Alliage | n°41-42 - Décembre 1999 Dialogue euro-chinois 

Zhao Tingyang  : 

Pour un « syntexte »

Éléments de réflexion

Plan

Texte intégral

La crise écologique  de la culture

En 1995, alors que je commençais mon livre Un problème, tous les problèmes, j’envisageais une méthodologie philosophique qui, selon mon projet, pourrait ouvrir la voie à une nouvelle compréhension des problèmes de la culture et des sciences humaines. Une hypothèse fondamentale de cet ouvrage consiste en l’affirmation suivante : puisque, au moins pour la culture, il n’est rien d’autre que les faits humains, et que les faits humains portent tous une échelle de valeurs, il n’est rien dans la culture qui ne soit donc un problème. Si l’hypothèse selon laquelle « tout est problème » est juste, alors, dans une réflexion sur les problèmes culturels, nous allons nécessairement devoir faire face au mode de problématisation de « un problème, tous les problèmes ». En d’autres termes, quand nous essayons de réfléchir à un certain problème, les divers aspects qui en constituent l’arrière-fond posent tous problème, nous ne pouvons éviter de réfléchir sur tous les problèmes à la fois ; et nous ne pouvons pas non plus ne pas considérer tous ces problèmes comme un ensemble synthétique, afin de ne pas perdre le contrôle de notre pensée. Ce mode de problématisation est quelque peu paradoxal, il signifie qu’il ne peut y avoir de connaissance universelle ou nécessaire sur la culture ou sur la société, parce que si l’objet de la réflexion fait problème, le mode de réflexion aussi fait problème ; ainsi, au moins en ce qui concerne la connaissance socio-culturelle, nous ne pourrons jamais dépasser le scepticisme.

Une telle approche sur le plan théorique s’inspire, à mon sens, de deux modes de pensée bien distincts : le premier vient de la tradition sceptique allant de Socrate à Wittgenstein, le second est issu de la tradition de recherche de l’explication efficiente et vivante de Laozi. On en vient alors à adopter l’attitude suivante : puisque, du point de vue de la connaissance, nous ne pouvons aboutir à un résultat sceptique, un projet plus viable serait de procéder à une explication esthétique des problèmes culturels. Cette idée post-épistémologique insiste en particulier sur le fait que, même lorsqu’il nous est impossible d’obtenir des connaissances nécessaires et universelles sur la société et sur la vie, les différentes conceptions culturelles ne peuvent, en aucun cas, s’expliquer ou être déterminées par les pouvoirs politique, économique et militaire, et doivent obligatoirement acquérir leur positionnement de valeur et leur droit dans une explication esthétique. Cependant, cette explication, même si elle ne peut être absolue, n’est pas, comme on le ressent habituellement, entièrement relativiste mais constitue plutôt une interprétation soucieuse d’acquérir de nouveaux fondements assurés.

C’est un phénomène fort répandu aujourd’hui que d’acquiescer en silence à l’explication de la culture en termes de pouvoir. Foucault a fourni la meilleure description de la relation interactive savoir et pouvoir.1 Nous pouvons constater que dans le mouvement actuel de globalisation, l’explication de la culture en termes de pouvoir est devenue un fait patent de l’hégémonie culturelle, et, dans une large mesure, une stratégie culturelle des États-Unis. Par exemple, Joseph S. Nye a exigé que les É-U renforcent cette stratégie,2 affirmant que le soft power (culture et idéologie) est devenu, aujourd’hui, une force d’importance capitale, bien que les É-U ne s’en sortent pas mal : « Les Européens et les Asiatiques veulent voir les films et les programmes de télévision américains » en raison « de l’appel culturel et idéologique des États-Unis » ; l’effort reste toutefois très insuffisant, parce que si l’Amérique est plus grande que tous les autres acteurs réunis, elle ne possède pas une supériorité dominante dans tous les domaines-clés. En dehors de la considération des intérêts politiques et culturels des différents pays, et d’un point de vue purement théorique, cette vision de Nye est inadmissible ; elle représente la faiblesse du sens esthétique ou de la vertu culturelle de nombreux contemporains. Quelle que soit la culture à laquelle nous appartenons, forte ou faible soit-elle, accepterons-nous que cette culture perde sa force vivante en sombrant dans la monotonie ? Le projet d’unification des cultures est pure myopie ignare pour l’écologie de la culture.

