Alliage | n°44 - Septembre 2000 Notes pour le musée 

D’Arcy Wentworth Thompson  : 

Jeux et jouets1

Plan

Texte intégral

Du biologiste écossais D’Arcy Thompson, auteur de l’étrange On Growth and Form (1912,traduction française : Forme et Croissance,Seuil, 1994), tout a été dit ces dernières années — dans les pages d’Alliage (« D’Arcy Thompson, la forme et le vivant », Maddalena Mazzocut-Mis, n° 22) comme dans celles de La Recherche (numéro spécial, janvier 1998) ou des dictionnaires de biologie. Chacun lui reconnaît le rôle de précurseur dans l’étude de la géométrie du vivant, et celui d’aiguillon intellectuel susceptible de chatouiller durablement les tenants d’une théorie de l’évolution par trop fondée sur les gènes. Resté en marge de la vie universitaire anglaise, d’Arcy était trop littéraire pour n’être que zoologiste (il traduisit Les animaux d’Aristote) et trop scientifique pour consacrer sa vie aux études classiques. Sa recherche ne se satisfaisait pas des catégories ordinaires, et son patient louvoyage d’une discipline à l’autre (il était aussi navigateur chevronné) donna une œuvre unique et quelque peu mythique, dont se réclament la plupart des biologistes actuels, œuvre unique, certes, mais pas tout à fait solitaire… Ce petit texte retrouvé par hasard, et publié en 1933 dans une encyclopédie anglaise, a semblé mériter la traduction, à la fois par son intérêt propre et par ce qu’il dévoile de son auteur.
Les enfants d’il y a deux ou trois millénaires (voire plus) jouaient-ils aux mêmes jeux que les enfants d’aujourd’hui ? La question était d’importance pour d’Arcy Thompson, qui non seulement répondit par l’affirmative au terme d’une vie de recherches érudites, mais aussi montra de façon convaincante que les comptines se chantent depuis des lustres sur les mêmes airs ! Une découverte troublante… et rassurante.

*

La manie de la collection, qu’il s’agisse de timbres, pièces de monnaie ou papillons, est un passe-temps universel, qui n’a besoin d’autre excuse ou explication que la satisfaction qu’il procure. On peut lui donner un tour particulier en collectionnant de l’information. Mais il importe alors que les faits accumulés soient aussi éloignés que possible du domaine professionnel du collectionneur. Un vieil érudit m’enseigna ce jeu il y a plus d’un demi-siècle, et je n’ai jamais cessé depuis de m’y adonner : c’est un jeu facile et très enrichissant. Choisissez un thème, n’importe lequel, achetez un cahier, donnez-lui un titre, et mettez-y tout ce qui vous tombe sous la main se rapportant au thème choisi, au gré de vos lectures, de vos observations ou de vos réflexions. J’ai eu beaucoup de cahiers de ce genre. Certains m’ont vite lassé, mais d’autres m’ont suivi pendant des années. L’un d’entre eux, à force d’usage, se trouve dans un état assez déplorable. Il s’intitule De Ludis Antiquorum.

Le grand secret est qu’avec le temps, le thème choisi ne cesse de s’ouvrir et de s’étendre ; vous entraînant quelquefois par des chemins de traverse, il peut aussi vous faire déboucher sur de grands espaces. Si vous jouez le jeu honnêtement, il ne s’arrête jamais. Son intérêt va grandissant, car les choses ne sont intéressantes que dans la mesure où elles se trouvent reliées à d’autres choses. Elles s’arrangent alors comme les pièces d’un puzzle, et il devient possible de raconter des histoires à leur sujet. Ainsi fonctionne la science elle-même, et tout le savoir de l’humanité.

