Alliage | n°44 - Septembre 2000 Notes pour le musée 

Jean-Marc Lévy-Leblond  : 

Philippe Bouveret, en effet(s)

p. 51-54

Texte intégral

1La première physique, celle de Galilée d’abord et de Newton encore, se pensait comme “philosophie naturelle”, et voulait comprendre la nature (phusis), au double sens du mot, entendement et embrassement. L’espoir de ramener ainsi tous les phénomènes à une seule cause parut atteint avec la théorie newtonienne. Mais la gravitation n’était pas cette “attraction universelle” qu’elle prétendait, et elle dut faire place à d’autres types d’interactions, électriques, magnétiques, plus tard nucléaires. Et quelles que fussent leur nature profonde (électromagnétique, en général), les forces œuvrant à notre échelle, capillarité, élasticité, friction, gardaient leur autonomie de comportement. Malgré leur espoir d’une unification toujours annoncée, jamais réalisée, les physiciens, dès le dix-neuvième siècle, ont dû se résigner à la diversité et même à l’hétérogénéité du monde. Le deuil du fantasme unitaire et l’acceptation d’une variété incontrôlée devraient cependant procurer des gratifications secondaires. Le regret de ne pouvoir contempler d’un seul coup une architecture transparente peut s’équilibrer de l’heureuse surprise devant les réjouissantes corrélations entre des aspects de la nature a priori complètement étrangers les uns aux autres.

2Comme sur les scènes baroques, le théâtre du monde voit agir des machines dont les effets procurent aux spectateurs d’incessants étonnements. Effets, ces phénomènes, dont la découverte, en général inattendue, étonne les chercheurs par l’hétérogénéité apparente entre une cause et un… effet, la première et le second relevant de domaines physiques a priori sans relation. Effet Joule : un courant électrique passe dans un fil métallique, et voici qu’il devient chaud ! Effet Doppler : une source sonore se met en mouvement, et voici que change sa fréquence ! Effet Magnus : un projectile se met en rotation sur lui-même, et voici que sa trajectoire cesse d’être rectiligne !

3Il fut d’ailleurs un temps, avant qu’existe le prix Nobel, où le rêve de chaque physicien était d’attacher son nom à un “effet”, preuve patente de la reconnaissance de ses pairs et moyen le plus sûr de passer à la postérité. Ainsi, Faraday, Joule, Peltier, Doppler (auquel les Français jugent nécessaire d’associer Fizeau), Hall, Magnus, Zeeman et bien d’autres, ont chacun marqué la physique du XIXe siècle de “leur” effet. C’était une époque où l’exploration du monde primait sur son exploitation, et où l’on appréciait davantage la nature dans ses surprises que son contrôle. La notion même d’effet traduisait certes une conception de la science physique encore très empirique, comme juxtaposition de domaines autonomes et séparés. Elle exprimait également une vision de son histoire en termes de découvertes singulières et individualisées.

4De fait, la physique moderne a commencé, au début du XXe siècle, par voir l’usage du terme se réduire et se dépersonnaliser. Les nouveaux effets, moins directement liés à l’expérience commune, y furent plus factuellement et plus techniquement dénommés : effets photo-électrique, thermo-acoustique ou sono-luminescent (même si la personnalisation de la découverte ne cessait pas d’exercer son empire : on connaît aussi des effets Cotton-Mouton, Tcherenkov, Casimir, etc.). Et il s’agissait habituellement de phénomènes beaucoup plus circonscrits, internes à des champs disciplinaires limités et assujettis à des conditions d’observation expérimentale fort complexes. De nos jours enfin, les phénomènes inédits se voient plutôt affublés d’appellations imagées (et souvent trompeuses) : effet tunnel, effet papillon, effet de serre, dont la dénomination relève surtout des règles de la communication médiatique. Sans doute les physiciens craignent-ils que leur science ne fasse plus assez d’effet…

5Aussi est-il salutaire que des artistes aident la nature à continuer de nous surprendre, et maintiennent une vision du monde plus modeste que les grandioses (et souvent fantasmatiques) perspectives d’unification de la science moderne — et plus ludique, à l’instar de cette science de jadis, qui faisait de la recherche une vaste partie de cache-tampon avec la nature. C’est ainsi que Philippe Bouveret, avec patience et humour, fait jouer température, pression atmosphérique, capillarité, évaporation, gravité pour produire des effets comiques ou/et poétiques. D’une caisse métallique rouillée au fond d’un jardin, surgira suivant les aléas de la météo, un vieux vélo. Accroché au mur, un cadre métallique apparemment vide attend que le spectateur glisse dans la fente d’un monnayeur, non une pièce, mais un cachet d’aspirine dont la dissolution effervescente fera lentement surgir des coquillages, des bougies, un panneau “à vendre”. Des balanciers se dandinent gauchement sur une tringle oblique, marquant le temps en tirant de leurs oscillations une progression saccadée mais inéluctable. Des gouttes d’eau glissent sur deux fils de métal, les réunissant par la force capillaire, jusqu’à ce que l’élasticité des fils reprenne le dessus pour les écarter, entretenant un vibrant goutte-à-goutte. Un œuf dans l’eau, maintenu par une barre oscillante, exécute un paisible ballet aléatoire de rotations et de vibrations, illustration impertinente de la théorie du chaos à la mode.

6Au siècle dernier, la pédagogie scientifique se faisait volontiers divertissante. La grande revue populaire L’Illustration publiait une rubrique régulière « La science amusante », signée du vite célèbre Tom Tit1. Les recueils de ces chroniques connurent un vif succès de librairie dont attestent de nombreuses rééditions. Et bien d’autres auteurs et publications illustraient ce genre, suggérant aux enfants des expériences utilisant des objets ordinaires, fourchettes, ficelle, bouchons, pommes de terre, etc., pour mettre en évidence la rotation de la Terre ou la pression atmosphérique. Il n’est pas certain que ces manipulations, souvent moins faciles à réaliser qu’il y paraissait, aient eu de grandes vertus didactiques. Sans doute leur fonction était-elle plutôt de maintenir le lien entre investigation scientifique, en voie de technicisation et de formalisation rapides, et curiosité spontanée devant le fonctionnement du monde. Lorsque la science, comme aujourd’hui, se fait de plus en plus ésotérique, il faut se souvenir qu’elle ne trouve son sens que dans sa capacité à répondre à nos étonnements intéressés. C’est l’effet, précieux, des tranquilles manigances de Philippe Bouveret que de nous rappeler à notre “condition naturelle”2.

Notes de bas de page numériques

1 . Voir Daniel Jacobi, « La science amusante est-elle amusante ? », Alliage 11-12, printemps-été 1992, pp. 85-91.

2 . Suivant le titre des beaux poèmes, d’inspiration lucrécienne, de John Updike, La condition naturelle, Gallimard, 1988.

Pour citer cet article

Jean-Marc Lévy-Leblond, « Philippe Bouveret, en effet(s) », paru dans Alliage, n°44 - Septembre 2000, Philippe Bouveret, en effet(s), mis en ligne le 04 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3869.


Auteurs

Jean-Marc Lévy-Leblond

Physicien, éditeur, président de l’Anais.