En effet, de nos jours, la culture manifeste déjà une dangereuse tendance à devenir monotone et insignifiante il semble que le type même de la culture à la mode veuille établir un ensemble de conceptions et de modes de vie reposant sur la facilité et le plaisir, comme les séries télévisées. On ne peut le décrire que par un terme chinois : shale (joie stupide). De la culture de masse à la recherche académique, partout on tend à simplifier ou à modéliser les sentiments et la vie, et l’on perd ainsi la sensibilité et l’originalité des expériences — ce qui pose un autre problème : la modélisation, la normalisation et l’institutionalisation sont-elles nécessairement mauvaises ? Par exemple, la culture de masse à l’américaine n’est-elle pas la plus attirante ? Cette question peut paraître un peu stupide, mais elle a tout de même de l’importance, car en matière de culture, ce qu’on appelle “sens” n’est pas autre chose qu’une attirance. Nous croyons difficile de trouver une explication plus puissante. Toutefois, je montrerais volontiers que l’erreur fondamentale de la modélisation, c’est que, à la longue, elle rendra peu à peu notre cœur insensible, et finira par épuiser notre passion pour la vie, et nous changer en esprits morts.3 Modéliser les problèmes de la vie et les expériences affectives revient, en fait, à établir un système bureaucratique en notre for intérieur, et nous fera perdre le sens esthétique de notre cœur ou la vertu de notre culture, voire nous conduira à détester l’humanité elle-même.

Dans les questions culturelles, je prends pour terme-clé la vertu de la culture ou la vertu esthétique de la culture, à l’instar du terme vérité, par rapport à la connaissance (en un certain sens, la vérité peut être considérée comme la vertu de la connaissance). La vérité, en tant que valeur attendue de la connaissance, devrait devenir la seule explication valable, et faire paraître incorrecte  toute autre explication : plus une explication montre d’unicité  dans la sphère de la connaissance, plus elle prend de valeur. Cette conception de la vérité est en quelque sorte occidentale ; vue de Chine au moins, la vérité ne semble pas formuler une telle exigence, elle demande surtout à être efficace, c’est-à-dire être le meilleur choix qui, dans une situation concrète, peut réaliser le but et économiser l’effort. Bien évidemment, cette conception de la vérité ne réclame pas une nécessité universelle, et nourrit encore moins le désir d’être vraie dans tous les mondes possibles. Si l’on reste sur le plan théorique, on doit sans doute dire que la conception chinoise de la vérité n’est pas une conception authentique, mais plutôt une sorte de conception pratique. Cependant, pour la culture, la situation est très différente, chaque culture poursuit sa vertu esthétique, et n’affectionne pas nécessairement l’unicité. Ce qu’on appelle vertu esthétique de la culture, — sa capacité à fournir des modes d’imagination et d’affectivité irréductibles, — comporte au moins deux exigences : 1) être capable de produire des expériences ou des fictions énigmatiques ou irréductibles voire mystérieuses ; 2) être capable de produire des actes qui constituent en eux-mêmes des objectifs (autotelic acts).4 La richesse et la diversité que présentent les différentes vertus culturelles forment la condition commune d’une écologie culturelle pour toutes les cultures. Chaque culture a les autres cultures pour contexte interactif. Une fois dépassée, les angoisses des intérêts politique et économique, une culture autre ou exotique devient visiblement une inspiration ou une force d’attraction, capable de revivifier notre propre culture. Du dialogue aux interactions dialectiques des cultures, il s’agit, en premier lieu, d’un acte non scientifique, mais esthétique, par lequel les expériences d’autrui deviennent sources d’inspiration en tant qu’expériences nouvelles ; en même temps, la réflexion sur notre propre culture, à l’incitation des nouvelles expériences, lui rend une expérience et une inspiration toutes fraîches. Telles sont les conditions du mouvement circulaire et créatif de la culture. L’histoire des cultures semble avoir prouvé que les développements créatifs de la culture sont en relation avec l’incitation et l’inspiration de cultures et d’expériences différentes ; par exemple, le développement de la civilisation grecque et l’inspiration venant de l’Égypte et de Babylone, la redécouverte de la Grèce pour la Renaissance, les multiples expériences et leur interaction à l’époque des royaumes combattants en Chine, l’entrée du bouddhisme en Chine ainsi que la déformation culturelle due à l’arrivée de la culture occidentale dans le monde chinois, etc.