Le jeu de l’érudition

D’une lecture attentive aux allusions aux jeux et aux jouets, il ressort que Platon et Socrate, Aristophane et Théocrite, Horace et Ovide étaient tous portés sur la puériculture. À vrai dire, rares sont les auteurs anciens qui ne mentionnent pas les jeux d’enfants. Mais las de glaner deci-delà, notre collectionneur souhaitera peut-être qu’on lui indique les granges où d’autres avant eux ont amassé leurs moissons. Ce sont celles —imposantes — de savants comme Scaliger et Casaubon, Heinsius et Vossius, Spanheim et Bentley ; et celles, plus vastes encore, pleines des trésors (thesauri) amassés tout au long d’une vie, tels le Thesauri Antiquitarum Graecarum et Romanarum de Graevius et Gronovius, ou le Thesaurus de Montfaucon, dont les seuls titres suffisent à enchanter le chercheur. J’ai acheté les vingt-cinq volumes de Graevius et Gronovius il y a bien des années, pour presque rien ; leur aspect extérieur n’est guère engageant — « reliure fatiguée », dirait un bibliophile français — mais leurs pages éclatantes de blancheur, aux marges généreuses, abritent des textes composés dans un caractère admirable. L’un de ces volumes se trouve devant moi, et son titre courant est Johannis Meursii de Ludis Graecorum liber singularis. C’est exactement ce que je cherchais ; il y a là davantage de faits et de citations sur les jeux grecs qu’on en pourrait réunir en une vie de lecture. Et il y a mieux encore, car juste après Meursius, vient Julii Caesari Bulengeri, Societatis Jesu Presbyteri, de Ludis Veterum liber unicus. Et ensuite, Joannis Jonstoni, doctoris Medici, De Festis Graecorum schediasma ; je le connais bien, John Jonston — il était de Saint Andrews2 ! Et puis, Danielis Souterii, Flandro-Britanni, Palamedes sive de Tabula Lusoria, Alea et Variis Ludis libri tres, Flamand ou pas Flamand, Dan Souter était aussi un Écossais. C’est alors que l’on commence à ressentir la beauté et la fascination du jeu, car avant même d’avoir appris quoi que ce soitsur les jeux dans l’antiquité, on veut en savoir plus sur Jan Meursius, John Jonston, Dan Souter, et les autres.

Jan Meursius nous mène à Leyde, ville universitaire s’il en fut jamais, à l’époque3 où Justus Lipsius et Scaliger étaient des vieillards et Dan Heinsius tout jeune, où les Elzévirs imprimaient des livres, et Hugo Grotius4 et Jan van Barneveldt faisaient l’histoire. Meursius éduqua les enfants du grand pensionnaire5 et reprit la chaire de Scaliger — Scaliger qui le haïssait, le couvrait d’injures, le traitait de pédant, et avait (je suppose) des convictions politiques et religieuses diamétralement  opposées. Et le prince d’Orange arriva, avec ses amis calvinistes  ; et le stadthouder fit décapiter, comme on le sait, le grand pensionnaire ; et le roi de Danemark emmena Jan Meursius avec lui, puis le nomma professeur dans sa petite université de Sohoe — si éloignée, qu’il est difficile de suivre notre homme plus avant.

Les poupées de Sappho

Mais intéressons-nous de plus près à ces jeux d’enfants dont nous parlent Meursius et ses amis. En fait, ils ne nous disent rien de très nouveau. La plupart des choses changent avec les années et les siècles, les modes des hommes et des femmes vont et viennent, mais jeux et jouets des enfants restent immuables. Les jouets des petits Athéniens et Romains sont ceux de nos propres enfants ; les enfants grecs jouaient aux mêmes jeux que nous et dansaient, j’en suis persuadé, sur les mêmes airs. Le premier jouet d’un enfant est son hochet, son krostalos, son platagônion, son sistrum ou crepitaculum ; c’était parfois une simple petite boîte contenant des cailloux, une sorte de psêphopéribombêtria ! Plaute parle quelque part de ses multiples formes et Lucrèce nous explique, avec toute la solennité dont il est capable, que les enfants de la Nature n’ont nul besoin de telles choses — « nec crepitacilleis opus est », etc. Le petit Bacchus, comme tous les enfants gâtés, avait son panier de jouets ou paignia, sa toupie et sa balle, son petit tambour ou tambourin (roptron), qu’il frappait vigoureusement (épéplatagêse), et peut-être un masque (mormolykeion) pour effrayer ses petits camarades. Ce petit garçon, comme le font les nôtres, chevauchait la canne de papa (kalamos épibaiôeiô) — « equitare in harundine longa », comme dit Horace. Plutarque explique qu’Agésilas, roi de Sparte, faisait de même pour amuser ses enfants (microis tois paidiois) ; et Valérius Maximus nous dit que Socrate, découvert dans la même posture par Alcibiade lui-même, n’en éprouva pas la moindre honte : « Socrates non erubuit tunc quum interposita harundine cruribus suis cum parvulis filiolis ludens ab Alcibiade visus est. »

