Alliage | n°43 - Juillet 2000 Des maths 

Noël Dolla  : 

La parole dite par un œil

Plan

Texte intégral

Chinese ghost

(…) « Étant donné » un trou dans une plaque noire (ou une porte de grange de Provence), on trouve d’un côté Marcel Duchamp, et de l’autre la « camera obscura » de la Renaissance, de chaque côté le paysage est construit, l’un par la nature et l’autre par l’homme, et décidé de toutes les façons comme ces trous dans ma plaque d’acier. Ce sont des trous de couleurs, des fragments de paysage, des points de vue qui jouent avec le déplacement du regardeur, qui s’il s’éloigne voit plus que des couleurs (perte de la focalisation). Comme en physique quantique le trou devient le lieu de l’interférence. La relation entre vibration/onde/corpuscule nous intéresse au plus haut point : que voient les fantômes eux du côté de la lumière ?
Je me souviens de ma première visite à « Étant donné », de mon émotion devant cet œilleton luisant et gras des milliers de visages pressés au fil des années en ce lieu unique pour avoir enfin là sous le nez, le sexe impudique de la femme offert « à l’œil ». Voyage obligatoire pour ne plus voir comme Poyphème que d’un œil le corps du paysage construit, les volumes bruns d’une « naissance du monde » remise à plat, tenue « au doigt et à l’œil ». Y voir que d’un œil c’est comme dormir que d’un œil, c’est perdre la vue pour le point de vue du tir, c’est comme bander l’arc avant le trait lorsque, un œil fermé, on s’abstrait du but pour faire mouche. N’y voir que d’un œil c’est perdre la pluralité provisoire de la perspective immédiate (mettre en perspective) pour peindre à grands traits, pour montrer le renversement, pour décrire le monde en image (le monde à plat ventre). Là où la fontaine coule de source, c’est tout à la fois drôle et lumineux.
Je me souviens de ce grand gros américain, son énorme gros cul qui pointait vers ma figure. Il était tellement grand l’américain devant l’œil unique qu’il devait être presque accroupi pour se trouver front à la bonne hauteur, les jambes écartées de part et autre du petit marchepied mobile, les genoux fléchis, le buste cassé, le cul rejeté, l’homme était arc-bouté, comme s’il se forçait à péter pour produire le gaz indispensable au bon fonctionnement de l’éclairage et de la chute d’eau.

Je me souviens aussi d’un homme portant à bout de bras un enfant devant le petit œil du portail, il avait son avant-bras droit (le fort) dans l’entrejambe du chéri qui était mal assis à califourchon sur la selle formée par l’angle du cubitus et du point fermé, de l’autre main le daddy poussait la tête du bambin de côté pour que l’œil puisse se plaquer contre le petit trou. Je revois nettement la fourche faite des trois gros doigts bruns, poilus et calleux de la main gauche (la malhabile) du père, le pouce en appui sous la mâchoire de l’enfant, l’index couché sur la tempe blonde pour éviter le tremblement du majeur qui essayait d’un mouvement répétitif de bascule de masquer le jeune œil gauche que l’enfant ne savait pas encore cligner.

Je me souviens aussi de ma position un peu humiliante sur la demi-pointe des pieds, faisant le petit effort nécessaire pour être à la bonne hauteur de cet œil unique décidé par l’auteur. J’étais dans une position légèrement ridicule qui m’avait fait penser que pour voir il fallait vraiment y croire. Je revois enfin la scène poignante d’un ami très cher, ami d’une taille très proche de celle de M. D. mais qui, atteint d’une maladie des hanches depuis longtemps, était obligé de faire un exercice de barres parallèles à bout de bras en prenant appui sur ses deux cannes, le corps en lévitation, les pieds ne touchant plus le sol, dans un effort magnifique de volonté pour voir enfin, durant quelques instants, que la peau de cochon fait bien illusion pour montrer un si joli con et que cela vaut mieux que peau de balles et variétés ou que peau de balles et balle de crin (les gants de crin) horsehair, ça craint.