Cependant, le mouvement de globalisation d’aujourd’hui n’est pas une interaction créative des cultures, mais un mouvement unilatéral de substitution de la culture aux autres versions de la version américaine, de la culture de mode aux diverses cultures. La théorie de la défamiliarisation de Marcus et de Fischer a déjà très bien expliqué l’importance de l’interaction et de la réflexivité des cultures.5 Le concept de trans-cultures de Alain le Pichon réclame aussi un échange intense et ouvert de l’expérience culturelle. Pour aller plus loin, on peut dire que l’importance du dialogue inter-culturel ne réside pas seulement dans cette inspiration réciproque, mais doit être comprise comme une épreuve mutuelle de valeurs : si une expérience culturelle révèle sa valeur spécifique, c’est qu’elle a obtenu sa position de valeur dans l’échange et la comparaison avec des cultures autres. S’il n’existait qu’une seule langue, un seul corps de symboles ou un seul système conceptuel, son sens esthétique s’épuiserait et deviendrait finalement une routine. Peut-être pourrait-on affirmer la règle suivante : si la connaissance est unique, elle doit être plus vraie ; si la culture est multiple, chaque culture a plus de valeur.

La globalisation a apporté un changement considérable : le problème culturel est devenu une question centrale — la globalisation de l’économie, de la technique, du commerce et des télécommunications ne rencontre pas de difficulté, mais la culture reste un problème ultime, et prendre celui-ci pour un conflit culturel ou politique est une vision très pragmatique mais dépourvue d’imagination. Comme j’ai tenté de l’élucider au début, résoudre le conflit par une hégémonie culturelle, et fabriquer ensuite un modèle unique de la culture, nuira au développement créatif de n’importe quelle culture, voire mènera à l’extermination écologique de la culture (écocide). Il y a lieu de considérer la survie de la culture comme un problème écologique de la Terre entière, semblable aux problèmes écologiques de l’environnement naturel. La structure de la culture ressemble davantage à celle de la biologie qu’à celle de la physique ou de la logique : ce n’est, en effet, qu’en tenant la culture pour un corps vivant que nous pouvons comprendre ce qu’il y a d’irréductible (the-cannot-be-reduced) qui nous touche et qui ne se laisse pas dire (the-cannot-be-said).6 Tuer une culture, c’est tuer une vie (culture-cide is homicide). Surtout, la culture est un écosystème, elle est, tout comme l’environnement naturel, un environnement écologique, dont la vie humaine a besoin — sans un bon environnement écologique naturel, l’humanité ne pourra survivre ; et sans un bon environnement écologique culturel, la vie n’aura pas de sens. La richesse de la culture, c’est l’exigence écologique de la culture, c’est la condition nécessaire à la préservation de sa créativité, et à la possibilité de doter l’humanité de modes d’affectivité diversifiés.

Comprendre la relation inter-culturelle comme une guerre culturelle ou politique, cela ressemble à un complexe, c’est le signe d’une psychologie culturelle immature, qui empêche de la comprendre en profondeur. En réalité, il suffit d’une vision immédiate et d’un raisonnement des plus honnêtes pour se rendre compte que l’attente fondamentale de l’humanité envers la vie est une attente esthétique, parce qu’une bonne vie a besoin d’émotions, surtout d’émotions imprévisibles ; on peut même dire que être, c’est être ému (to be is to be moved). Une philosophie authentique de la culture doit absolument traiter le sens de la vie de manière sincère, la métaphysique de la culture doit obligatoirement être conforme au sens de la vie. Comme la culture d’aujourd’hui perd de plus en plus le contact immédiat avec la vie, et que, surtout, elle est en passe de se transformer en une institution commerciale, technique et bureaucratique, fort éloignée du sens de la vie, la culture est en train de devenir sans culture. C’est la raison pour laquelle la culture a besoin d’être re-cultivée. En d’autres termes, il faut, 1) établir une compréhension esthétique, et comprendre les comportements humains comme acts qua arts, ou bien prendre conscience que les actes sont des arts, ainsi pourra-t-on comprendre, à nouveau, la richesse de la culture et ses particulatités irréductibles ; 2) établir une relation éthique entre les cultures, prenant pour principe fondamental la théorie de Lévinas de l’Autre comme Toi,7 en un certain sens, cela sera une réécriture du concept de droits de l’homme, mettant en première place le droit et la valeur de l’esprit Autre.8 Le concept actuel des droits de l’homme met l’accent sur la propriété privée, la liberté personnelle et les droits politiques, tout cela est, bien sûr, très important, mais si la valeur spirituelle et culturelle de la pensée d’autrui n’est pas d’emblée reconnue de manière égale, alors, la vie manque toujours de sens fondamental.

