Alliage | n°43 - Juillet 2000 Des maths 

Pascal Kaeser  : 

Un voyage à deux mille pieds

Texte intégral

Premier siècle

Héron, Héron n’est pas un patapon,
Ni l’oiseau long qui crâne sur les ponts.
Au premier rang de nos preux géomètres,
Il inscrivit le semi-périmètre
Du triporteur, trigone ou trilatère
Dans sa formule aboutissant à l’aire,
Pour peu qu’on sache extraire une racine,
Dont les vertus troublent la médecine.
Héron, Héron, ouvrons les Metrica,
C’est un ouvrage au rythme délicat.

Deuxième siècle

Dans l’almanach, dit-on que L’Almageste
N’est de loin pas une chanson de geste,
Ni même un hymne au minois de l’aimée,
Mais un traité de Claude Ptolémée,
Un best-seller où la Terre est au centre,
Comme un nombril est au milieu du ventre.
Puisqu’à son arc il eut plus d’une corde,
Plus d’un sinus disputant la concorde,
Cet astronome en connut — ça c’est sûr —
Tout un rayon sur le cercle et l’azur.

Troisième siècle

Sur le tombeau d’un fou d’arithmétique
Danse une énigme accorte et domestique,
Hommage à l’âge éclairant la raison
Des numéros qui sortent de prison.
Diophante est mort, mais son art est vivant,
Comme un signal aux semelles de vent.
Une équation s’offre à plusieurs degrés,
Sa solution vient de force ou de gré.
Dans N ou Q, ce n’est pas si facile,
Mais les défis dopent les crocodiles.

Quatrième siècle

Papy Pappus, pas plus papou qu’Apis,
N’eut pas besoin d’attendrir Anubis
Pour démontrer qu’une révolution,
Autour d’un axe et sans exécutions,
Est calculable en faisant le produit
D’une section par le trajet induit
Du centroïde ou du centre de masse.
Le point est grave, au mépris des grimaces,
Puisque Guldin, d’après les racontars,
L’a retrouvé treize siècles plus tard.

Cinquième siècle

Douce Hypatie, ô première savante,
Tu commentas les écrits de Diophante.
Ta mort tragique, en l’an quatre cent quinze,
Fut un forfait des bas esprits qui grincent.
Les bons chrétiens ne pouvaient supporter
Ton paganisme ennobli de beauté,
Ton excellence à répandre la science,
Ton enthousiasme à chercher la sapience.
Ils t’ont tuée, ils ont souillé ton corps.
Quels attentats ont-ils commis encor ?

Sixième siècle

On l’accusa de haute trahison,
Il endura l’enfer de la prison.
Désolation devant l’ignominie,
Consolation de la philosophie.
Pauvre Boèce, optimiste invaincu,
Dont, par bonheur, les fruits ont survécu.
En ce temps-là, l’Europe était ignare,
L’arithmétique indigente et sans phare.
Boèce œuvra pour que sortent de l’ombre
Quelques trésors de la science des nombres.

Septième siècle

Moins fois moins : plus, et moins sur moins : idem.
Plus fois plus : plus, et plus sur plus : idem.
Moins fois plus : moins, et moins sur plus : itou.
Plus fois moins : moins, et plus sur moins : itou.
Brahmagupta fixa les lois des signes,
Qu’un tas d’amis et d’ennemis soulignent.
Tant sur zéro, dit-il sans transpirer,
Avec un air plus ou moins inspiré,
Dépend bien sûr du dénominateur.
C’est le secret des manipulateurs.

Huitième siècle

Dès le début, Bède le vénérable
Fut un oblat au savoir honorable.
Ce touche-à-tout nous en bouche un coin-coin,
Que nous soyons d’Anvers ou de Tourcoing.
Né à Wearmouth, où l’on boit du vermouth,
Ce grand bédouin chevaucheur de mammouths,
Manuscrivit De arte metrica,
Un manuel qui longtemps nous marqua.
Il savait même — et jusqu’au bout des doigts —
Dater Paschas en comptant sur ses doigts.

Neuvième siècle

Al’Khwarizmi, avant d’être algorithme,
Lança l’al-jabr, avec le sens du rythme.
Le négatif saute sur l’autre bord
De l’équation qui renferme de l’or.
La réduction (ou al-muqqâbala)
Boucle le tour, pour la gloire d’Allah.
Amis du bal, vers le second degré,
Portez vos pas sans jamais dénigrer.
Habits du mal, tombez dans la poubelle !
L’algèbre est nue, osons la voir si belle.

Dixième siècle

Abu’l-Wafa, le Cyrano d’Iran,
Utilisait un sextant aussi grand
Qu’une fourmi d’environ dix-huit mètres,
À vue de nez, si je puis me permettre.
Fut-il joyeux ou trigonométriste ?
Fut-il touriste ou caricaturiste ?
Tabulateur de la fonction tangente,
Fabulateur de la jonction tentante,
Wafa cherchait, d’Ormuz à Pampelune,
À décrocher l’orbite de la Lune.

Onzième siècle

Omar Khayyam, astronome et poète,
Rima le vin qui nous monte à la tête.
Puisque la vie est une longue attente,
Il fit bien plus que fabriquer des tentes.

Méticuleux à longueur de journée,
Il mesura la longueur de l’année.
En invoquant les dieux géométriques,
Il résolut des équations cubiques.
Aucun écrit ne peut être effacé,
Aucun des cris ne peut être chassé.

