Alliage | n°41-42 - Décembre 1999 Dialogue euro-chinois 

Yue Daiyun  : 

Pour un dialogue transculturel

p. 11-13

Plan

Texte intégral

La licorne et le dragon

1La licorne, animal mythique de l’Occident, ressemble à un cheval ou à une chèvre portant, du front, une superbe corne. Apparue pour la première fois en Mésopotamie, cette représentation est depuis devenue symbole de bonheur et de joie à l’Ouest. Le dragon, lui, est étroitement associé à la culture chinoise. Son image symbolise la puissance du grand Empire qui occupait le “centre du monde”. La rencontre de ces deux animaux est emblématique des contacts transculturels organisés depuis quelques années à l’initiative commune de l’Institut de Littérature comparée de l’université de Pékin et de l’Institut Transcultura en Europe.

2L’une des questions-clés est celle des malentendus entre culture chinoise et culture occidentale dans leur quête d’universalité.

3Nous entendons par malentendus, les phénomènes survenant dès que deux personnes de cultures différentes entrent en contact. Chacune éprouve une réelle difficulté à se libérer de sa propre tradition culturelle et de ses modes de pensée, et ne peut voir l’autre que dans les termes de ses références familières. Une fable chinoise met en scène une grenouille qui tente de décrire à un poisson de ses amis, comment il en va sur la terre ferme. Le poisson interprète alors les oiseaux comme des poissons volants, et les charrettes comme des poissons géants avec quatre nageoires ventrales circulaires ; il ne comprend le monde que dans ses propres termes. Quand un être humain tente de comprendre une autre culture, il commence par opérer des sélections et des classements, puis les interpréter, selon sa forme de pensée usuelle. Ainsi, surgissent nécessairement les malentendus.

4Les attitudes à l’égard de ces contresens varient selon l’époque et le contexte. La première attitude consiste à voir en tous ceux qui appartiennent à une culture différente des païens, des êtres non-civilisés ou primitifs, à les appeler barbares, à les réduire à l’animalité. La seconde attitude est d’admettre l’existence des valeurs d’une culture différente, mais de ne la voir que comme un trésor exceptionnel, ou un précieux vestige historique. La troisième attitude est plus tolérante : à partir du relativisme culturel, elle reconnaît que toutes les cultures, aussi diverses puissent-elles être, ont toutes leurs éléments de rationalité et leurs valeurs existentielles. Mais nous devons aller plus loin et nous demander : y a-t-il quoi que ce soit d’universel ou de commun entre de lointaines cultures ? Existe-t-il un critère commun pour distinguer le bien du mal ? Au cours du vingt et unième siècle, les différences entre les cultures tendront-elles à s’atténuer ou à s’amplifier ? Apparaîtra-t-il des régularités, des éléments rationnels unificateurs dans l’hétéroglossie des cultures plurielles ? Est-il concevable que les hommes finissent par transcender leurs centralismes nationaux, leurs cultures et civilisations propres, pour atteindre une perfection plus élevée et former une “nouvelle humanité” ? Le développement d’une “société de l’information globale”, les nouveaux besoins culturels et idéologiques résultant des rapides changements sociaux dans les pays d’Extrême-Orient, rendent ces questions aiguës et urgentes.

Pour un nouveau médium

5Le projet de Dialogue transculturel touche aujoud’hui un lectorat considérable. Depuis plus d’une décennie, des chercheurs et penseurs chinois et européens ont eu l’occasion de se retrouver dans plusieurs rencontres. Ils partagent le refus d’une “assimilation mutuelle”, d’une “intégration fusionnelle en un tout organique” sous couvert d’une idéologie de la globalisation qu’ils regardent plutôt comme une variante particulière d’égotisme. Ce n’est qu’en acceptant et en protégeant les différences culturelles, que chaque système culturel peut adopter les éléments forts des autres, afin de mieux se découvrir lui-même et de se développer au travers de cette référence mutuelle. Dans notre esprit, le système culturel occidental est à l’heure actuelle en quête d’une telle référence, d’une altérité qui lui permette de se réexaminer dans la perspective d’un décentrement et d’une extraversion, dépassant ainsi ses limitations internes et visant à un nouveau développement. Par ailleurs, débarrassé des scories de la colonisation, le Tiers monde a besoin de revivifier ses cultures traditionnelles tout autant que de les transformer dans un dialogue à égalité avec l’Occident. Le dialogue entre l’Est et l’Ouest est donc une exigence historique essentielle pour le développement des cultures modernes.

6Le dialogue direct est le moyen de contact le plus rapide et le plus adéquat entre les deux cultures, à condition que le discours utilisé comme support de communication, chacun puisse le comprendre, l’accepter. Cependant, fort de ses modes de pensée et modèles de comportement, le monde développé éprouve une réelle difficulté à comprendre l’étrange discours d’une autre culture. En même temps, le Tiers monde est confronté à tout un ensemble de systèmes conceptuels déjà construits de longue date par le monde développé, qui constituent autant de discours traversant les domaines politiques, économiques et culturels, dominants et utilisés de manière extensive. Accumulé au cours des siècles, cet ensemble constitué par les réflexions de millions d’esprits supérieurs, sur nombre d’enjeux concernant toute l’humanité, ne peut ni ne doit être rejeté. Mais il serait dangereux pour le Tiers monde de ne recourir qu’à cet ensemble de discours pour interpréter et transformer ses cultures originelles, car cela reviendrait à exclure nombre de cultures vivantes et innovatrices, en raison de leurs incompatibilités avec ces modèles. C’est pour cela que certains plaident pour la “découverte” d’un discours absolument natif et libre de toute pollution. Mais ils s’apercevront qu’un tel discours n’existe pas, tant il est vrai que toute culture se développe en interaction avec d’autres. Au demeurant, quand bien même existerait un tel discours aborigène, il ne serait pas intelligible aux autres et ne permettrait aucune communication.

7Ainsi, pour faciliter un dialogue authentique, un médium doit être trouvé, capable, non seulement d’exprimer les caractéristiques et les innovations de chaque côté, mais aussi de traverser les frontières des anciens systèmes, établissant une base de départ pour leur réexamen et fournissant les conditions de possibilité de leur réjuvénation. Un tel médium est sans doute le problème commun de l’humanité entière. Quelles que soient la complexité des systèmes culturels et les considérables différences entre les êtres humains, il existe des éléments communs permettant de donner un statut objectif au concept d’“humanité”. Les humains vivent sur la même Terre et sont évidemment confrontés aux mêmes enjeux et aux mêmes intérêts, qu’il s’agisse de paix et de développement futur, d’écologie, d’utopie, ou du sens de la mort, de la fin de l’humanité, etc. Les différentes cultures apporteront leurs propres réponses à ces questions, en accord avec leurs diverses façons de vivre et de penser. En écho à la réverbération de longues traditions historiques, ces questions seront aussi acceptées, interprétées ou rejetées par les contemporains en fonction du contexte contemporain. Ce n’est que par de fréquents dialogues mutuels entre systèmes culturels différents qu’émergeront les réponses les plus satisfaisantes, qu’une perspective plus large sur ces questions pourra être explorée et que s’établira un dialogue mutuellement compréhensible.

Pour citer cet article

Yue Daiyun, « Pour un dialogue transculturel », paru dans Alliage, n°41-42 - Décembre 1999, Pour un dialogue transculturel, mis en ligne le 05 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3909.


Auteurs

Yue Daiyun

Professeur à l’Institut de littérature et de culture comparées, uni versité de Pékin, co-présidente de l’Université sans murs.