Les petites filles avaient leurs propres jouets. Des poupées surtout, affublées de quantités de noms, dont certains sont mal compris (korai, numphai, koroplastai, plangosès). Il y a un autre nom, dagus, qui désigne aussi la poupée en haut allemand ancien, doccha ou toccha ; dans le Pharmaceutria de Théocrite (qui signifie « idylle des sorts »), dagus désigne une poupée de sorcière, destinée à jeter des sorts ; mais c’était aussi, je pense, une poupée ordinaire.

Puis venait, toujours trop tôt, un événement majeur, le jour où le petit Athénien devait aller à l’école et oublier ses plaisirs enfantins ; saint Paul ne l’oublia jamais, et nombre d’écrivains s’en sont souvenus. Sappho elle-même apporta les petites robes rouges de ses poupées au temple de Vénus, et les y fit consacrer. Pausanias relate avoir vu, dans le temple de Zeus, un berceau de poupée mis là par une petite fille nommée Hippodameia. Persius parle de « Veneri dotatae a virgine puppae », et deux épigrammes au moins de l’Anthologie sont consacrés au même thème. Dans l’un d’eux, dû à un poète anonyme, une petite fille fait don de tous ses trésors à la déesse — sa balle préférée (sphaira), son tambourin (tympanon), son filet à cheveux (kekryphalos), ses poupées (korai) et leurs robes (endymata). Et Léonidas raconte, à propos d’un petit garçon une charmante anecdote, qui donne à peu près ceci : « J’ai sept ans aujourd’hui, dieu bien-aimé, et je ne dois plus jouer à des jeux d’enfant. Alors, voici ma toupie, et mon cerceau et ma balle. Et, dieu bien-aimé, tu peux tout garder ! »

Quand j’étais tout petit, dans la cour de ma première école, nous jouions à un jeu appelé “papes”, version écossaise de “pips”, signifiant “noyaux de cerises”. Nous creusions un petit trou près d’un mur et tentions d’y lancer, comme on lance des billes, nos noyaux de cerises. En grec, ce jeu s’appelle tropa, et les petits Athéniens y jouaient avec des akyloi ou des balanoi, deux espèces de glands, ou encore avec des osselets (astragaloi). Comme les billes, ce jeu connaît de multiples variantes. Au lieu de creuser un petit trou, on peut tracer un cercle, et le jeu (qui s’appelle alors ômilla) consiste à jeter une noix ou un noyau de cerise (karyon) dans le cercle, sans qu’il roule au dehors. Hésychius parle d’un jeu consistant à tracer un cercle, puis à y jeter des noisettes ; le joueur dont la noisette reste dans le cercle gagne la partie. On jouait aussi parfois avec des pièces, et le jeu s’appelait alors aphétinda.

