transversale, en prévoyant les possibilités d’écarts et donc de tensions.
Ce qui m’intéresse, c’est cette nature féconde de l’identité humaine. Autant que les universaux, je crois qu’il y a pour moi dans le principe de la pensée, la reconnaissance d’une exigence d’universalité qui va de pair avec ce que j’appelle la raison. Et ce que je pense, c’est que la Chine nous appelle à une exigence particulière et nouvelle d’une recatégorisation. Mais quand j’ai sous-titré ce livre-ci « Stratégie du sens en Chine et en Grèce », c’est bien parce que j’avais le sentiment qu’il y a une stratégie du sens ; il y a quelque chose d’intelligible pour moi. Je prétends comprendre ce que je lis en contexte chinois. Je me donne donc la possibilité de circuler, et si je peux circuler d’une pensée à l’autre c’est bien parce qu’il y a de l’intelligible de part et d’autre.
Donc la notion que je privilégierais, c’est celle d’intelligibilité. Je suis dans l’intelligible, et je suis dans la cohérence. Mais je préfère intelligibilité à vérité, pour des raisons que j’ai expliquées dans mon dernier livre. Je ne suis pas dans le registre de la vérité, parce que j’estime précisément que c’est un registre qui a monopolisé, à juste titre d’ailleurs, la pensée européenne. Il y a, en Europe, une sorte de “braquage” de la raison sur la vérité. Mais je pense qu’il y a intelligibilité. Il y a stratégie de la pensée, ou stratégie du discours. Il y a, de part et d’autre, de la cohérence. Ce que l’on appelle la raison chez nous, ce que l’on appelle le Li en Chine ; le fameux Li qui intéressait tant Malebranche. Il y a donc cohérence, et l’intérêt, c’est d’entrouvrir ces cohérences l’une à l’autre et de voir comment on passe de l’une à l’autre et comment elles se ravivent l’une l’autre, comment elles se déploient aussi l’une à travers l’autre.
39AlP. Je crois qu’on arrive à un point très important pour l’avenir, même si cet avenir est envisagé de façon un peu utopique, je ne dis pas par vous, mais par nous, par nous ensemble si vous le voulez bien ; c’est cette question d’une exigence d’universalité.
Dans l’essai de refondation de la démarche anthropologique, par la voie d’une anthropologie réciproque, la question vient vite, fondamentalement, du recours aux universaux, ou peut-être aux points de surplomb ou de transcendance (au sens étymologique du terme) de la position à partir de laquelle les différents angles de vision, et les limites qu’ils comportent peuvent être dépassés
Ne peut-on penser que ces points doivent se révéler, apparaître naturellement, par la seule mise en présence des « hommes se connaissant » (des anthropologues : définis selon le principe du proverbe peul : il ne faut pas dire je le connais, mais nous nous connaissons ), dans la juste disposition qui doit résulter d’un face à face, dans la situation d’hospitalité — considérée comme archétype de la démarche anthropologique — autorisant à un droit de parcours réciproque sur le champ constitutif de la personne de l’autre.
Qu’alors les universaux se révèlent, dans ce « crédit d’une commune appartenance à la condition humaine », que s’attribuent mutuellement et naturellement les partenaires du procès anthropologique. La tentation, la tendance naturelle, à l’intérieur de nos cultures européennes, est de se référer pour les identifier à la tradition de transcendance, transcendance religieuse, transcendance métaphysique, transcendance éthique, voire transcendance logique.
La lecture de votre Dialogue sur la morale incline à penser que cette référence qui permettrait l’arbitrage serait dans la pensée chinoise, le Ciel. Cependant, l’acception que vous en montrez est essentiellement morale, soit qu’on l’entende comme la fonction suprême de régulation qui conduit et correspond à l’accomplissement du bien commun, soit qu’elle apparaisse comme « une puissance plus religieuse et plus personnelle déterminant en dernière instance le destin humain » (p. 159).
Or, dans l’expérience qui est la nôtre de ce procès d’anthropologie réciproque, la référence universalisante semble plutôt se situer dans un ordre de catégories, non pas morales, du moins en première acception, mais plutôt esthétiques, ou même musicales et poétiques : les acteurs du procès anthropologique y ont accomplis une fonction de scansion du champ de la connaissance anthropologique, comme Wittgenstein parle de la logique quand il y voit une ponctuation du réel.
Scansion, et non pas ponctuation, qui fait apparaître les marques rythmiques d’un ordre harmonique du réel — de la condition humaine — dans la relation de connaissance réciproque, d’intelligibilité, qui s’établit entre eux.
