Alliage | n°44 - Septembre 2000 Notes pour le musée 

Alain Montesse  : 

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p. 102-108

Plan

Texte intégral

1Depuis une vingtaine d’années, le cyberespace gagne peu à peu le cinéma, et il le gagne à plusieurs sens. Il le gagne au sens des contenus : faire appel au cyberespace dans un film n’est plus rare. Il le gagne au sens où il met la main dessus : on l’a encore bien vu récemment avec la spectaculaire fusion inégale de aol et Time-Warner. Il le gagne aussi au sens où il y gagne en attractivité : pour les marchands, les créatifs et même pour les clients, les interfaces graphiques et audiovisuelles sont plus séduisantes que les lignes de code de l’internet alphanumérique. Y a-t-il réciprocité ? Le cinéma gagne-t-il quelque chose à se laisser envahir et circonvenir de la sorte ? Peut-il faire autrement ? Il y va peut-être de sa survie. Si le cinéma fut autrefois à la racine du cyberespace, le plombier Mario est maintenant plus connu chez les enfants que la souris Mickey, et le chiffre d’affaires de l’industrie des jeux a dépassé celui du cinéma. À l’avenir, l’argent viendra de là. Il faut donc fournir aux spectateurs du cyber, s’il n’y a plus que ça qui marche.
Dès novembre 1980, Theodor Nelson, l’un des fondateurs et gourous de l’hypertextualité, semble avoir publié un article affirmant l’analogie entre un système informatique interactif et un film. Et au printemps 1989, à l’occasion de la présentation par Autodesk du projet de communauté virtuelle Cyberia, ce même Nelson affirma que « l’informatique est en réalité une sous-branche du cinéma » (cf. Howard Rheingold, La réalité virtuelle, Dunod 1993). Aux dernières nouvelles, ce serait plutôt l’inverse : le cinéma deviendrait une sous-branche de l’informatique (un film réellement interactif n’est plus un film, c’est un jeu). Le cinéma, apparemment déjà presque vaincu dans cette compétition, pratiquerait-il l’art du sutemi ? De plus, depuis quelques années, le processus s’est notablement accéléré. Il est temps de faire le point.

(Géo)graphie du cyberespace

2Et d’abord, qu’est-ce que le cyberespace ? Le mot même, on le sait, a été inventé au début des années 1980 par l’écrivain William Gibson : « ...Une hallucination consensuelle vécue quotidiennement en toute légalité par des dizaines de millions d’opérateurs, dans tous les pays... Une représentation graphique de données extraites des mémoires de tous les ordinateurs du système humain. » Avec le roman Neuromancien, rétrospectivement fondateur, le mot est passé dans le langage courant, le fait est assez rare pour être souligné : l’un des rares précédents n’est autre que le mot « robot » (inventé par Karel Capek dans sa pièce rur, au début des années 1920, à partir d’une racine slave qui signifie tout simplement travail).
Vers les mêmes années, en France, en 1983, Sylviane Corgiat et Bruno Lecigne  emploient dans leur nouvelle La vallée des ascenseurs (revue Univers 83, J’ai Lu n°1491) le terme de « computosphère » : l’action se passe à l’intérieur d’un super-ordinateur baptisé Wotan, machine semble-t-il unique, isolée ; l’internet est à l’époque à peu près inconnu en France. Le mot est depuis lors largement tombé dans l’oubli, mais la médiologie, qui ne connaît que la logosphère, la graphosphère et la vidéosphère, devrait me semble-t-il l’ajouter à sa panoplie.
La réalité de la chose, encore largement fantasmatique, serait que, à côté du monde réel, se développe un monde virtuel, sur la base des technologies informatiques de calcul en réseau. Les humains, en se branchant sur ces réseaux, pénètrent dans ce monde virtuel, où ils peuvent en effigies se déplacer, se rencontrer, agir, télécommander des machines, avoir des aventures, et éventuellement connaître quelques ennuis plus ou moins graves. Ce qui se passe dans le virtuel peut avoir des conséquences dans le réel, et réciproquement. Actuellement, le cyberespace est davantage un rêve ou un projet qu’une réalité fonctionnelle. Il y a bien les idées, plusieurs idéologies plus ou moins implémentées, différentes techniques et procédures parcellaires, mais tout cela ne s’est pas, ou pas encore, condensé en une formation technologique mature.

