Alliage | n°44 - Septembre 2000 Notes pour le musée 

Michel Valmer  : 

Entretien avec Gildas Bourdet (metteur en scène, écrivain et peintre)

p. 97-101

Plan

Texte intégral

Marseille, 26 mai 2000

Eléments de biographie1

1Gildas Bourdet est né en 1947, dans le Finistère à la Forêt-Fouesnant, qu’il quittera pour Le Havre, où il passe le reste de son enfance et de son adolescence. Il a treize ans lorsqu’il découvre l’existence de la peinture dans un livre d’Utrillo. Il décide alors qu’il sera peintre. Dès 1965, il commence sa carrière d’homme de théâtre. Directeur du théâtre de la Salamandre et metteur en scène, il fonde en 1981 le Théâtre national de la Région Nord-Pas-de-Calais, avant de devenir, en 1995, directeur du Théâtre national de Marseille-La Criée. Depuis 1969, il a réalisé une cinquantaine de mises en scènes,2 pour lesquelles il a conçu la plupart des décors. Également auteur de huit pièces de théâtre,2 il n’a jamais cessé de peindre et de dessiner.

Remarques liminaires à l’entretien

2Dans son travail de metteur en scène, Gildas Bourdet n’aborde pas directement le théâtre par le biais de la psychologie. Sans doute, ce choix vient-il du fait qu’il n’est pas simplement metteur en scène et auteur dramatique, mais également peintre et décorateur. L’espace prend chez lui une importance déterminante. Le placement des acteurs entre eux, mais aussi par rapport au décor et aux éléments du décor, témoigne, entre autres,3 des motivations des personnages, de leur vérité scénique. Son geste de metteur en scène s’inspire, suivant son propre aveu, de celui de l’architecte. Enfin, notons que pour Gildas Bourdet, la théorisation se mène essentiellement dans le temps même de la réalisation, sur plateau, devant la feuille de dessin, dans l’atelier de décor ou encore dans sa discothèque lorsqu’il choisit les musiques ou les effets sonores. En dehors des publications institutionnelles (journaux du théâtre de la Salamandre et du Théâtre national de Marseille) ou de certaines pièces publiées comportant un cahier dramaturgique,4 peu de textes sont rédigés de sa main. On trouve cependant dans le répertoire théorique et universitaire plusieurs interviews de lui, généralement courtes.5

Entretien

3— Michel Valmer: En 1974, le théâtre de la Salamandre, créait, sous la direction de Gildas Bourdet, La vie de Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière. Ce spectacle était constitué d’une série de scènes. L’une des séquences, située chez Gassendi, reconstituait l’expérience galiléenne du plan incliné (une boule dévale une pente, et plus le plan est incliné, plus grande est la vitesse). Cette expérience mettait en scène le savant lui-même.

4— Gildas Bourdet : On avait choisi de raconter la vie de Molière. Il fallait donc raconter un moment de sa vie intellectuelle. Gassendi compte beaucoup dans cette formation intellectuelle, celle des libertins, au sens premier du terme. Nous souhaitions dire qu’il est probable que Molière a eu une formation intellectuelle moderne, c’est-à-dire une formation incluant les derniers développements des sciences, et pas seulement la scolastique. On s’est alors interrogé sur le personnage de Gassendi, sur le rôle qu’il a joué auprès d’un certain nombre de jeunes gens qui le fréquentaient assidûment. Et, sans doute parce que nous étions influencés par le Galilée de Brecht, nous avons décidé de mettre en scène de la manière la plus vivante possible, une leçon de Gassendi ; cette leçon, Gassendi étant lui-même disciple de Galilée, portait sur l’expérience du plan incliné. Représenter concrètement cette expérience nous apparaissait une chose théâtralement intéressante. Tout à coup, je ne dis pas le laboratoire, mais quelque chose de l’ordre du laboratoire se transportait sur la scène. Il y avait sûrement d’autres expériences possibles à traiter, mais celle du plan incliné nous paraissait la plus simple à représenter. La mise au point fut assez délicate. Il a fallu mettre au point, au moyen d’un métronome, la course de la boule (c’était la boule appartenant à un objet récurrent dans le spectacle : un bilboquet) sur le plan incliné, de telle manière que le public puisse mesurer le temps avec nous. Ensuite, il fallait démontrer que le sens commun et l’expérience scientifique n’ont pas forcément quelque chose à voir, c’est-à-dire que ce qui paraît une évidence n’en est pas forcément une du point de vue de la science.