Ricochets et Colin-maillard

Nous avons tous joué, avec plus ou moins de succès, à faire des ricochets. C’est un jeu passionnant d’autant que des siècles durant, personne ne sut pourquoi les cailloux font des ricochets, jusqu’à ce que Spallanzani6 en donne la raison. Les petits Grecs utilisaient des tessons de poterie, et l’appelaient  ostrakinda, ou  épostrakismos, ou plus simplement ostrakois paizein ; ils lançaient aussi des galets bien plats ou des coquilles ramassées sur la plage (ostrakia platéa aktétrimmena utto thalassês) ; comme chacun le sait, le jeu consiste à faire le maximum de ricochets — on dit “stots” en Écosse, et bonds, almata, en Grèce. Pollux explique le jeu très simplement : « On lance une coquille marine sur la surface de l’eau ; on compte les bonds que, dans sa course, elle fait avant de couler, et la victoire appartient à celui dont la coquille a fait le plus de bonds. » On en trouve aussi l’explication, donnée dans un style plus minutieux et moderne, dans l’Octavius de Minutius (!) Felix, où deux amis marchant sur la plage voient une bande de jeunes garçons faire des ricochets : « On choisit sur le rivage une pierre plate et ronde, polie par le mouvement des flots ; on la tient horizontalement entre les doigts, puis inclinée, penchée le plus près possible du sol, et on l’envoie sur la surface de l’eau. La pierre, animée d’une certaine vitesse, glisse et nage à la surface ; lancée avec force, elle saute et bondit en rasant les flots. Le vainqueur est celui dont la pierre est allée le plus loin et a ricoché le plus grand nombre de fois. »

En grec ancien, beaucoup de noms de jeux se terminent par -inda, suffixe dont l’origine et la signification sont incertaines. Il est cependant évident qu’il s’agit d’un mot ou d’une racine très anciens. Ainsi, dièlkeis, tirer de part et d’autre, donne  dielkustinda, qui signifie tir à la corde, ou « French and English », comme nous avons coutume de dire ; et basilinda signifie « King of the Castle »,7 jeu qui semble avoir bénéficié d’une grande faveur. Dion Chrysostome prend soin de préciser que le roi du château est virtuel : « Le gagnant parmi les enfants (qu’ils appellent roi) n’est pas roi en réalité. » Ephetinda était un jeu de balle très bruyant, où l’on feignait de lancer la balle à quelqu’un avant de la lancer à un autre.  Kuntinda était “kiss-in-the-ring” (jeu certes très ancien), et apodidaskinda d’autre qu’une partie de cache-cache, avec retour vers le but avant celui qui est chargé de compter8 et de chercher — ergon épên ékastô eis ton topon ékeinou phtasai. Et akinêtinda le jeu consistant à se figer comme une statue, quoi que fassent les autres pour vous en empêcher. Le tir à la corde, à propos, est employé comme métaphore par Socrate. Dans le Théétète, il parle d’hommes rendus hésitants par des arguments conflictuels : comme des enfants tirant à la corde quand chaque groupe tente de faire franchir la marque à l’autre, dia grammês paixostès. Il parle aussi du jeu de King of the Castle dans le même dialogue, lorsqu’il explique que celui qui ne fait pas d’erreurs finira par diriger les autres à sa convenance, ainsi que cela se produit dans les jeux de gages. Horace, dans sa première Épître, dit la même chose : « At pueri ludentes, rex eris, aiunt si recte faxis. »

Il y a dans le Phédon une allusion subtile, au jeu de colin-maillard, ou psêlaphinda. Le véritable but du jeu, après que le joueur masqué a réussi à attraper quelqu’un, consiste à le toucher (psêlaphasan) et à deviner ou à découvrir qui il est. S’il y parvient, l’autre prend sa place ; sinon, il reste masqué. Dans le Phédon, l’homme est assimilé au joueur masqué tâtonnant dans l’obscurité (psêlaphôntes ôstter en skotei) et recherchant la cause des phénomènes mais, quand il trouve ou pense avoir trouvé, ne donnant pas aux choses leurs noms exacts (allotriô onomati proschrôénoi), ce qui l’oblige à recommencer. Nous connaissons tous l’exemple affreux et solennel de ce même jeu cruel, là où est écrit9 : « Et quand ils l’eurent aveuglé ils lui donnèrent des coups de poing et des soufflets en disant : Christ, prophétise ; dis-nous qui t’a frappé. »