3Au cinéma, le cyberespace est donc d’abord apparu comme un nouveau décor pour d’anciennes actions. Le cinéma, cette « vaste et complexe littérature » (Borges), avait l’habitude, depuis toujours, de traiter avec les royaumes de l’imaginaire. Citons en vrac les Voyages dans la Lune, Alice au Pays des Merveilles, Le Magicien d’Oz, la fin énigmatique de 2001... Le cyberespace s’est d’abord moulé dans ces anciennes formes, à tel point que le premier film important, tron (1982), est à peu près directement calqué sur le mythe d’Orphée et Eurydice. Dès le début, le cyberespace apparaît comme le royaume des morts-vivants, sinon des morts tout court.
Dès le début également, le cyberespace a été structuré comme l’espace ordinaire : un espace euclidien 3d, avec temps linéaire et gravitation verticale. C’est un monde de la terre plate, une grille horizontale qui s’étend à l’infini : l’espace des jeux vidéo primitifs. Les quelque tentatives de visualiser des espaces plus tordus (à la Moebius, relativistes...) ont semble-t-il été très vite abandonnées. Un artiste comme Bériou pouvait parler en 1992 de la nécessité de « casser la perspective » ; il arrivait trop tard, et à vrai dire, bien peu parmi le personnel spécialisé l’auraient suivi. L’interface graphique ne s’imposera d’ailleurs pas tout de suite. Un autre film marquant de la même époque (Wargames, 1983) l’ignore complètement : les dialogues entre le jeune pirate et l’ordinateur militaire se déroulent en mode texte, style dos ou unix. À y bien réfléchir, on ne communiquait guère autrement avec les ordinateurs à l’époque : la sortie des premiers Mac date seulement de 1984 (drôle de date, l’auraient-ils fait exprès ?).
Il faudra attendre le début des années 1990 pour voir arriver de nouveaux films mettant en scène le monde virtuel. Le Cobaye (The Lawnmower Man, 1992) reprend le thème du savant fou perdant le contrôle de sa créature : il s’agit, comme d’habitude, de devenir le maître de monde, mais cette fois par l’intermédiaire des réseaux. The Ghost in the Machine (1995) celui du tueur sadique fou en série, transféré dans les circuits lors d’un accident de scanner, il se déplace le long des fils et se rematérialise et se dématérialise à son gré, le temps de perpétrer ses horreurs. Si les visualisations du Cobaye sont des synthèses 3d euclidiennes banales, The Ghost in the Machine essaye d’apporter un peu de nouveau : proliférations fractales dans l’espace virtuel, retour du tueur à l’espace réel par condensation de nuages de particules.
En 1995, avec Johnny Mnemonic, on a une première tentative de visualisation du cyberespace à la Gibson. L’intrigue reprend un schéma assez lamentablement éculé : un courrier (le héros) transporte quelque chose (de l’information) que les méchants veulent lui prendre. Que ce quelque chose soit une sorte de biopuce dans son cerveau ou un plan dissimulé dans quelque recoin de son anatomie ne changerait pas grand-chose au scénario ni à son apparence physique, et que le temps lui soit compté est un classique du genre. Plus nouveau : à ma connaissance, pour la première fois on a utilisé pour ce film le logiciel de synthèse 3D-studio, tournant sur des ordinateurs pc (le moindre apprenti synthésiste un peu motivé a de nos jours chez lui la même chose en seize fois plus puissant). Pour créer un cyberespace convaincant, les responsables des effets spéciaux ont imaginé une sorte de ville moderniste, et sont allés s’inspirer de l’œuvre de l’architecte et urbaniste Hugh Ferriss, qui remonte aux années trente. On ne se gaussera pas trop de ce retard de soixante ans : après tout, l’imagerie de La Guerre des Étoiles remonte à la science-fiction des années quarante, et traite les combats spatiaux comme des combats aériens de ces mêmes années ; il semble que l’on ait encore quelques difficultés à dépasser l’imagerie de la seconde guerre mondiale.