Le syntexte

Le concept de « syntexte » est conçu pour construire une méthodologie de la critique méta-culturelle. Grâce à ce concept, notre mode de compréhension fondé sur le système logique des idées, pourra se réorienter vers un mode de compréhension esthétique, fondé sur le système écologique des idées. Comme nous l’avons dit, c’est le mode de compréhension esthétique qui favorise la découverte des bien-fondés et de la vertu de chaque culture. S’il est évident que l’on accepte une connaissance sur la nature parce qu’elle est considérée comme vraie, il est tout aussi patent qu’une connaissance sur la société n’est pas acceptée parce qu’elle paraît être vraie (presque aucune connaissance sociale ne relève d’une réelle vérité), mais fondamentalement parce que l’idée possède une vertu esthétique de culture. Autrement dit, si nous acceptons une idée culturelle, c’est finalement parce que nous en sommes émus. Le concept de vérité ne signifie pas grand-chose pour les affaires de la culture ; en culture, finalement ce que l’homme cherche, c’est la beauté, ou bien d’autres valeurs esthétiques.

Notre habitude d’utiliser un système logique d’idées nous mène, dans nos analyses, à réduire — ou plutôt à disséquer — les conceptions culturelles, surtout celles d’autrui, en une suite de propositions disloquées et éparpillées, c’est-à-dire à découper une histoire complète en bribes de scènes démunies de sens complet, puis à les reconstituer en une structure de sens présumée être logique. La philosophie analytique se plaît à exagérer le sens de l’analyse logique. En réalité, une approche parfaitement juste peut fournir une compréhension entièrement erronée, et cela, surtout pour la culture. D’un autre côté, la déconstruction de Derrida est une autre sorte d’exagération, de type littéraire. Si la philosophie analytique, c’est la destruction du fil authentique de la pensée pour les histoires de la vie, le travail de Derrida sera une écriture trop aléatoire pour ces mêmes histoires.

L’explication logique est une exigence académique de formalisation très répandue en sciences sociales. Si elle est effectivement très utile pour la construction d’une théorie, il nous faut, tout d’abord, saisir puis retenir les choses telles quelles par un mode de compréhension esthétique ou écologique, et ensuite, les exprimer de façon logique ; dans le cas contraire, une chose se réduira logiquement à rien. Nous pouvons facilement imaginer un exemple très simple, tel qu’on en retrouve de toutes parts. Le terme gemen’r (comme frère) à Pékin, par exemple, a besoin d’une compréhension locale très particulière, et peut difficilement être compris de manière logique : il ne désigne ni les “amis’’, car le sens de l’amitié a l’air d’être chargé d’une responsabilité trop sérieuse, et ne signifie pas non plus “proche comme des frère’’, car la proximité est alors trop grande, ni même “allié’’, certainement trop intéressé ; ce terme est évidemment en accord avec le style de vie pékinois, amical et quelque peu désinvolte, mais même une telle explication manque encore de subtilité. Je ne m’élève pas ici contre la logique, mais j’en réclame un usage correct.

Sans aucun doute, le cœur ou la culture de l’autre relèvent toujours de l’étranger, et par la vigilance à l’égard de ce qui nous est étranger et inconnu, nous sommes tentés de réduire la totalité de la culture et de la pensée étrangère en éléments, éliminant ainsi la force globale de l’autre culture, afin de surmonter ce malaise devant l’inconnu. Ainsi, obtiendrons-nous des conclusions du style « ceci ou cela, ce n’est que... », etc. Cette attitude épistémologiste envers autrui est extrêmement rationnelle, mais cette rationalité est justement nuisible pour la réflexion rationnelle, parce que le cœur d’autrui est une source de créativité essentielle, et nous l’aurons perdu dans ce style d’analyses. Cependant, mon objectif n’est pas de formuler une critique de l’hégémonie culturelle occidentale à la Said.9 Tout comme certains pays occidentaux dans leur attitude envers la culture orientale, de nombreuses critiques de l’hégémonie culturelle de l’Occident véhiculent trop de sentiments politiques, et tout sentiment politique court le risque d’être trop étroit. Les conflits prétendus culturels sont malheureusement un fait, et en outre, un problème sur lequel on doit réfléchir ; mais dans aucune situation, une méthode théorique de caractère politique ne peut valoir sur la longue durée, encore moins constituer une méthode de qualité pour la théorie pure. Nous sommes obligés de prendre en compte la nature politique des conflits culturels, mais nous ne pouvons tout de même pas espérer des conflits éternels, sauf à faire preuve d’une méchanceté ou d’un esprit mauvais ou borné. De nos jours, la critique culturelle est très en vogue, elle a un certain sens dans le contexte politique actuel, mais son attitude théorique et son étroitesse fondamentale posent problème pour le long terme.