Je me souviens aussi qu’en bas à sa place, il y avait une exposition de Anselm Kiefer avec des peintures grasses, lourdes, fragiles, où la toile déjà faisait ventre mou, des peintures aux dessins de rails incertains. Il y avait aussi dans une salle des jeunes filles au teint pâle, blanches, blondes, aryennes en quelque sorte. Il y avait là dans l’exposition ces jeunes filles, chaussettes crèmes, chemisiers transparents en soie beige, visages pubères, jupes plissées ivoire, je ne me souviens pas bien des chaussures, je crois qu’elles étaient noires et vernies. C’étaient des jeunes filles dans le rôle du vent du nord, qui tournaient inlassa­blement pour les visiteurs les pages d’un grand livre couleur de plomb. La prétention de cette mise en scène était-elle réelle ou jouée, je ne sais encore, mais elle était l’image d’une Allemagne toujours coupable ou faussement libérée comme si les enfants devaient trimballer toute leur vie durant la faute d’un père soldat inconnu de la mère patrie, putain d’hier, d’aujourd’hui et de demain.

En haut Marcel Duchamp pour toujours, en bas Anselm Kiefer à sa place temporairement. Afin de pouvoir peindre encore demain, j’ai besoin de savoir où vont les rails de son tableau « Iron Path ». Je sais qu’« Apolinère Enameled », « why not sneeze Rose Sélavy ? », « Fontaine », ou « À bruit secret » guident mes pas non pas vers l’objet, mais bien vers « l’esprit de l’abstraction ».

Petites notes

Peintre en bâtiment, j’ai souvent constaté en peignant des plafonds au blanc gélatineux que j’étais mis en état de jouissance extrême par le seul fait de recou­vrir et de faire propre.

Chez le peintre en bâtiment (le roi du monochrome) il y a une fascination du recouvrement, la brosse décharge la couleur sur le subjectile, puis la croise et enfin la lisse, pour faire disparaître les cordes. Chaque coup de brosse s’accompagne d’un bruit de succion caractéristique, une queue de morue ne fait pas le même son qu’un vié de chien (vieille brosse de pouce aux soies effilées et usées uniformément par la rotation du manche dans la paume de la main). Le rythme syncopé des coups de brosse devient une musique étrange et langoureuse qui retarde l’épuisement physique du geste.

C’est chez les bourgeois, en exerçant mon premier métier, que j’ai appris à aimer la musique, en écoutant le bruit que fait la virole d’une brosse courbée sur champ, jouant sur le plein blanc et le vide noir des radiateurs (souvent le peintre en bâtiment chante du haut de son échelle).

Dans mes peintures « Silences de la fumée », j’aime l’image de la fumée noire du flambeau qui monte du sol vers le ciel. J’aime que ce plafond de ciel soit une peinture qui deviendra la part belle d’un pan de mur.

Écoute attentivement le bruit de la virole de cuivre de ta brosse de pouce sur la fonte des radiateurs.

Le jeune peintre devrait apprendre à peindre un radiateur, peindre entre les allaites d’un radiateur relève de la musique

Peindre en blanc au sol (vue de dessus) peindre en noir au plafond (vue de dessous) peindre en blanc sur noir au sol (vue de dessus) puis mettre au mur à la verticale (vue de face) et pourtant il n’y a pas de perspective autre que celle de l’élévation du sujet peintre. Lorsque je fais de la sculpture, de la photo ou même de la vidéo, pendant un temps assez long, je pose souvent quelques gouttes d’essence d’aspic ou de térébenthine sur un linge pour retrouver l’odeur de l’atelier de mon enfance.

J’ai été élevé à l’essence de térébenthine et nourri À l’huile de lin par mon grand-père.

(Sur les odeurs de peintures). Peut-être l’odeur particulière de ce blanc gélatineux me rappelait-elle le goût de noisette de la colle blanche dans le cartable tout neuf (essence d’aspic, de térébenthine, huile de lin).

L’acrylique a souvent une désagréable odeur acide de vinaigre et de transpiration rousse.