Il semble que Suétone ait écrit un livre entier sur les jeux d’enfant, comme il le fit sur les cris d’animaux et le chant du rossignol. Hélas, tous ses livres sont perdus, bien que nous eussions volontiers donné en échange pour les retrouver trois vies de grammairiens ou une vie d’empereur. S’il est un livre qui doive, plus que les autres, nous arrêter, c’est l’Onomasticon de Julius Pollux ; il nous conte bien des histoires, et a préservé quantité de mots oubliés, mais il n’est pas toujours facile à déchiffrer. Il y a quelques années, j’ai trouvé dans l’Onomasticon un mot que personne n’a pu traduire, dans un passage que personne n’est parvenu à comprendre. Le mot était imatéligmos, et indiquait de toute évidence une courroie ou une lanière tressées. Liddell et Scott le traduisaient par “corde tressée”, ce qui ne m’avançait pas d’un pouce. Mais mon enfance en Irlande me revint en mémoire ; j’avais vu, dans une foire ou sur un champ de courses, les jeux de cartes et les trois dés si prompts à masquer le petit pois, ainsi qu’un autre jeu très astucieux, impliquant une lanière nouée et une cheville de bois. C’était le jeu de la courroie,10 ou imateligmos. Nous pouvons désormais traduire Pollux, même s’il s’avère toujours difficile à comprendre. Le jeu consiste à poser une lanière sur une table en lui faisant faire des circonvolutions compliquées dont, entre autres, une boucle ; il s’agit de placer la cheville dans la boucle, et pour gagner, il faut que la cheville reste dans la boucle une fois la courroie déroulée. Nous savons qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, mais tout de même, il est assez étrange de penser que le paysan grec venu assister aux Jeux olympiques perdait son obole de la même façon qu’aujourd’hui, nous perdons quelques pièces à la fête foraine ! Il y a d’ailleurs une courte suite à cette histoire. Plutarque nous dit qu’un sophiste appelait un de ses congénères imatéliktès — « sophiste noueux », selon Liddell et Scott, c’est-à-dire : personne posant des problèmes embrouillés. Mais on voit bien que Liddell et Scott ne connaissent pas le jeu en question — on ne leur a sans doute jamais demandé de « piquer la courroie » ! Le philosophe voulait dire qu’il tenait son compère pour un biseauteur de cartes, un pipeur de dés, un gitan crapuleux et un garde noir irlandais de bas étage...

Dans toutes les villes d’Italie du Sud, on voit souvent, dans un coin ombragé, un couple d’hommes jouant à la « morra », ou « mourre ».11 Ce jeu impressionne par l’excitation et la vivacité qu’il implique. Cupide et Hyménée y jouent dans l’interminable et très mystique Dionysiaca ; la chance suit l’apparition des doigts, étérotropa daktula cheirôn, quand le joueur les étend, ta mèn orthôsantès, cachant les autres dans sa paume. L’équivalent latin est micare digitis. On trouve, par exemple, chez Calpurnius : « Ter quiste manus iactate micantes, nec mora, decernunt digitis. » C’est exactement ainsi que l’on joue, en étendant simultanément les mains.

…Quand allons-nous nous marier ?