Ceci nous conduit à recourir, à la suite des romantiques allemands, à la notion de « raison poétique » : intelligibilité par la mise au jour des harmoniques naissant de la découverte progressive de la juste disposition qui s’établit entre les acteurs du procès, et révèlant elles-mêmes les lois d’une harmonie commune aux deux parties.
N’y a-t-il pas là l’indication, la piste d’un registre propre à permettre la recatégorisation d’« un ordre de références communes, registre qui renvoie à l’universalité de l’expérience musicale : la musique est ce qui unit, le rite ce qui diversifie », musique des sphères, musique du Ciel.
Cependant, la primauté et l’antériorité de cette connotation morale du Ciel, dans ses deux fonctions de régulation de l’ordre du monde et des sociétés humaines et de « puissance plus religieuse et plus personnelle déterminant en dernière instance le destin humain » (p. 159), ne peut-elle se concevoir comme le principe — entéléchie première, autorité régulatrice du procès harmonique, ou bien, à l’inverse, découle-t-elle de ce procès lui-même ?
Puis-je vous demander de revenir à votre réponse à la question des universaux, dans laquelle, il me semble, vous prenez une position qui me frappe beaucoup, puisque vous avez parlé de votre souci de transversalité et que, de cette façon d’ailleurs, vous vous trouvez en harmonie avec la démonstration que vous faites dans votre dernier livre de ce qu’est la sagesse.
40FJ. Vous disiez tout à l’heure : « On fait crédit à l’autre de quoi ? ». Eh bien, moi, je fais crédit à l’autre d’intelligibilité. Au fond, le crédit commun, c’est qu’il y ait de l’intelligible, qu’il y ait de la cohérence. En disant cela, et si je prends ces notions-là, intelligible et cohérence, c’est pour trouver des notions qui fassent passage, ce que ne feraient pas la notion de vérité, ni celle de sens. Le sens, c’est une problématique européenne, la vérité aussi. Mais cohérence et intelligibilité seraient pour moi, vis-à-vis de la Chine, ce qui crée cette sorte de plate-forme commune sur laquelle nous pouvons nous rencontrer et à partir de laquelle nous pouvons déployer nos pensées respectives. Il y a deux sens dans cohérence : il y a cohaerere , ce qui tient ensemble, et puis, il y a le sens logique qui vient après. Et je crois que ça répond très bien à la fois à une exigence de la raison, telle qu’on l’a conçue, et en même temps à ce qui est dans le sens du Li chinois : ce qui fait que les choses tiennent ensemble et qui est leur principe interne, ce qui les relie de l’intérieur. Je pense donc que ces deux notions de cohérence et d’intelligibilité sont des notions ouvertes des deux côtés.
Vers un Discours de la Méthode ?
41AlP. Cette recherche de cohérence, et d’intelligibilité, dans votre entreprise de recatégorisation, est pour moi très éclairante d’une situation sur laquelle je voudrais un peu revenir, si vous le voulez bien. C’est cette situation de vis-à-vis, pour laquelle j’ai volontiers recours à ce modèle proposé par Leibniz, et pour le coup très européen, de l’anamorphose, où l’on cherche, par l’usage de miroirs déformants à recréer une image, la plus exacte possible, de la réalité, les défauts respectifs des miroirs se corrigeant les uns les autres. En fait, ce qui se passe dans le terrain de vis-à-vis, situation nouvelle en anthropologie, c’est qu’on travaille sur cette cohérence, justement, ou la recherche d’une cohérence, et ce champ de la connaissance qui est constitué, et c’est une observation que je voudrais vous soumettre, sans qu’on puisse dire qu’il y ait un centre, ou un milieu, précisément. Et c’est donc ce circuit de la pensée entre deux sujets se connaissant qui constitue le champ de la connaissance anthropologique. Et il me semble que ce qui révèle que le champ de la connaissance existe, c’est quelque chose de caractère harmonique, de caractère musical, qu'on pourrait peut-être identifier comme une sorte de scansion du réel, en se référant à Wittgenstein, dans une progression, par rapport à cette définition que Wittgenstein donne de la logique, comme une ponctuation du réel. Là, il s’agirait d’une sorte de scansion, ou une sorte de saisie rythmique du réel.