En peignant les « Silences de la fumée », j’éprouve une sensation douceâtre, écœurante, presque mystique, due au mélange des odeurs, d’huile de lin, d’essence de térébenthine brûlées dans l’air par le flambeau de cire, cela confère à mon atelier un arrière-goût de sacristie connu dans mon enfance.

Le premier point noir pour la peinture aujourd’hui est l’invention de la peinture sans odeur.

Le second point noir est l’invention de la peinture thixotropique, le fait que cette peinture ne coule pas, autorise les mauvais peintres au retour à un face-à-face avec le tableau verticalement posé sur le chevalet comme un miroir de l’âme.

Peintre en bâtiment j’ai souvent éprouvé un immense plaisir à la préparation de grosses quantités de couleur, cela me faisait saliver, ouvrir et fermer la bouche au rythme des mouvements du poignet et du bras malaxant la pâte onctueuse de la même façon que l’aurait fait la vue d’un plat délicieux après une longue diète.

L’art comme la cuisine s’adresse à tous les sens, vue, odorat, goût, ouïe, surtout l’ouïe, lorsque le chef plonge le homard vivant dans l’eau bouillante.

Le pêcheur sait que rien ne ressemble moins à une journée de pêche qu’une autre. Le peintre sait que rien ne ressemble moins à une séance de peinture qu’une autre. Ce qui était bon hier ne vaut plus rien aujourd’hui, à chaque séance il faut réinventer la juste solution du jour.

Au bord de l’eau, je laisse mon attention flotter au gré de ma plume, c’est le meilleur moment pour l’auto-analyse.

Il faut apprendre à bien se servir d’un couteau à enduire, pour pouvoir laisser briller les petites sardines à la surface de l’enduit, le ponçage est inutile, fastidieux, émollient pour l’esprit et de plus il produit une poussière nocive pour les poumons.

L’œuvre du peintre doit être aussi ouverte, inattendue, incalculable, chaotique, que le rebond de mille balles de tennis sur une plage de galets.

Faire des fractures de paysage pour casser ce qui pourrait ressembler à une unité fausse.

Ce qui fait peur, c’est la différence, l’écart, ce qui ressemble à du désordre : les tarlatanes et les croix, la sculpture, la peinture, la photo, la vidéo ou les cinq séries antagonistes d’Aldo Ollen, de Della Nolo, d’Allen Dool, de Lona Odell et de l’excellent O. Del Llano. Désordre en apparence seulement, ces pratiques complémentaires relèvent de savoirs différents, elles sont la part de schizophrénie nécessaire à l’homme, ce sont des pulsions de vie. Cette différence, c’est l’humus, la graine et déjà l’arbre, la forme est dialectique ne vous en déplaise, la résistance à la pensée plurielle n’est que la peur de perdre le nord, la main chaude de maman, ou d’apprendre que papa est plusieurs.

Ma nuit a le poil huileux, des perles d’eau à sa queue et de petits yeux rouges. Ma nuit est un animal mouillé sortant d’un égout. Là-bas, tout au fond du trou brille pour lui l’éclatante lumière d’une lampe de laboratoire sur le mur de faïences blanches. Mon nom est Athénéos, fils des égouts.

J’ai mis vingt ans avant de pouvoir manger des olives noires ces petits cafards des arbres de Provence.

Je veux faire aussi une sculpture avec des bambous et des grelots (faire pousser les bambous serait bien). 14/10/1988.

Je vais faire des sculptures avec des boîtes de conserves vides, du fil de nylon (pêche) et des petits cailloux, une sorte d’alarme militaire. 14/10/1988.

Je ferme les yeux et je tente d’imaginer mon absence absurde du monde.

J’imagine que je suis un moment de la relation espace/temps, l’éclair de l’organisation provisoire du monde, l’instant trop bref de la rencontre fortuite, le signe d’une collision.

 Ce qui fait peur, ce n’est plus le bleu et le rouge, c’est le rouge tout seul.