5— M.V. : Comme du point de vue du théâtre. Pour que le public puisse participer à la vérité de l’expérience, il faut qu’elle soit mise en scène, donc truquée.

6— G.B. : Faire du faux  avec du vrai, c’est la vocation du théâtre.

7— M.V. : Il t’arrive cependant de rechercher l’exactitude au théâtre, un certain maniement de l’exactitude. Dans le décor de Britannicus, par exemple, il y avait des éléments de type naturalistes utilisés de manière à connoter différentes époques (règne de Louis XIII, règne Louis XIV, XXe siècle) ; citons les vrais radiateurs de chauffage central ou les vraies prises électriques dans le décor du château de Versailles, car c’était un décor. Qu’est-ce que tu recherchais ?

8— G.B.: Un trouble. Je cherchais à jeter le trouble chez le spectateur. Au fond, ce qui m’intéresse, c’est le rapport que nous entretenons avec la réalité, et le rôle que l’art joue dans ce rapport à la réalité. Je crois que si une pièce de théâtre est réussie, on en sort un tout petit peu modifié. C’est-à-dire qu’on ne perçoit plus les choses très exactement, y compris les choses de la vie quotidienne, de la même façon avant qu’après. C’est vrai pour l’art, l’art produit cette chose. Un champ de coquelicots, aujourd’hui, je le réinterprète grâce à la médiation d’un champ de coquelicots de Monet. C’est-à-dire que je le vois autrement, j’aurais du mal à dire comment, mais d’abord, je le perçois. Je le perçois comme un objet de la réalité, mais aussi comme un objet qui peut faire l’objet d’une représentation artistique. Donc, ma perception est modifiée. L’art modifie ma perception. La science modifie aussi notre perception, mais de manière beaucoup plus intellectuelle et conceptuelle.

9— M.V. : Au théâtre, au théâtre de sciences encore plus, le vrai passe par le faux, le truquage, la construction, qu’est la mise en scène.

10— G.B. Dans le cas de la scène de Gassendi, nous avons fait un gros travail sur les axes des regards, les regards sur la boule, les regards sur les comédiens entre eux. Un travail aussi sur l’écoute de Gassendi. La scène était montée comme une sorte de piège. Gassendi piégeait les participants dans ce qui ce qui semblait être l’évidence, avant de démontrer que l’évidence, en fait, ne correspondait pas à la réalité. Nous étions à l’époque, je l’ai dit, brechtien. Mais d’un certain point de vue, je me sens encore brechtien, c’est-à-dire : « ne dites jamais qu’une chose est vraie ». Il y a toujours une réalité cachée sous l’évidence des choses. Il y a une évidence des coquelicots et il y a quelque chose de caché sous les coquelicots, quelque chose que l’art, seul, peut appréhender. Peut-être est-ce une certaine nature de la lumière. Et là, l’art rejoint la science, c’est-à-dire que la fausseté, ou ce qui était considéré comme de la fausseté, de la peinture impressionniste, nous révèle ce que la science était en train d’inventorier à la même époque et qui était la nature de la lumière. Au même moment, la physique et la peinture s’intéressent à la lumière. La peinture l’appréhende d’une manière poétique et la physique l’appréhende d’une manière analytique. Je ne dis pas que cela aboutit au au même résultat. Je dis qu’il y a simplement concordance. Si je dis : « la lumière est. Point à la ligne. À d’autres moment, elle n’est plus », je dis aussi qu’il y a quelque chose de plus problématique que ce simple énoncé. Pour questionner cette réalité-là, il faut produire du faux, le tableau. Le tableau est constitué de touches de couleurs juxtaposées, ce n’est pas la réalité.