Dès lors, j’espère proposer ici une méthode, munie des qualités de la théorie pure, pour comprendre la culture. Elle constituera, en fait, un mode de compréhension esthétique, désintéressée, aussi tolérante que possible, de n’importe quelle culture, et satisfera en outre le critère moral formulé par Lévinas selon lequel on considère Autrui avec déférence comme Toi, la valeur absolue. Que la compréhension esthétique et la compréhension morale se rejoignent, n’a rien pour étonner, Wittgenstein l’avait déjà signalé.10 Avec un regard esthétique — ou artistique11 — prêt à découvrir et à accepter les voies de pensée créative de différents systèmes d’idées ou de cultures, on pourra dépasser de nombreux obstacles ou limites de la réflexion, et surtout se rendre capables de surmonter la peur et le refus des cultures autres, causés par le sentiment d’inconnu. Parce que le regard esthétique accepte de découvrir le beau, il se libère de l’intérêt, et se montre le plus tolérant, voire plus tolérant encore que certaines positions prétendument éthiques, car la réflexion de l’éthique porte toujours quelques considérations d’intérêt ; en outre, la découverte du beau en autrui est une refonte créative de soi, et l’on peut dire que c’est le mode de réflexion qui présente le moins de défauts d’ordre moral. En un certain sens, la compréhension esthétique est la seule vraie compréhension éthique ; c’est pourquoi, l’esthétique et l’éthique doivent être au fond la même chose.

Deux principes méritent d’être pris en compte :
1) être vrai pour l’esprit. Souvent, nous étendons indûment l’épistémologie aux problèmes de la culture ou des valeurs, en tentant, par exemple, de trouver la vérité sur l’esprit, mais sans nous rendre compte que la vérité de l’esprit n’est pas vraie pour l’esprit. Le mode de compréhension esthétique est le plus ouvert, le plus tolérant et le plus sensible, il permet donc aussi la compréhension la plus sincère de l’esprit.
2) être juste pour l’esprit. L’homme avoue une tendance narcissique à l’égard de son esprit. Mais si l’on est injuste vis-à-vis de l’esprit d’autrui, aucun esprit, y compris le sien, ne sera jamais compris de manière juste, et nous pouvons voir ici à quel point est correct le principe lévinassien du Je-Toi ; le principe de Lévinas pourrait être considéré comme une nouvelle règle d’or. Pour suivre ce principe, la règle devrait être interprétée, sous le principe de l’Altérité au lieu de celui de la Subjectivité, comme : « Ne faites jamais aux autres la moindre des choses que les autres n’aimeraient que vous leur fassiez », plutôt que « Faites aux autres la moindre des choses que vous aimeriez qu’ils vous fassent », dans Saint Matthieu.