À propos de supports/surfaces. Si on supprime la peinture, il reste la toile, si on supprime la toile, il reste le châssis et si l’on supprime le châssis, il reste l’art conceptuel.

À propos des « 3 du Cap » il y a du Monet et un peu d’arbre de Mondrian, là‑dedans (les plumes en plus).

L’accent de ma langue et ma façon de respirer d’homme des bords de la Méditerranée me mettent dans l’impossibilité aujourd’hui d’user de la virgule. Je laisse à votre souffle le soin de les poser où bon vous semble dans mes textes.

Chaque fois que l’on ferme une école, on construit une église et une prison.

Avec les vessies à glace et la cire, « Hot Ice Cap » : faire une série d’autoportraits (polaroïds), de rage, de mal aux dents, de maux de tête, de névralgies, etc. 3/6/1994.

En art, l’humour et l’ironie n’ont de juste place que devant la mort.

J’ai trouvé au noir sa fonction, j’ai trouvé au jaune une fonction, j’ai trouvé au blanc sa fonction, et le rouge et le bleu et le vert et les autres ?

 « Les gants de toilettes à débarbouiller la peinture », les « Hot Ice Cap » ou les « Serpillières de cire », sont parmi mes œuvres, celles que je considère comme les « Coins » oubliés de M. Duchamp.

« À bruit secret » ce ready-made aidé évoque pour moi une bobine à induction, un transformateur, une sonnette, qui ne sonnerait qu’à bruit étouffé derrière une porte de grange sans judas.

Pour savoir qui se cache derrière le double battant, il faut l’entrebâiller au moins une fois, alors, le dialogue aussi bref qu’il soit devient incontournable, faute de quoi on passerait vraiment pour un grossier personnage.

On peut trouver dans une peinture toutes les questions et toutes les solutions qui se posent dans une « installation », une installation n’est somme toute que la projection de la pensée d’une peinture dans l’espace. Mais sa faiblesse est de ne pas avoir été pensée en dehors de l’objet réel, ce qui permet tous les bricolages et l’inflation des connotations propres à chaque objet mis en scène. Ce n’est plus la rencontre « fortuite ». Récupéré, ready-made, imaginé et vu, c’est de la composition. Composer avec l’objet, c’est accepter la rencontre organisée, comme en amour, lorsqu’on cherche dans les petites annonces de Libération ou de Madame « je sais tout » qui prétendent connaître pour vous le compagnon ou la femme de votre vie.

Peindre dans « l’esprit de l’abstraction » est une tâche bien rude, car peindre là, ne s’appuie plus sur le réel d’une forme vue ou aperçue, mais seulement sur la volonté conceptuelle du pouvoir de l’imagination et du respect ou de la contradiction, des lois que la matière nous impose. La matière est bien ce qui résiste au corps.

Depuis 1967, j’ai toujours eu à l’esprit que tout ce qui ressemblait de près ou de loin aux slogans de la “bible” du publicitaire américain, David Ogilvy1 était sûrement bon pour le commerce mais certainement mauvais pour l’esprit. J’ai toujours peint à l’inverse des injonctions du genre : « Votre voix doit être différente de toutes les autres. » « On doit reconnaître la marque d’un seul coup d’œil. » « Le fond est plus important que la technique. » Le rôle positif de la répétition : « Une belle annonce n’est jamais répétée assez souvent. » « Une campagne ne dure jamais assez. » L’impact relatif des illustrations : « Choisissez la photo de préférence au dessin elle vend mieux. »

Dans mes textes, les virgules sont distribuées un peu au hasard comme les points sur mes toiles de 1969.

Textes extraits du livre de Noël Dolla,
La parole dite par un œil, L’Harmattan, 1995.

Notes de bas de page numériques

1 . Les confessions, Hachette, 1964

Pour citer cet article

Noël Dolla, « La parole dite par un œil », paru dans Alliage, n°43 - Juillet 2000, La parole dite par un œil, mis en ligne le 04 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3882.

Auteurs

Noël Dolla

Peintre et sculpteur, vit et travaille à Nice.