11— M.V. : C’est la réalité du tableau.

12— G.B.: C’est une fiction, comme le théâtre, c’est une fiction. L’expérience de Gassendi, c’est avant tout une expérience réinventée par nous. Elle ne correspond pas à une réalité biographique. Il ne s’agit pas, pour nous, de savoir si Molière a été réellement présent à l’une des expériences que reproduisait Gassendi. Nous n’en savons rien. Nous avons construit une fiction. Mais cette fiction nous disait quelque chose sur ce que nous pensions être la réalité du cheminement intellectuel d’un certain nombre de personnages de cette époque.

13— M.V. : Dans le cas de cette scène, la science ne racontait pas seulement l’époque.

14— G.B. : La scène racontait aussi notre rapport à la science. C’est-à-dire un amour de la science. Il y avait peut-être une trace de positivisme qui était sous-jacente dans notre attitude.

15— M.V. : Dans la mise en scène de l’expérience de Gassendi, le regard du spectateur est ramené sur l’objet, il donne à l’objet une place centrale, c’est-à-dire qu’il évince, d’une certaine manière, l’homme de cette place centrale dans le dispositif expérimental, théâtral.

16— G.B. : Je ne sais pas si l’homme est évincé de cette place centrale. À en croire Heisenberg, le fait d’observer l’univers modifie l’univers. Dire cela, c’est dire que la position de l’observateur modifie quelque chose. Peut-être que la science recentre l’homme en tant qu’observateur, en tant qu’acteur. Peut-être que, dans les sciences de la nature, l’homme réintègre une place centrale en tant que modificateur de la nature. Si l’écologie est en partie une science, c’est bien parce qu’elle prend l’homme en tant qu’agent modificateur de la nature, ou encore, la science se préoccupe de l’homme en tant qu’agent et en tant qu’observateur. Je crois qu’il n’y a pas d’épistémologie qui puisse faire l’économie de la question de l’homme. Pourquoi est-ce qu’on introduit de la pensée dans l’univers, surtout quand on sait que la pensée a des conséquences sur l’ordre même de l’univers ?

Analyse

17Dans l’entretien, Gildas Bourdet nous rappelle que l’homme, s’efforçant de trouver sa place au sein du monde, invente desfictions, esthétiques ou scientifiques, mais des fictions, c’est-à-dire des déplacements de regards qui permettent le renouvellement de l’imaginaire. Sans ce renouvellement, pas d’invention. À partir de cette idée de fiction, le théâtre (ou l’art) comme la science s’organisent. Entre l’artiste et le poète, s’installe une analogie de fonctionnement (de comportement) qui se revendique comme dérangeante. Bourdet, suivant ses propres mots, cherche à provoquer un « trouble ». Dire : « L’expérience scientifique et le sens commun n’ont pas forcément quelque chose à voir » ou « L’art modifie (la) perception » de l’artiste lui-même tout comme celle des spectateurs, nécessite, pour la science comme pour le théâtre, de se remettre en question. Et lorsque Bourdet demande : « Pourquoi introduit-on de la pensée dans l’univers, surtout quand on sait que la pensée a des conséquences sur l’univers lui-même ? », il témoigne, pour le coup, d’une attitude provocante.
Mais Bourdet, c’est l’artiste, et Heisenberg, qu’il convoque à ce moment précis de l’interview, c’est le scientifique. Le fou interroge le savant parce qu’il sait que le savant lui offre l’occasion d’une avancée dans le maniement de son art. Se référant à la peinture, le metteur en scène nous rappelle, en exemple, l’art des impressionnistes, qui rejoint historiquement la science du XIXe siècle dans l’investigation parallèle et différenciée des phénomènes de la lumière. Cette concordance souligne le lien art/science qu’exploite systématiquement le binôme fou/savantà chaque émergence de théâtre de science. Et Bourdet reproduit, en gigogne, dans le réel, le lien que pouvait entretenir Molière (homme et personnage, donc l’artiste, le fou) (dans la vie, comme au théâtre de la Salamandre) avec Gassendi (homme et personnage, donc le savant).