Le syntexte est un projet de pratique de ces principes précédents. Ma conception du syntexte s’inspire des idées de nombreux penseurs, et a profité des expériences de Geertz (thick description),12 de Marcus et de Fischer (anthropologie conçue comme critique culturelle), de le Pichon (trans-cultures), de Wang Mingming (anthropologie historique),13 et surtout des méthodologies philosophiques de Socrate, Freud et Wittgenstein. Pour construire un syntexte, à mon avis, il faut prendre en compte les considérations suivantes :
1. Une culture en elle-même est, et doit être, une histoire complète. Entre les différentes conceptions d’une même culture, il y a une corrélation et un mode de communication intrinsèques ; toute compréhension dissectionniste désagrège cette histoire complète, en produisant des idées fausses, voire ridicules. Par exemple, la culture traditionnelle de la Chine est souvent assimilée à un système culturel confucianiste, comme si les Chinois s’appuyaient essentiellement sur les quelques concepts confucéens monochromes, vides et ridicules, pour déterminer leurs comportements et leur système social. Cette sorte d’histoire disloquée, dépourvue d’une compréhension pluridisciplinaire, est irréelle au plus haut point.14 Nous devons surtout voir que la conception que se fait une culture des valeurs comporte une axiologie qui ne peut s’appréhender par l’analyse en éléments décomposables. Si l’on omet de garder présent à l’esprit cet aspect concret des choses, des erreurs de compréhension ne manqueront pas de se produire. Un manifeste intitulé « Global Ethic »15 a tenté de montrer que des normes éthiques comme l’interdiction de voler, de mentir, de tuer, etc., représentent des normes fondamentales dans la mesure où on les retrouve dans toutes les cultures. Elle doivent donc valoir pour toute la terre. Ces normes sont évidement bonnes, mais un problème scientifique se pose, par exemple, dans la culture traditionnelle de la Chine, où ces normes ne sont pas nécessairement les plus fondamentales sur l’échelle des valeurs dans l’ordre moral. Si l’on ne prenait en compte la différence dans l’ordre des valeurs, et que l’on s’en tenait à observer de manière isolée telle ou telle conception, on en viendrait à une compréhension visiblement malhonnête et pauvre en sentiments esthétiques. Bien que l’on ait le droit de lire une culture en faisant des erreurs, on ne peut procéder à une lecture incomplète de ses expériences esthétiques. Quand on pense à deux choses x et y qui ont entre elles une relation R (xRy), on ne peut considérer x (ou y) comme aprioriquement défini en lui-même, mais toujours comme défini par ce R particulier ; autrement dit, c’est la relation R qui a la priorité.
2. Le syntexte est nécessairement une histoire vivante (live story). Nous avons déjà souligné que les relations entre les choses ou les idées ont la priorité, et il nous faut encore prendre conscience du fait que ces relations sont des relations vivantes. Les relations universelles et nécessaires en logique sont des relations mortes, parce qu’elles ne sont que des relations au sein d’expressions logiques, et non des relations réelles entre des faits ou des idées : les relations logiques , , etc., sont extrêmement abstraites et ne peuvent exprimer les différentes relations de la vie réelle, comme les relations sympathique, parallèle, interactive, circulaire, hérarchique, prioritaire, assortie, proche, imaginée, hostile, complexée, amicale. Une relation vivante semble souvent manquer de raison, mais en réalité, elle acquiert une raison dans le flux de la pensée, c’est-à-dire que les raisons en matière de culture doivent souvent attendre une prochaine étape avant d’apparaître ; nous fabriquons des relations fluides par des actes créatifs et devons attendre que les raisons se forment d’elles-mêmes dans cette fluidité — ainsi, les raisons de la culture, bien qu’on puisse toujours les concevoir, restent imprévisibles, ce qui les rapproche fortement de la création artistique. Le syntexte est, d’un côté, une explication globale de la culture, et, de l’autre, une partie constitutive de celle-ci. Cette situation d’auto-référence justifie la nécessité pour le syntexte d’avoir un esprit d’avant-garde, et lui-même se doit d’être une histoire d’avant-garde.
Insister sur cette idée d’histoire vivante d’avant-garde, c’est exiger que le syntexte soit ouvert à toutes les disciplines des sciences humaines, ainsi qu’à tous les modes de pensée. Il permet et exige aussi l’union artistique de différentes disciplines avec divers modes de pensée, et se focalise en particulier sur les problèmes possibles à venir. Ceci implique le changement de certaines habitudes de pensée : qu’il s’agisse de philosophie, d’histoire, de sociologie ou d’anthropologie, le travail central consiste non pas à fournir une description conclusive ou résumée des faits, mais à obliger les faits à s’unir avec les nouveaux problèmes que nous aurons créés. Cela s’apparente quelque peu au travail des artistes qui imposent des problèmes imaginaires à la vie effective. Une pensée profonde poursuit plus volontiers sa réflexion au moyen de « si » qu’au moyen de « c’est ». Dans le domaine de la culture, ce que nous désirons serait-il seulement une description logique ? Non, nous voulons surtout des histoires. Puisque les relations entre les faits sont de nature verbale et non pas nominale, il faut donc une pensée ayant pour noyau les verbes, c’est-à-dire de la pensée verbale,16 et non pas de la pensée nominale, comme il est de coutume dans la recherche théorique. Autrement dit, il faut davantage tenir compte du fait « qu’un acte signifie... » plutôt « qu’une chose est... » (cette distinction pourrait être considérée comme celle entre la pensée artistique et la pensée logique ; sur ce point, je me suis évidemment inspiré du mode de travail en vigueur chez les artistes).
3. Le syntexte tentera de sonder les sub-idées et les sub-problèmes d’une culture, d’un esprit ou d’un système d’idées La notion de sub-idées est évidemment inspirée par le concept freudien de sub-conscient, seulement, les sub-idées sont rationnelles, tandis que le sub-conscient est irrationnel. La raison d’un tel choix est qu’en dehors même de l’inconscient découvert par Freud, qui influence en secret nos attitudes et nos choix, il y a encore, en réalité, de nombreuses conceptions conscientes ou cachées qui déterminent les choix effectifs du plus grand nombre, c’est-à-dire, certaines conceptions de valeurs ou certains modes de jugement emphatiques et grandiloquents, et qui représentent, dans une large mesure, des excuses ou des prétextes superficiels (la diplomatie en est une manifestation typique, le « politiquement correct » à l’américaine en est une autre). Bien évidemment, ces conceptions ou prétextes superficiels exercent une influence effective considérable, mais loin d’être suffisante ; de plus, ils ne peuvent s’expliquer, en définitive, que par des sub-idées : les sub-idées sont les cartes en main de la pensée, et les sub-problèmes sont dès lors les difficultés de ces cartes. Les idées superficielles ou les argumentations exposées sans hésitation constituent toujours une histoire incomplète et falsifiée, une version défectueuse, une confession narcissique, qui se détourne de l’essentiel, qui occulte la dimension privée des problèmes, et cache ses maladresses. C’est la raison pour laquelle nous n’accordons guère de crédit aux justifications avancées par les autres, lorqu’elles dépendent de leur point de vue, et que, inversement, les autres n’acceptent pas nos critiques , quand elles sont fonction de notre propre position. Auss,i est-il besoin de montrer autant que faire se peut, les sub-idées et les sub-problèmes, afin de déterminer jusqu’où un système d’idées peut assurer sa propre défense, et de combien de cartes en main il dispose — nous découvrons alors que les véritables cartes que tient la pensée sont en grand nombre et entassées pêle-mêle. Tout (toutes sortes d’idées égoïstes et désordonnées inavouables, toutes sortes d’illusions absurdes et d’imaginations étranges, tous les idéaux absolus et extrêmes, toutes les erreurs favorites ainsi que les relations sociales, les préjugés de classe, etc.) peut devenir la raison d’être d’une idée ou d’un choix d’action ; les raisons qui déterminent les choix des hommes dans leur vie quotidienne sont souvent faibles, voire peu défendables. Puisque ces justifications que maquillent les hommes ne sont pas vraies pour leur esprit, il est nécessaire de réintégrer l’histoire réelle et complète de l’esprit en montrant les sub-idées et les sub-problèmes, selon le principe « être vrai pour l’esprit ». Comme nos théories emphatiques sont toujours soutenues par de nombreuses idées absurdes et des problèmes jamais élucidés, je suis tenté de dire : absurde pour être compris (absurdum ut intelligas).17