Cela me conduit à vous soumettre à la fois mes réactions à la démonstration que vous faites, l’application que j’y vois, et l’éclairage que j’en ai reçu pour ce type de situation, et à vous soumettre cette question qui me semble très présente dans vos deux derniers ouvrages, la question musicale. La question de cette manifestation d’une mise en résonance, rythmique et harmonique. Mais je conclurai, par rapport à ce qui reste, dans ces derniers mots, indécis ou vague, en revenant à cette question de la catégorisation, et de la recatégorisation. Parce que je me demande si ce dont vous avez fait la démonstration, soit dans l’Éloge de la fadeur, soit, en y revenant, dans Un sage est sans idée, si ce travail que vous avez fait peut conduire à une forme de méthodologie. Est-ce qu’on peut, avec cet objectif anthropologique, s’aventurer vers ce qui pourrait être, comme nous nous plaisions à le dire avec Umberto Eco, non sans une certaine emphase, mais avec le clin d’œil qui s’impose, une sorte de Discours de la Méthode de la connaissance réciproque ?
42FJ. Tout d’abord, je voudrais revenir sur une précision. Je ne parle pas de la cohérence et de l’intelligibilité de la même façon que je parle de la recatégorisation. Je pense que ce que je dis du point de vue de la cohérence ou de l’intelligibilité, c’est ce dont je fais crédit à la pensée ; la recatégorisation, c’est l’objet de mon travail, c’est autre chose ; c’est ce que je me donne exactement comme tâche pour recatégoriser, en ouvrant, justement, les catégories européennes à quelque chose qu’elles ont méconnu, qu’elles n’ont pas contrôlé, qui vient de l’extérieur, faisant jouer cette fonction hétérotopyque de la Chine par rapport à nous, de façon à leur trouver un terrain d’épreuve et éventuellement, ou même nécessairement, de reconfiguration. Ce que j’essaie de faire c’est de reconfigurer la pensée. Maintenant, la question de la méthode. Je dis cela simplement et avec toutes les précautions nécessaires, c’est justement de faire de la sinologie une méthode. Cela, c’est mon ambition.
Non pas un tiroir qu’on ouvre, un grand tiroir de plus, non pas même un grand registre d’expériences qu’on aurait méconnues. Mais pouvoir faire de ce détour par la Chine un outil méthodologique qui, pour moi, a comme profit, et comme double profit, d’une part, une sorte de dépaysement de la pensée, de décalage, de remise en bouger de la pensée, en l’ouvrant à d’autres modes d’intelligibilité, mais l’intelligible restant, évidemment, le point commun. Et puis, par effet de retour, de retrouver l’initiative sur la philosophie. De retrouver une initiative théorique, et, en même temps, une marge de manœuvre philosophique.
Toute la philosophie m’intéresse. Rien ne m’indiffère parce que, justement, remis dans cette position d’exterritorialité, tout me parle ; j’ai besoin de tout et donc je circule à travers tout. Pourquoi étudier le chinois, je réponds très simplement : parce que je ne voulais pas me laisser prendre dans l’un des secteurs, ou l’un des registres de la philosophie. Je ne voulais pas devenir un spécialiste de philosophie politique ou morale ou épistémologique, ou devenir un spécialiste de philosophie grecque ou allemande, etc. J’ai voulu pouvoir circuler librement dans la philosophie. Et c’est pour cela que j’ai privilégié cette position d’exterritorialité qui, d’un côté, me rend spécialiste d’une langue rare, comme on dit au Cnrs, mais qui, en même temps me met dans une situation où j’ai besoin de toute la philosophie, et que je puis vagabonder à travers elle, ce que j’estime être la philosophie. C’est pourquoi je le dirai très clairement : il importe pour moi de procéder méthodiquement, et d’abord au sens cartésien, c’est-à-dire au sens de : où vais-je mettre mon levier pour commencer ? S’il y a un endroit où mettre mon levier, quelque part dans le monde moderne, c’est bien là.
Annexes
Illu
La connaissance réciproque
Dessin de Zhao Tingyang
Nous avons enfin réussi à tracer la voie de la coopération internationale
Dessin de Zhao Tingyang
Pour citer cet article
François Jullien et Alain Pichon , « Connaissance de l’homme et tradition chinoise », paru dans Alliage, n°41-42 - Décembre 1999, Connaissance de l’homme et tradition chinoise, mis en ligne le 05 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3919.
Auteurs
Philosophe, professeur, directeur de la Faculté de langues asiatiques et orientales de l’université Paris-7, président du Collège transculturel.
Anthropologue, professeur à l’université Cergy-Pontoise, co-président de Transcultura, co-président de l’Université sans murs.