4À partir de 1995, avec le développement du World Wide Web en direction du grand public, le virtuel et le cyberespace deviennent des ingrédients scénaristiques de plus en plus banaux. Le cinéma a toujours fourni à son public des modèles de styles et de comportements. Le nombre de (télé)films croît en conséquence : il n’est que d’interroger l’internet Movies Database (http://www.imdb.com), avec les mots-clés cyber ou virtual, pour s’en convaincre. Sans parler des clips et des pubs, trop nombreux pour être pris en compte ici. Au demeurant, ce qui a été inventé ailleurs se retrouve rapidement au cinéma. Un pas décisif est franchi avec The Matrix (1998) (le terme matrice était déjà couramment utilisé dans Neuromancien pour désigner le cyberespace, avec pour synonyme the Grid, la grille). La synthèse du cyberespace y est grandement simplifiée, puisque c’est notre monde habituel, que nous croyions naïvement réel, qui est le cyberespace : il suffit donc de le filmer comme d’habitude, aux précautions habituelles de mise en scène près. L’augmentation de puissance de calcul des systèmes, et du réalisme des simulations, rend possible ce renversement : s’il n’est plus concevable de distinguer à vue d’œil une image truquée d’une image réelle, toutes les images réelles deviennent suspectes, et peuvent être réputées synthétiques. Du coup, le film peut récapituler dans un joyeux désordre nombre de clichés venus du cinéma antérieur : en vrac et liste non limitative, Superman, les films de kung-fu, le western-spaghetti, Vingt mille lieues sous les mers, Ice, Les hommes en noir, les films de guerre et les shoot-them-up, et Tex Avery. Nombre de commentateurs ont souligné la post-modernité de ce capharnaüm. Çà et là, pendant quelques secondes, l’illusion tombe, le système dysfonctionne, et l’on aperçoit le réel derrière le simulacre : les composants de l’image réelle se transforment en silhouettes, dans lesquelles cavalcadent des hordes de zéros et de uns. Pour le reste, quand on n’est pas dans les égouts, on est dans le virtuel.

Les voies du cyberespace

5Dans tous ces films, le monde réel et le monde virtuel apparaissent jusqu’à présent comme distincts. Les protagonistes passent de l’un à l’autre selon le déroulement du scénario. Il faut donc expliquer et montrer au spectateur comment s’effectuent ces passages. Le cinéma avait déjà élaboré, et depuis longtemps, des codes visuels pour manifester le passage d’un monde à l’autre : habillement spécial, ingestion de philtres, abaissement d’un levier, passage au flou, fondu enchaîné, plongée dans le miroir du Sang d’un poète, et des figures plus complexes. On va les retrouver dans les rites de passage des films cyberspatiaux.
Une première figure classique est celle où l’humain se soumet à une machine extérieure. Par exemple, sous un projecteur vertical (douche ou gloire tombant des cieux), le personnage est entouré de cercles lumineux qui montent et descendent : le système semble remonter au moins à l’animation de la femme-robot de Metropolis, mais resservira souvent par la suite (on aura reconnu le schéma général des machines célibataires). Une version simplifiée se retrouvera dans tron, où un rayon laser efface progressivement le personnage. En 1982 aussi, ce n’est pas un film, mais la couverture de la revue Univers 82, qui présente déjà ce qu’on pourrait appeler la situation de base de la réalité virtuelle. Un monsieur tout nu est allongé immobile sur une sorte de fauteuil de dentiste ou de coiffeur, sous un casque. Derrière lui, un immense écran de télévision, à côté de lui, sur une table basse, diverses pastilles et boissons. Une dame tout aussi nue est debout devant lui dans une pose esthétique : on ne peut pas très bien décider si elle fait partie de son rêve, ou si elle cherche à le réveiller.