Visiblement, l’idée de réintégration est conçue pour réparer les pertes de pensée dues à la méthode générale de réduction des sciences et de la logique, car la précision recherchée par la tentative de réduction logique en philosophie analytique et la pureté poursuivie par la réduction transcendantale de Husserl laissent tomber un grand nombre d’aspects qu’il faut impérativement prendre en compte. En un certain sens, Freud, Wittgenstein, Braudel et bon nombre d’anthropologues se sont rendu compte de ce problème, à partir de différents points de vue. Je voudrais souligner le fait qu’« être vrai pour l’esprit » implique la prise de conscience de l’égale importance des différentes fonctions de l’esprit, et de l’égale importance de différents domaines de la culture. D’habitude, nous sommes portés à croire qu’une certaine fonction ou un certain facteur est plus important, nous lui prêtons plus d’attention en négligeant le reste ; ainsi, quand on pense à l’esprit, on considère souvent la fonction rationnelle comme la plus importante, et ses autres aspects comme secondaires. Certes, depuis Freud, on connaît l’importance de l’inconscient, mais on continue sans doute à négliger bien d’autres aspects, par exemple, les sensations du corps, sentiments, rêveries, fantasmes ou imaginations, etc. Ces différentes pensées « absurdes » réclament toutes leur droit respectif, parce que notre esprit est rempli de désir dans tous ses aspects, et chaque aspect revendique sa propre histoire passionnante. C’est seulement en en permettant l’expression que l’on pourra découvrir le sens complet de la vie.

