Alliage | n°43 - Juillet 2000 Des maths 

Robert Musil  : 

L’homme mathématique

Texte intégral

Entre les nombreuses sottises que fait dire sur les mathématiques l’ignorance de leur vraie nature, il en est une qui consiste à qualifier les grands capitaines de « mathématiciens du champ de bataille ». En fait, si l’on veut éviter la catastrophe, il ne faut pas que leurs calculs logiques dépassent l’innocente simplicité des quatre opérations. La soudaine nécessité d’une déduction aussi modérément subtile et complexe que la résolution d’une équation différentielle simple coûterait la vie à des milliers d’hommes.
Ce n’est pas attaquer la stratégie, c’est défendre la singularité des mathématiques. On dit qu’elles représentent pour la pensée le maximum d’économie, et sans doute est-ce exact. Mais le fait même de penser est une affaire obscure et problématique. C’est devenu depuis longtemps (quand même ç’aurait été d’abord une simple épargne biologique) une complexe passion d’épargner, qui ne se soucie pas plus de l’ajournement du résultat que l’avare de sa pauvreté, lentement, voluptueusement, convertie en son contraire.
Les mathématiques permettent, dans des conditions favorables, de mener à terme en quelques instants une opération telle que l’addition d’une série infinie, que l’on serait incapable de jamais achever autrement. Elles peuvent déjà effectuer à la machine de complexes calculs logarithmiques, et jusqu’à des intégrations ; le travail du calculateur moderne se borne à disposer les données du problème et à tourner une manivelle ou à presser un bouton. Ainsi, un simple assistant est‑il capable d’expédier des problèmes que son professeur, voilà deux cents ans seulement, n’eût pu résoudre sans consulter Newton à Londres ou Leibniz à Hanovre. Et même pour les problèmes que la machine est encore incapable de résoudre (naturellement, beaucoup plus nombreux), on peut considérer les mathématiques comme un appareil intellectuel idéal dont le but, et le succès, sont de prévoir, à partir des principes, tous les cas possibles.
C’est le triomphe de l’organisation rationnelle. Aux grands chemins de la raison, menacés d’intempéries et de brigands, se sont substituées des lignes de wagons-lits. Du point de vue de la théorie de la connaissance, voilà, sans nul doute, une économie.

On s’est demandé quelle proportion de ces cas possibles servait réellement. On a calculé quelles sommes de vies humaines, d’argent, de fatigues, d’ambitions ont été dépensées dans l’histoire de cet énorme système d’épargne, combien y sont encore investies et doivent l’être, ne fût-ce que pour ne pas en perdre l’acquis ; et l’on a tenté de les mettre en balance avec le profit retiré. Là encore, cet appareil, certes compliqué, encombrant, s’est révélé économique, et proprement incomparable. Notre civilisation tout entière lui doit l’existence, et nous ne saurions par quel autre moyen le remplacer ; il satisfait pleinement les besoins auxquels il répond, et la générosité de son fonctionnement à vide est l’un de ces faits uniques qui échappent à la critique.
Il faut donc détourner son regard des profits extrinsèques, l’appliquer, à l’intérieur même des mathématiques, à la répartition des éléments restés inutilisés, pour découvrir l’autre visage, le vrai visage de cette science. Alors, rien moins qu’efficace, elle s’avère de nature dispendieuse et passionnelle. L’homme moyen n’en utilise guère plus que ce que l’école primaire lui a appris ; l’ingénieur, juste ce qu’il faut pour se retrouver dans les colonnes de formules des manuels techniques, c’est-à-dire pas grand-chose ; le physicien lui-même, d’ordinaire, travaille avec des moyens mathématiques relativement peu différenciés. Lui en faut‑il davantage, il se trouve réduit le plus souvent à lui-même, les mathématiciens n’ayant que peu de goût pour ce genre d’adaptation. Voilà comment, dans de nombreux domaines de cette science (domaines d’une importance pratique incontestable), les spécialistes se trouvent être des non-mathématiciens. Mais tout à côté, s’étendent d’immenses domaines qui n’ont d’existence que pour le mathématicien ; comme un vaste réseau nerveux autour des points d’attache de quelques rares muscles. C’est quelque part là-dedans que travaille le mathématicien isolé : ses fenêtres ne donnent pas sur l’extérieur, mais sur les pièces voisines. C’est un spécialiste : on ne saurait concevoir de génie qui soit encore en mesure de dominer l’ensemble. Sans doute pense-t-il que son travail finira bien par rapporter un jour un avantage exploitable, mais ce n’est pas cela qui le stimule ; il est au service de la vérité, c’est-à-dire de son destin à lui, non de la fin de ce destin. Le résultat pratique de son activité serait-il un miracle d’économie, ce qui l’habite, c’est la prodigalité et la passion.

