Alliage | n°43 - Juillet 2000 Des maths 

Nicolas Witkowski  : 

Kurt Gödel

Texte intégral

Si certaines figures de la science, par leur étrangeté, passent à juste titre pour des extraterrestres, le logicien d’origine autrichienne Kurt Gödel (1906-1978) est clairement le plus zombiesque de tous. Modèle d’introversion, « le plus grand logicien depuis Aristote » selon von Neumann, est universellement célèbre pour son (double) théorème d’incomplétude qui peut être schématisé de la façon suivante :

  • dans tout système formel consistant, il existe des propositions indécidables ;

  • la consistance d’un tel système ne saurait être démontrée à l’intérieur de ce système.

Il est surprenant qu’un théorème aussi abscons touchant aux fondements des mathématiques ait connu le succès médiatique, menant parfois à des élucubrations (“gödélite”) dont il ressortirait que la science est à jamais incapable de parvenir à une vérité objective. La signification réelle du célèbre théorème est à la fois plus profonde et plus optimiste : la méthode dite axiomatique, employée depuis des millénaires pour bâtir l’arithmétique et la géométrie, possède des limites internes, et il est impossible d’établir la consistance de nombreux systèmes — l’arithmétique ordinaire, par exemple. Mais le fait qu’il existe des vérités mathématiques indémontrables dans un système donné ne marque pas des limites infranchissables à la raison, car un indécidable de ce système devient décidable dans un autre système dont l’indécidable précédent serait un axiome. Il implique plutôt que l’on doit chercher de nouveaux systèmes possédant moins de limitation que les anciens ; c’est ce que font les mathématiciens en formulant de nouveaux axiomes qui viennent combler le trou des indécidables (trou qui par nature ne peut disparaître qu’à l’infini !).

Gödel manifestait une curiosité purement théorique et très paradoxale. Ses biographes lui reconnaissent cependant — c’est bien le moins ! — une certaine cohérence : on peut tout à la fois être persuadé, en bon platonicien, qu’il existe un monde des idées accessible à l’introspection, et que le monde naturel est rationnel et déterministe. On peut de même être pleinement confiant dans les pouvoirs de la logique humaine, travailler dans la lignée des mathématiciens Hilbert et Brouwer, appartenir au cercle de Vienne (avec, entre autres, Wittgenstein qui aura lui aussi du mal à comprendre le théorème), et croire aux fantômes ! Gödel, lui, ne faisait aucune distinction entre l’intuition mathématique et la connaissance apportée par nos organes des sens, qu’elle soit ou non réputée “objective”. Dans ce curieux cocktail, la logique se révélera d’ailleurs bien pire que la parapsychologie, en le menant implacablement à une paranoïa délirante : par peur d’être empoisonné, Gödel arrêtera de se nourrir… et en mourra. Sa vie professionnelle est étroitement liée à la création, en 1933, de l’Institute for Advanced Studies de Princeton, où il rejoint — d’abord pour de brefs séjours puis, après l’Anschluss, de façon définitive — Einstein, von Neumann et Oskar Morgenstern, Autrichien comme lui et futur auteur, avec le précédent, de la théorie des jeux. Einstein, puis Morgenstern, deviendront les grands amis de celui qui n’allait jamais au cinéma mais vit Blanche Neige trois fois, et qui n’écoutait que des chansonnettes, jugeant la musique classique « pathétique et énervante ». Lorsqu’il dut faire officiellement acte de candidature pour acquérir la citoyenneté américaine, c’est Morgenstern qui joua les chauffeurs tandis qu’Einstein tenta, sans succès, de le dissuader de prouver aux juges que la constitution américaine recelait des fautes de logique. Les juges furent heureusement plus sensibles à la présence du célèbre Einstein qu’aux imparables arguments de l’impassible Gödel… Délaissant les mathématiques à la fin des années 1940, Gödel se tourna vers la métaphysique et la physique tout court, à laquelle il apporta une contribution remarquée par Einstein, Pauli, et tout ce que le milieu scientifique comptait alors d’oreilles attentives. À partir d’une réflexion originale sur le temps (éliminant d’emblée la notion de temps absolu), il tenta d’imaginer des univers où le voyage dans le passé ne serait pas une absurdité. À l’instar de ses autres travaux, celui-ci fut mal compris et interprété de travers — sauf par les auteurs de science-fiction qui en tirèrent tout le profit possible.

Bibliographie

Logical Dilemnas, The Life and Work of Kurt Gödel, J.W. Dawson Jr., A.K. Peters, Wellesley, 1997

Le théorème de Gödel, E. Nagel, J.R. Newman, J.-Y. Girard, K. Gödel, Seuil, 1989

Pour citer cet article

Nicolas Witkowski, « Kurt Gödel », paru dans Alliage, n°43 - Juillet 2000, Kurt Gödel, mis en ligne le 04 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3888.

Auteurs

Nicolas Witkowski

Professeur de physique, co-dirige la collection « Point-Sciences » au Seuil ; maître d’œuvre du dictionnaire culture des sciences, Regard/Seuil, 2001.