Douzième siècle

Sri Bhaskara, un as du baccara,
Savait jouer jusqu’au dernier carat.
Il comprenait l’intérêt du zéro,
Ce numéro menu pour un héros.
Il imbriquait parfois les radicaux,
Sans redouter la fin des haricots.
Soixante-et-un z au carré, plus un,
Donne un carré. Trouvez z sans dessin !
Lilavati, son principal ouvrage,
Reçut le nom de sa fille trop sage.

Treizième siècle

Fibonacci dénombrait des lapins.
Une séquence orna son calepin.
Or chaque terme était la somme exacte
Des deux d’avant, qui respectaient le pacte.
En comparant deux termes successifs,
Il s’approcha, d’un geste progressif,
Du nombre d’or, joyau des architectes,
Dont l’harmonie est pour le moins suspecte.
Fibonacci (ou Léonard de Pise),
À Damascus, vit la terre promise.

Quatorzième siècle

En découpant la série harmonique,
Avec un art subtil et maçonnique,
Avec un sens de l’aire intelligente,
Il démontra qu’elle était divergente.
L’évêque Oresme, enfant de Normandie,
Fut le grand maître, entre deux psalmodies,
Des exposants clairement exposés,
Qu’il savait même unir ou composer.
Il établit trois sortes de rapports :
Ce triathlon revigora le sport.

Quinzième siècle

L’ami Piero, le peintre délicat,
De Franceschi ou della Francesca,
Qui fut aussi géomètre assidu,
Redécouvrit six solides dodus,
Nommés plus tard par Johannes Kepler,
L’enfant chéri du divin Jupiter.
Parmi ces corps, le beau cuboctaèdre,
Tel un diamant dans un coffret de cèdre,
Est à saisir avec gants ou pincettes
Pour admirer ses quatorze facettes.

Seizième siècle

Qui fut vainqueur de l’équation cubique ?
Qui mit un terme à cette lutte épique ?
C’est del Ferro qui le premier frappa.
Tartaglia lui emboîta le pas,
Avec un goût pour le défi public.
Il dévoila le secret du déclic
À Cardano qui se l’appropria.
Et Bombelli, plein de maestria,
Introduisit — c’était un bon réflexe —
Des quantités qui donnent des complexes.

Dix-septième siècle

Blaise Pascal, penseur impénitent,
Mort de vieillesse à moins de quarante ans,
Soignait ses maux en faisant des calculs,
Savait voir loin en prenant du recul.
Un coup de dé jamais n’abolira
Son souvenir, son œuvre et cætera.
Il aborda les probabilités,
Non par hasard, mais par fatalité.
Il poursuivit sans trêve l’espérance,
Le cœur percé par sa persévérance.

Dix-huitième siècle

Le Suisse Euler fut un tel virtuose
De l’analyse et de tant d’autres choses
Qu’il est cruel de choisir dans son œuvre
Un seul anneau porté par cette pieuvre.
Plus fort que Faust, le bouc de Wittenberg,
Il vint à bout des ponts de Königsberg,
Ouvrant la voie à König puis à Berge.
On n’est, dit-on, pas sorti de l’auberge,
Car même un Graf souffre à conter les graphes.
C’est un sujet qui parfois nous dégrafe.

Dix-neuvième siècle

À quatorze ans, il parlait seize langues,
Il s’amusait à cumuler les cangues.
Il fut poète et mathématicien,
Il inspira nombre de physiciens.
Irrationnel autant que rationnel,
Cet Irlandais au style exceptionnel
Grava soudain, sur un pont fréquenté,
Un train formé de quatre égalités
Qui libéraient enfin les quaternions.
Sir Hamilton aspirait à l’union.

Vingtième siècle

Énigmatique auteur à décrypter,
Informatique acteur à créditer,
Alan Turing, papa de la machine
À explorer le temps qu’on imagine,
Fut un enfant de ce siècle étonnant,
Hélas taché de combats détonants,
Bien que grandi d’un petit pas pour l’homme.
Amis, buvons, vidons nos vidrecomes !
À l’avenir, une bande infinie
Effacera l’air de l’ergomanie.

Chronologie des personnages
01. Héron : de ~10 à ~75
02. Ptolémée : de ~85 à ~165
03. Diophante : de ~200 à ~284
04. Pappus : de ~290 à ~350
05. Hypatie : de ~370 à 415
06. Boèce : de 475 à 524
07. Brahmagupta : de 598 à 670
08. Bède le vénérable : de 673 à 735
09. Al’Khwarizmi : de ~790 à ~840
10. Abu’l-Wafa : de 940 à 998
11. Omar Khayyam : de 1048 à 1122
12. Bhaskara : de 1114 à 1185
13. Fibonacci : de ~1170 à ~1250
14. Nicole Oresme : de 1323 à 1382
15. Piero della Francesca : de 1412 à 1492
16. Scipione del Ferro : de 1465 à 1526
   Nicolo Tartaglia : de ~1500 à 1557
   Girolamo Cardano : de 1501 à 1576
   Rafael Bombelli : de 1526 à ~1573
17. Blaise Pascal : de 1623 à 1662
18. Leonhard Euler : de 1707 à 1783
19. William Rowan Hamilton : de 1805 à 1865
20. Alan Turing : de 1912 à 1954

Pour citer cet article

Pascal Kaeser, « Un voyage à deux mille pieds », paru dans Alliage, n°43 - Juillet 2000, Un voyage à deux mille pieds, mis en ligne le 04 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3884.

Auteurs

Pascal Kaeser

Professeur à l’école d’ingénieur de Genève, auteur de Nouveaux exercices de style, Diderot, 1997.