Les enfants ont toujours dansé et chanté ; et ils dansent et chantent sur des airs très simples et très anciens. « Here we go round the mulberry bush » est l’un d’entre eux.12Pollux et Eustathius parlent tous deux d’une ronde enfantine sous le nom curieux de  chélichélônê. Eustathius prend soin de nous avertir qu’il ne s’agit pas de la chanson de l’hirondelle, mais sans doute de celle de la tortue, cependant, je n’en mettrais pas ma main au feu. Car il n’est pas impossible que, à l’instar de « Hey, diddle, diddle »13 ou de « Merry my tanzie », le refrain ne soit qu’un amalgame de mots oubliés. Quoi qu’il en soit, le jeu était joué par une petite fille (la tortue) assise au milieu du cercle formé par ses camarades, qui dansaient et chantaient. Quelques mots de la chanson, sans l’air qui va avec, sont parvenus jusqu’à nous, et ces fragments sont aussi fascinants qu’exaspérants, en ce qu’ils semblent bien véridiques mais n’ont guère de signification. Il ne reste plus dès lors qu’à laisser libre cours à son imagination (ce que j’ai fait depuis longtemps) et à imaginer ce que chantaient les enfants. Le début de la chanson commence ainsi : chélichélônê  ti poiein en tô mesô. Il me semble que le titre et le refrain sont indûment soudés, et que la chanson elle-même commence par ti poiein, etc. N’entendez-vous pas « the mulberry bush, the mulberry bush » dans ce refrain vieux comme le monde : Que fais-tu au milieu ? Que fais-tu au milieu, au milieu ? (Ti poieis en tô mesô / en tô mesô ?) À quoi l’enfant assis au milieu du cercle doit répondre : Eria maryomai, je file ma laine.

Il nous reste quelques autres mots de la vieille chanson : o d ekgonos sou ti poiei ; ti poiei, ti poiei ; O d ekgonos sou ti poiei, chaire, chélichélônê. Il me semble qu’il y a là une question et une réponse. J’entends le cercle des danseurs demander avec insistance : « Ton fils, que fait-il ? Que fait-il ? » Et l’enfant au milieu se mettre à pleurer et à chanter : « o d ekgonos mou apôléto opiléto » (« Mon fils est perdu, perdu… »), suivi de : « Eis tan thalassan alato » (« Il a sauté dans la mer »). Car la chanson comportait une partie triste, et il fallait impérativement faire semblant de pleurer. Quand j’ai commencé à penser à cette chanson et à tenter de la reconstituer, c’était durant les premières semaines de l’après-guerre, et je me trouvais à Cologne. Dans une rue presque déserte, je tombai sur un petit groupe d’enfants qui chantaient à tue-tête : ils jouaient très précisément à ce jeu. Au moment où je m’approchai, la petite fille au milieu du cercle pressait ses mains contre ses yeux, tandis que les autres chantaient en chœur : « Nun fängst Sie an zu weinen, zu weinen, zu weinen »,14 et cætera ! C’était exactement ce que je recherchais.

Le même leitmotiv se retrouve dans bien des rondes enfantines. Hesychius parle d’un jeu venant de Tarente et appelé ézagô chôlon tragiskion (J’emmène un bouc boiteux) ; et Pollux nous raconte comment, quand le ciel est couvert, les garçons chantent ézéché ô phillié. Il me semble entendre le même refrain dans : « Here I come with my limping goat, my limping goat, my limping goat. Here I come with my limping goat ».15 La façon qu’ont les enfants d’appeler le soleil, assez semblable à notre : « Snail, snail, come out of your hole ».16est devenue proverbiale. On la trouve chez Aristophane et chez Straton.

Ces mêmes vieux érudits, Pollux et Eustathius, auxquels nous sommes infiniment redevables, signalent un autre jeu, réservé aux filles et aux femmes, et appelé  phitta maliades, ou phittaroi, ou un terme semblable, dans lequel maliades est une sorte de nymphe, et phitt, ou sitt, ou psytt l’appel d’un berger ou d’un gardien de chèvres. On trouve cela dans Théocrite, où sitta némesthé est ce que dit le berger à ses chèvres. C’est l’un de ces petits mots aussi anciens que le langage lui-même, un mot qui peut à peine être épelé ou écrit, un simple claquement de langue, tel ceux que nous produisons pour communiquer avec un cheval, un cochon ou un chat. Les filles de Sparte, dans la montagne, se répondaient joyeusement, en courant et en criant euphêmousai théousai, faisant grand bruit et s’encourageant l’une l’autre à courir plus vite.