6Une autre figure classique est celle où le protagoniste enfourche une machine pour faire son déplacement (c’est le schéma habituel des voyages dans le temps ou dans les univers parallèles — ou du cow-boy qui prend le départ). Mais curieusement, je n’ai pas d’exemple d’une telle procédure pour partir dans le cyberespace, alors que le pirate informatique apparaît souvent comme la version moderne du « poor lonesome cow-boy » en lutte contre le système dans les grands espaces. Il est quand même notable que, contrairement à l’étymologie, le cybernaute ne soit jamais montré au gouvernail ou aux commandes.
Certains exhibent aussi fièrement des sortes de costumes de données ou de squelettes plus ou moins externes, chrome cuir, perpétuant ainsi la tradition punk de l’épingle à nourrice. Geste peu différent du prétendu primitif restant en relation avec ses morts par l’intermédiaire de l’os qu’il porte en travers du nez. Ce qui nous mène à l’incorporation de la machine dans le corps, en commençant par sa surface. Parmi les nombreuses prothèses présentées, deux ou trois ont connu un succès particulier. Et tout d’abord, les lunettes. Tout le monde a vu cette image du voyageur virtuel : hâve, mal rasé, épuisé, mal en point, et chaussé d’énormes lunettes. Tout le monde l’a vu, et bien avant qu’on parle de réalité virtuelle. Il était même muni d’un hyperlien au cou, ce n’est rien d’autre que l’affiche du film L’aveu (1970). Cherchant des antécédents à cette image, j’en ai trouvé sans difficultés : le voyageur dans le temps et la mémoire de La jetée (1962), les images des alpinistes redescendant après avoir vaincu l’Everest (1953), les portraits des premiers aviateurs et automobilistes remontant au début du XXe siècle... Au vu de ces seules images, s’impose une conclusion : la réalité virtuelle est un milieu peu favorable à la vie humaine, où l’on respire très mal, et où l’on risque sa peau. Pour effacer ces mauvaises connotations, les publicitaires n’ont souvent rien trouvé de mieux qu’une jeune femme casquée : Minerve ou Walkyrie ?

7En fait, ce thème des lunettes apparaît déjà en 1935, dans la nouvelle Les lunettes de Pygmalion, de Stanley Weinbaum (publiée dans Les meilleurs récits de Wonder Stories, J’ai Lu n° 663, Paris 1976). Pour passer dans le paracosmos, le héros (assurément ivre) chausse des lunettes inventées par le savant (apparemment fou) rencontré dans un bar. On couple chimiquement ces lunettes à un appareil à électrolyse, et c’est parti. La mémoire contenant le rêve, ou le programme, n’est donc pas électro-magnéto-optique, mais chimique : c’est en activant l’électrolyse qu’on lance le processus. À l’époque, la firme dominante n’était pas Microsoft, mais IG-Farben. Référence est faite aussi à un certain Bishop Berkeley, qui résulte évidemment d’une erreur de traduction : c’est de l’évêque et philosophe Berkeley qu’il s’agit, celui-là même qui, regardant un pommier par la fenêtre, se demandait si le pommier existe bien ailleurs que dans son esprit, et s’il existe encore quand personne ne le regarde. Et donc, la conclusion s’impose d’elle-même: la réalité virtuelle, c’est de l’idéalisme assisté par ordinateur.
La prothèse n’est pas forcément extérieure au corps, elle peut être, au sens propre, incorporée. On retrouve alors la figure du cyborg. Si l’on se rappelle l’importance de l’incarnation dans la peinture classique, on se dira que souvent, de nos jours, l’implémentation remplace l’incarnation. Ne subsiste de visible à la surface du corps qu’un peu de connectique, usuellement dissimulée en quelque endroit discret, derrière la nuque, ou derrière les oreilles, conformément aux usages de la chirurgie esthétique. En la matière, les pods de eXistenZ (1998), interfaces semi-biologiques qui se branchent au bas du dos, ont valu à Cronenberg un franc succès, ainsi que la scène où il faut faire réparer ce truc informe par un garagiste de campagne. Cette biologisation de l’interface était déjà en germe dans Strange Days (1995), où il convenait de se coiffer d’une sorte de résille appelée squid (Superconductive QUantum Interference Device  = calmar).