Les mathématiques sont aujourd’hui l’une des dernières témérités somptuaires de la raison pure. Sans doute de nombreux philologues exercent-ils aussi une activité dont eux-mêmes ne voient pas le profit, pour ne rien dire des philatélistes et des collectionneurs de cravates. Mais ce sont là d’innocentes manies, qui se déploient fort loin des affaires sérieuses, alors que les mathéma­tiques y font pénétrer, au contraire, quelques‑unes des aventures les plus amusantes et les plus hardies de l’existence. Un petit exemple : pratiquement, on peut dire que nous vivons entièrement des résultats de cette science, dont elle‑même se désintéresse totalement. Notre pain se cuit, nos maisons se bâtissent, nos voitures roulent grâce à elle. À l’exception de quelques produits manufacturés : meubles, vêtements, souliers, et des enfants, tout nous est fourni par l’enclenchement d’opérations mathématiques. Toute cette vie autour de nous qui court, circule ou s’arrête, non seulement est tributaire des mathématiques pour sa compréhensibilité : elle en est effectivement le produit, elle repose, dans l’infinie variété de ses déterminations, sur elles. Les pionniers des mathématiques s’étaient fait de certains éléments de base des représentations utilisables : d’où suivirent des déductions, des systèmes de calcul et des résultats dont s’emparèrent les physiciens  pour obtenir de nouvelles conséquences ; sur quoi vinrent les techniciens, qui se contentèrent souvent d’ajouter à ces résultats quelques calculs supplémentaires, et les machines de faire leur apparition. Or, quand tout cela eut pris la plus belle forme du monde, voilà que les mathématiciens (infatigables fouineurs théoriques) découvrirent soudain, dans les fondements mêmes de toute l’entreprise, quelque vice irrémédiable : et constatèrent, en allant au fond des choses, que l’édifice tout entier ne reposait sur rien ! Mais les machines fonctionnaient... Nous voilà donc réduits à convenir que notre existence est fantasmagorie pure ; nous la vivons, certes, mais uniquement en vertu d’une erreur sans laquelle elle ne serait pas ! Nul homme, aujourd’hui, ne côtoie le fantastique de plus près que le mathématicien.
Ce scandale intellectuel, le mathématicien l’impute, de façon exemplaire, c’est-à-dire avec assurance et fierté, à la nature diaboliquement dangereuse de son intelligence. Je pourrais citer d’autres exemples, tel l’acharnement que les physiciens ont quelquefois mis à nier la réalité de l’espace et du temps. Et cela, non pas du tout en l’air, comme il arrive aux philosophes (que l’on excuse aussitôt sur leur profession), mais en s’appuyant sur des raisons qui s’imposent soudain à vous avec l’évidence d’une automobile, et terriblement dignes de foi. Mais en voilà assez pour comprendre à quels gaillards l’on a affaire.
Quant à nous, depuis le siècle des Lumières, nous avons bien perdu courage. Un petit insuccès a suffi à nous dégoûter de l’intelligence, et nous laissons le premier exalté venu taxer de creux rationalisme la tentative d’un Diderot ou d’un d’Alembert. Nous braillons pour le sentiment contre l’intellect, oubliant que le sentiment sans l’intellect, à de rares exceptions près, n’est que boursouflure. Nous avons déjà si gravement corrompu notre littérature, qu’après avoir avalé coup sur coup deux romans allemands, il ne nous reste plus qu’à vite résoudre une intégrale, pour désenfler.
N’allez pas nous objecter que les mathématiciens, sortis de leur spécialité, sont des êtres banals ou stupides, à qui leur logique même ne sert de rien. C’est que leur logique n’y a plus sa place, et qu’ils font dans leur domaine ce que nous devrions faire dans le nôtre. Telle est la leçon considérable, exemplaire, de leur existence : ils sont une image du futur représentant de l’esprit.
Pour peu que ce sérieux ait percé sous les plaisanteries que l’on s’est permises ici à leur propos, les conclusions suivantes ne paraîtront pas trop inattendues. On se plaint qu’il n’y ait pas de culture de notre époque. Cela peut être entendu diversement ; en fait, la culture a toujours été une unité qu’assurait soit la religion, soit la société, soit encore l’art. Nous sommes devenus trop nombreux pour une société ; trop nombreux aussi pour une religion (fait que l’on ne peut ici qu’énoncer, non prouver). Et quant à l’art, l’époque où nous vivons est la première qui ne puisse aimer ses artistes. Il n’empêche que cette même époque, non seulement voit en activité des énergies intellectuelles telles qu’il n’en fut jamais, mais encore connaît une harmonie et une unité de l’esprit jusqu’ici insoupconnées. Prétendre que tout cela ne concerne qu’un savoir limité serait stupide : depuis longtemps déjà, le vrai but, c’est la pensée en général. Sans doute, cette forme de pensée, avec ses exigences de profondeur, de hardiesse, de nouveauté, se borne-t-elle pour Ie moment au domaine exclusivement rationnel et scientifique. Mais elle s’étend peu à peu ; quand elle aura gagné le sentiment, elle méritera le nom d’esprit. Aux écrivains de franchir ce pas. Pour ce faire, ils n’ont pas à apprendre une quelconque méthode (psychologique, juste ciel ! ou autre) ; seulement à s’imposer des exigences. Au lieu de cela, ils se contentent de considérer leur situation avec perplexité, et se consolent en blasphémant. Et si les contemporains ne peuvent pas davantage, par eux-mêmes, transposer dans l’humain leur niveau de pensée, ils n’en sont pas moins sensibles à ce qui demeure là au-dessous de leur niveau.

Notes de la rédaction

Texte paru en 1913 dans la revue Der lose Vogel ; traduction française de Philippe Jaccottet, Robert Musil, Essais, Seuil

Pour citer cet article

Robert Musil, « L’homme mathématique », paru dans Alliage, n°43 - Juillet 2000, L’homme mathématique, mis en ligne le 04 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3893.

Auteurs

Robert Musil

Ecrivain ; Klagenfurt, Carinthie 1880 – Genève 1942.