Monsieur Becq de Fouquières, qui a écrit il y a quelque soixante ans, un beau livre sur Les Jeux des Anciens,17 eut la chance d’assister à ce spectacle en Sicile, au-dessus de Taormine. Un groupe de jeunes paysannes dévalait une pente en courant et sautant à qui mieux mieux : « Et toujours, tout en courant, elles poussaient de petits cris, sifflants et inintelligibles, qui étaient comme des défis qu’elles se jetaient de l’une à l’autre ; c’était le phitta maliades des anciens. »

Traduit de l’anglais par Nicolas Witkowski, avec l’aide de Pierre Amandry, de l’Institut, et Jean-Louis Schlegel.

Notes de bas de page numériques

1 . Extrait de Greece and Rome, 1933.

2 .  Saint Andrews, près d’Edimbourg, ville ou d’Arcy Thompson vécut et enseigna longtemps.

3 . Autour de 1610.

4 .  Hugo de Groot, dit Grotius (1583-1645), juriste et diplomate hollandais.

5 . Dans la Hollande des XVIIe et XVIIIe siècles, gouverneur de province et secrétaire des États généraux.

6 . Lazzaro Spallanzani (1729-1799), professeur d’histoire naturelle à Pavie, est plus connu pour ses travaux de physiologie que pour son étude sur les ricochets, dont nous n’avons pu retrouver la trace.

7   « I’m the king of the castle, you’re the dirty rascal », (Je suis le roi du château, et toi t’es un sale voyou), comptine anglaise chantée par le premier qui arrive en haut d’un arbre, d’une colline, etc.

8 .  On utilise souvent les verbes « clumer » ou « s’y coller » (d’où : colin-maillard).

9 .  Matthieu, 26:57.

10 . Ce jeu est répertorié dans le Dictionnaire des jeux  (sous la direction de R. Alleau, Tchou, 1964), et trouverait son origine dans le nœud gordien qui reliait le joug au timon du char du roi Midas et qu’aurait, selon la légende, tranché Alexandre faute de savoir le dénouer comme l’exigeait une prédiction.

11 . Dans la version moderne du jeu, les joueurs étendent simultanément la main en dépliant un ou plusieurs doigts et en annonçant la somme présumée de tous les doigts dépliés. Celui qui devine juste marque le nombre de points correspondant.

12 . Ronde anglaise : « Here we go round the mulberry bush, the mulberry bush, the mulberry bush, here we go round the mulberry bush, on a cold and frosty morning » (« nous tournons autour du mûrier, du mûrier, du mûrier, nous tournons autour du mûrier, par un matin froid et glacé … », chanté sur l’air de : « Quand allons-nous nous marier, nous marier »).

13 .  Hey diddle diddle / the cat and the fiddle / the cow jumped over the moon / the little dog laughed / to see such fun / and the cat ran away with the spoon (Hey diddle diddle / le chat et le violon / la vache a sauté par-dessus la lune / le petit chien a ri tant c’était drôle / et le chat s’est enfui avec la cuillère).

14 . « Maintenant tu commences à pleurer, à pleurer, à pleurer. »

15 .  « Me v’là avec ma chèvre qui boite, ma chèvre qui boite… »

16 . « Escargot, escargot, sors de ton trou », version anglaise de « Escargot, marengo, montre-moi tes cornes, etc. »

17 . L. Becq de Fouquières, Les jeux des Anciens, Paris, 1869.

Annexes

Légende illustration

D’Arcy Wentworth Thompson, université St Andrews
Julie, photographie de Mohror, 1979

Pour citer cet article

D’Arcy Wentworth Thompson, « Jeux et jouets1 », paru dans Alliage, n°44 - Septembre 2000, Jeux et jouets1, mis en ligne le 04 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3873.

Auteurs

D’Arcy Wentworth Thompson

1860-1948 ; professeur de zoologie à l’université de St Andrews, Écosse.

Traducteurs

Nicolas Witkowski