8Enfin, il peut n’apparaître plus de machine, ni de prothèse du tout. J’ai déjà mentionné les condensations et les évaporations de nuages de particules, on les retrouve dans Wild Palms (1997), parfois visiblement associées à des dispositifs techniques, et parfois pas (l’effet visuel évoque plutôt un bouillonnement de grumeaux, ce sont de grosses particules). J’ai aussi mentionné l’effacement ligne par ligne du personnage de tron, on rencontrera le processus inverse, mais sans laser ni explication, dans ce plan de Level Five (1997) où Laura apparaît ligne par ligne. Condensations, déplacements, élaborations secondaires... Nous sommes en plein dans l’élaboration des rêves. On peut admettre l’hypothèse de dispositifs cachés, de nano-technologies échappant à la perception du spectateur. Mais s’agit-il bien encore de passer d’un monde à l’autre ? Dans les films récents, point n’est besoin de montrer comment la marquise s’est envoyée on the air à cinq heures : branchement, action sur le bouton, flash et morphing, fondu enchaîné, interminable chute dans un tunnel... L’abandon progressif de ces différentes métaphores du passage, et l’utilisation généralisée du simple raccord cut à peine préparé, sous-entendent aussi qu’il s’agit en fait du même monde. Plus de rites de passage, plus de gardien du seuil... d’où inquiétantes confusions et étrangetés.

Vers une théorie du cyberespace

9Pour finir, il nous faut donc maintenant considérer ce monde mixte, où le réel et le virtuel sont parfois indiscernables. Le thème est vieux comme le monde, et bien connu au cinéma : les héros de Sherlock Junior (1924) et de La Rose pourpre du Caire (1985) sortent de leur écran comme les Indiens de Hellzapoppin’ (1942), comme bien d’autres, cependant que d’autres encore n’arrivent pas à sortir des labyrinthes de Marienbad (1961) et de The Cube (1998). « On ne peut opposer abstraitement le virtuel et le réel ; ce dédoublement est lui-même dédoublé... Chaque notion ainsi fixée n’a pour fond que son passage dans l’opposé : le réel surgit dans le virtuel, et le virtuel est réel... » La citation précédente n’est autre que la thèse 8 de La société du spectacle, de Guy Debord, à peine modifiée. Si l’on remplace dans ce livre spectacle par virtuel, ou quelque chose d’approchant, obtient-on une théorie du cyberespace ? Si l’on considère le cyberespace comme une sorte de cinéma expansé, la société cyberspatialysée est-elle la société du spectacle augmentée ?

10Nombre de thèses de l’ouvrage, soumises à un tel traitement, continuent à faire sens, et tout d’abord la célèbre thèse 1 :
— « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de programmes. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans uneprogrammation » (l’original vient directement de Marx, c’est la première phrase du Capital). Voyons-en d’autres :
— thèse 4 : « Le cyberespace n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images(des icônes dynamiques). »
— thèse 6 : « Le cyberespace, compris dans sa totalité, est à la fois le résultat et le projet du mode de production existant. Il n’est pas un supplément au monde réel, sa décoration surajoutée.. Il est le coeur de l’irréalisme de la société réelle... Il est l’affirmation omniprésente du choix déjà fait dans la production, et sa consommation corollaire... »
— thèse 42 : « Le cyberespace est le moment où la marchandise est parvenue à l’occupation totale de la vie sociale...  C’est tout le travail vendu d’une société qui devient globalement la marchandise totale dont le cycle doit se poursuivre... »
— thèse 57 : « La société porteuse du cyberespace ne domine pas seulement par son hégémonie économique les régions sous-développées. Elle les domine en tant que société ducyberespace. »
— thèse 39 : « ...ceci n’est encore vrai localement que sur quelques points, mais déjà vrai à l’échelle universelle, qui est la référence originelle de la marchandise, référence que son mouvement pratique, rassemblant la Terre comme marché mondial, a vérifiée. »
— thèse 166 : « C’est pour devenir toujours plus identique à lui-même, pour se rapprocher au mieux de la monotonie immobile, que l’espace libre de la marchandise (= cyberespace) est désormais à tout instant modifié et reconstruit. »
— thèse 216 : « ... l’activité rêvée de l’idéalisme s’accomplit également dans le cyberespace, par la médiation technique de signes et de signaux - qui finalement matérialisent un idéal abstrait. »
— thèse 218 : « ...La conscience cyberespatiale, prisonnière d’un univers aplati, borné par l’écran du cyberespace, derrière lequel sa propre vie a été déportée, ne connaît plus que les interlocuteurs fictifs qui l’entretiennent unilatéralement de leur marchandise et de la politique de leur marchandise... Ici se met en scène la fausse sortie d’un autisme généralisé. »