18Dans la Vie de Jean-Baptiste Poquelin, le binôme fou/savant s’articule autour d’une expérience. Le dispositif théâtral est un dispositif expérimental à deux niveaux :
— le spectateur assiste à  l’expérience du plan incliné , expérience de type laboratoire, qui est (faussement) reproduite. L’expérience donne un effet de réel (au théâtre) ; les personnalités de Galilée et de Gassendi accréditent le propos ; les objets – métronome, boule, plan incliné – apparaissent comme réalistes.
— mais l’expérience démontre que ce que l’on croit être vrai se révèle faux ; le public découvre ce que cache l’évidence ; le spectacle interpellant le spectateur se rapproche d’une option brechtienne : « Ne dites jamais qu’une chose est vraie ». Le public expérimente la consigne réflexive proposée par le metteur en scène ; il fait ainsi l’expérience du déplacement de son regard et vérifie, de fait, que sa « position (d’) observateur modifie quelque chose».

19Or, comme le souligne Bourdet, ce sont les objets manipulés par les acteurs dans le cadre de l’expérience qui déterminent ce nouveau regard du spectateur, c’est-à-dire que, par l’activation de l’objet et le jeu de son propre regard sur l’objet, l’acteur oblige le public à vivre l’action à travers l’objet. L’objet devient ainsi acteur-objetdu raisonnement scientifique représenté par l’assemblage actif boule/plan incliné/métronome (théâtre-machine, Bourdet/Gassendi, le fou et le savant).
L’action de ce théâtre-machine installé matériellement par les comédiens pendant la fiction se déroule (faussement) en temps réel ; elle donne l’illusion d’être mesurée par le métronome. Mais, dit Bourdet, pour questionner la réalité, il faut produire du faux. Cet effet de réel au niveau du temps éloigne le spectateur du temps théâtral (celui qui parle-le-passé-au-présent) et transforme alors le spectateur de théâtre en spectateur de théâtre de science.
Le théâtre-machine Bourdet/Gassendi conviant le public à une exploration et un questionnement de la théâtralisation de la physique expérimentale repose sur le constat suivant : toute expérience réalisée, même de manière imaginaire, et même au plus près d’un présupposé scientifique, nécessite une mise en fiction, une manière de montrer les choses ou les phénomènes et de les mettreen scène. Le(s) (émergences de) théâtre de science participe(nt) de cette nécessité fictionnelle en lui donnant l’occasion d’un prolongement émotionnel et réflexif qui se développe au-delà du seul terrain intellectuel et conceptuel (celui que nous offre la science). Par le biais de cette expérience théâtralisée, de cette fiction, Bourdet examine « le rôle que l’art joue dans (son) rapport avec la réalité ». Au centre de ce dispositif, l’homme retrouve une place centrale.

Notes de bas de page numériques

1 1. Notice extraite du catalogue du Centre d’art présence de Van Gogh de Saint-Rémy-de-Provence, 2000.

2 . Citons, entre autres, pour mémoire : La vie de Jean-Baptiste Poquelin, Martin Eden, Britannicus, Attention au travail, Le Saperleau, Les Bas-fonds, L’Atelier.

2 . Dont Le Saperleau et L’inconvenant. À également adapté plusieurs auteurs comme Goldoni pour Les Jumeaux vénitiens.

3 . Grand lecteur de Bourdieu (La distinction, Minuit,1998) et Goffman (ouv . cité), Bourdet accorde également une place prépondérante à la sociologie.

4 . Cf., Britannicus, éd. Solin.

5 . Cf., Répétitions, ouv. cité.

Pour citer cet article

Michel Valmer, « Entretien avec Gildas Bourdet (metteur en scène, écrivain et peintre) », paru dans Alliage, n°44 - Septembre 2000, Entretien avec Gildas Bourdet (metteur en scène, écrivain et peintre), mis en ligne le 04 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3878.


Auteurs

Michel Valmer

Metteur en scène, directeur de la compagnie Science 89, doctorant au Centre de recherche sur la culture et les musées de Dijon