De nombreuses possibilités d’opération existent pour montrer les sub-idées et les sub-problèmes. D’un point de vue philosophique, il est peut-être particulièrement important de retourner au langage naturel et quoditien pour y redécouvrir des problèmes.18 Nous savons qu’il ne peut y avoir de langage plus fondamental que la langue naturelle et quotidienne, aussi les problèmes de la culture et de la pensée ne trouveront-ils finalement d’expressions subtiles que dans ce langage commun. Qu’il s’agisse de grands maîtres anciens de l’Occident et de l’Orient ou de certains penseurs modernes, ils ont tous promu la sagesse la plus vivante par le biais du langage courant. L’interrogation dialectique de Socrate et l’analyse wittgensteinienne19 sont exemplaires à cet égard. Toutefois, de mon point de vue, découvrir les sub-idées et les sub-problèmes et réécrire l’analyse de l’esprit ou de la culture en une histoire complète, ont pour objectif essentiel d’établir un syntexte en tant que compréhension esthétique, et non pas d’obtenir des propositions en tant que connaissance. Je crois qu’il s’agit d’un effort plus louable. Bien que Socrate et Wittgenstein semblent avoir senti les difficultés profondes de l’épistémologie, ils n’ont toutefois pu délaisser cette recherche épistémologique (le mode de pensée typique de l’Occident). Wittgenstein a formulé cette question paradoxale qu’avait rencontrée Socrate dans le Ménon : « Comment puis-je savoir que j’ai trouvé ce que je cherchais ? »20 À mon sens, c’est la difficulté finale de l’épistémologie, et c’est aussi le point de départ, en ce qui me concerne, d’une compréhension post-épistémologique.

Notes de bas de page numériques

1 . Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, 1976, Gallimard ; Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1993.

2 . Joseph S. Nye, Boston Globe, 6 août 1999 et New York Times, 3 janvier 2000.

3 . Wangshuo, écrivain chinois, a une expression à propos de la culture de masse et de la culture créative : « La culture de masse ne fait rien d’autre que de tout prendre de votre esprit, tandis que la culture créative lui apporte toujours quelque chose. »

4 . Cf. mon livre Sur les vies possbiles, SDX Joint, Beijing, 1995.

5 . George E. Marcus et Michael M. J. Fischer, Anthropology as Cultural Critique, Univ. of Chicago Press, 1986

6 . Au sens wittgensteinien du terme, cf. Tractactus Logico-Philosophicus, 1958, London. dans 4.1212 : « What can be shown cannot be said. » Et dans 6.522 : « There is indeed the inexpressible, this shows itself ; it is the mystical ».

7 . Emmanuel Lévinas, Totalité et infini, LGF, Biblio-essais, 1990.

8 . Parallèlement, nous devons considérer aussi l’idée de Rorty sur le problème « qui sommes-nous », cf. R. Rorty : « Who are we ? » dans Diogenes no 173, 1996.

9 . Edward W. Said, L’orientalisme : l’Orient créé par l’Occident, Seuil, Paris, 1996.

10 . Ludwig Wittgenstein, Tractatus Logico-Philosophicus, 6.421, Gallimard, Paris, 1993.

11 . Cf. mon livre, Un problème, tous les problèmes, Jianxi Education Press, Chine, 1998.

12 . The Interpretation of Cultures, New York, 1973.

13 . Wang Mingming, The Past Prosperity of a Port, 1999, Zhijian People Press.

14 . Qin Hui dans Shuping Zhoukan, Hebdo de la critique des livres, n° 55 (2000) a proposé une meilleure explication de la tradition chinoise. Par ailleurs, Le détour et l’accès, de François Jullien, a fourni de brillantes analyses sur le mode de pensée chinois.

15 . A Global Ethic: the Declaration of the Parliament of the World’s Religions, The Continum Pub, 1993.

16 . Cf. mon livre Un problème, tous les problèmes, dans lequel j’ai tenté de penser que « être, c’est faire plutôt qu’être une chose ».

17 . Cf. l’expression de Tertullien : « Credo quia absurdum est », et celle de saint Augustin : « Credo ut intelligas. »

18 . Les philosophes d’Oxford du langage quotidien comme Ryle, Austin, ont fourni des efforts considérables, mais de mon point de vue, ils semblent loin de la profondeur de la voie frayée par Wittgenstein.

19 . L’argument wittgensteinien du langage anti-privé est l’une des meilleures analyses que l’on puisse donner, cf. Investigations philosophiques in Le cahier bleu et le cahier brun, Gallimard, Paris, 1996. Voir aussi son argument éthique, cf. « Conférence sur l’éthique », in Philosophical Review, 74/1965.

20 . Wittgenstein, Remarques philosophiques, Gallimard, Paris, 1984. Cf. Platon, Ménon, 80D.

Pour citer cet article

Zhao Tingyang, « Pour un « syntexte » », paru dans Alliage, n°41-42 - Décembre 1999, Pour un « syntexte », mis en ligne le 05 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3917.

Auteurs

Zhao Tingyang

Philosophe, professeur à l’Institut de philosophie, Académie des sciences sociales de Chine, Pékin