11Il suffit. Le jeu peut continuer, il est facile, j’y renvoie le lecteur. Mieux vaut chercher les endroits où ça ne marche pas, ou moins bien.
Par exemple, les thèses 63-65 : « ...Selon les nécessités du stade particulier de la misère qu’il dément et maintient, le cyberespace existe sous une forme concentrée ou sous une forme diffuse... Le cyberespace concentré appartient essentiellement au capitalisme bureaucratique... Le cyberespace diffus accompagne l’abondance des marchandises, le développement non perturbé du capitalisme moderne... »
Mais l’idée même de cyberespace concentré apparaît légèrement absurde : l’internet, qui en est la meilleure approximation que nous ayons sous la main, a justement été construit pour ne pas avoir de centre, pour être aussi polycentrique que possible. Il tend à réaliser cette propriété théologique autrefois étudiée par Borges, qui est d’avoir son centre partout et sa circonférence nulle part. On ne peut lui imposer un centre de contrôle — très exactement un cybercentre — sans en annuler immédiatement les bénéfices. Et jusqu’à présent, il semble assez incompatible avec les régimes centralisés. Si certains nœuds de communication sont plus importants que d’autres, et certains acteurs plus potentats que d’autres, aucun n’est indispensable, et ne peut devenir hégémonique sans compromettre l’ensemble du système. Si l’internet est à l’évidence un agent de diffusion du spectacle, et va parfois de pair avec des états bizarres chez certains internautes, il ne semble pas pouvoir devenir un État second.

12Bien sûr, des formes de spectacle non centralisées sont concevables, et le cyberespace marchand en est une. Si un robotnik est un travailleur, et une robotnika une travailleuse, le pluriel unisexe est le même, et le cri du coeur des cybermarchands devient «Travailleurs travailleuses, robotniki de tous les pays, connectez-vous! ». On ne voit pas pourquoi le conformisme et le désir de sujétion cesseraient comme par magie à l’orée du cyberespace.
Reste que la communication spectaculaire est « essentiellement unilatérale » (thèse 24), de l’émetteur vers de nombreux récepteurs, alors que la communication sur l’internet est multilatérale, tout récepteur pouvant aussi émettre, et ne s’en privant souvent pas. Dans le spectacle, selon Debord, « là où le monde réel se change en simples images, les simples images deviennent des êtres réels, et les motivations efficientes d’un comportement hypnotique » (thèse 18). Mais dans le cyberespace, si les images, les icônes, sont indéniablement des êtres réels, elles ne sont pas nécessairement hypnotiques. Elles peuvent être dynamiques, et on peut en programmer les effets. La passivité n’est pas une malédiction inévitable.
Et donc, le cyberespace n’est pas, ou pas encore, le spectacle porté à un niveau supérieur. Des luttes confuses y sont en cours, dont les médias traditionnels nous apportent de temps à autre des échos, parfois feutrés, parfois tonitruants, souvent distordus ou mal compris. Le film The Matrix a fondé là-dessus son succès ambigu. Des dizaines de millions de jeunes, sur tous les continents, s’y sont reconnus, qui ne deviendront pas tous l’Élu, ni sa compagne. Ils ont voté avec leurs pieds, payé leur place pour entrer dans la salle. Ils n’ont pas attendu que la télévision ou le net le leur apporte gratuitement (?) à domicile. S’il ne saurait y avoir de Grand Manitou ni de Grand Satan sur les réseaux, qu’est-ce que la Matrice ? Henri Poincaré concluait déjà ainsi La valeur de la Science, en 1905 : « Toute action doit avoir un but. Nous devons souffrir, nous devons travailler, nous devons payer notre place au spectacle, mais c’est pour voir ; ou tout au moins pour que d’autres voient un jour ». Ayant vu, que deviendront-ils ? « Partout où il y a représentation indépendante, le spectacle se reconstitue » (thèse 18). À eux peut-être plus tard, mais à nous maintenant, de contrôler nos représentations.

Pour citer cet article

Alain Montesse, « whatisthematrixistheshowmustgoon », paru dans Alliage, n°44 - Septembre 2000, whatisthematrixistheshowmustgoon, mis en ligne le 04 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3879.


Auteurs

Alain Montesse

Cinéaste, maître de de conférences à l’université de Valenciennes.fr