Alliage | n°44 - Septembre 2000 Notes pour le musée
Jorge Wagensberg :
Treize principes pour une muséologie scientifique moderne
Texte intégral
1. Un centre de culture scientifique est un espace consacré à la stimulation, chez le visiteur, de l’intérêt pour la connaissance et la méthode scientifiques (c’est le but des expositions), et à la formation d’une opinion sur les questions scientifiques (ce que permettent les autres activités du musée — conférences, débats, séminaires —, appuyées sur la crédibilité et le prestige acquis par les expositions).
Enseigner, former, informer, protéger le patrimoine, vulgariser, sont d’autres missions des centres de culture scientifique, mais elles ne sont pas prioritaires. Le but essentiel est de provoquer une différence entre l’après et l’avant de la visite, qui affectera les attitudes du visiteur à l’égard de toutes les activités liées à la science : voyager, entrer dans une librairie, poser des questions en classe, choisir un programme de télévision, et bien d’autres encore. Le musée offre plus de questions que de réponses. Une façon de mesurer l’efficacité du musée serait de noter avec combien de questions nouvelles en ressort le visiteur.
Par ailleurs, le développement d’une opinion scientifique est une exigence de notre système démocratique. La science est la forme de connaissance qui affecte le plus intensément la vie du citoyen. Or, dans une démocratie, toutes les voix se valent. Ainsi, la distance entre l’expert et le citoyen est-elle une contradiction nodale de la démocratie moderne, qui demande à être résolue. Un fait nouveau est le désir des scientifiques de ne plus rester isolés. Les CCS, réalités nouvelles aussi, peuvent les aider à rencontrer les citoyens.
2. Le public des centres de culture scientifique est universel, sans distinction d’âge (à partir de sept ans), d’éducation, de niveau culturel, ou de toute autre caractéristique. Il n’y a pas de visiteurs d’un autre type dans ces centres. Car les expositions sont fondées sur les émotions, non sur des savoirs préalables. Cependant, certaines activités des centres peuvent avoir des objectifs particuliers et viser des gens ayant des intérêts, des niveaux ou des compétences spécifiques.
Un musée a l’obligation de connaître son public et de s’intéresser aux carences de leur connaissances.
3. L’élément muséologique et muséographique primordial est la réalité, c’est-à-dire l’objet réel ou le phénomène réel. Textes, sons, images, jeux, modèles, simulations informatiques sont prioritaires dans d’autres médias — édition, télévision, cinéma, parcs à thème, école, conférences, théâtre —, mais dans un musée, ce ne sont que des éléments complémentaires. Une exposition ne devrait jamais se fonder sur de tels accessoires ; une exhibition d’artefacts de la réalité peut remplir bien des rôles, mais non remplacer une exposition.
Une bonne exposition ne peut en aucun cas être remplacée par un livre, un film ou une conférence. Une bonne exposition crée le désir de livres, de films ou de conférences. Une bonne exposition transforme le visiteur. Un bon musée des sciences est avant tout un instrument de transformation sociale.
4. Les éléments muséographiques servent, d’abord et avant tout, à stimuler trois types d’interactivité chez le visiteur :
-
interactivité manuelle, pour déclencher l’émotion (main à la pâte),
-
interactivité mentale, pour comprendre l’émotion (tête à la pâte),
-
interactivité culturelle, pour intégrer l’émotion (cœur à la pâte).
Le troisième type est hautement recommandable, le premier très indiqué, et le second tout simplement indispensable. L’interactivité implique le dialogue. Expérimenter, c’est dialoguer avec la nature. Penser, c’est dialoguer avec soi-même. Une installation muséale réussie déclenche le dialogue entre les visiteurs.
-
une authentique activité manuelle permet un tel dialogue : la réponse de la nature (sans intermédiaires) suggère une nouvelle manipulation, une autre façon de provoquer la nature, une autre question qu’il revient au visiteur de poser et d’élaborer. Le visiteur se glisse dans la peau d’un chercheur. Presser un bouton pour déclencher un processus pré-programmé n’en est que la caricature.
-
—’interactivité mentale implique la pratique de l’intelligibilité scientifique : distinguer l’essentiel de l’accessoire, voir ce qu’il y a de commun par-delà les différences apparentes (le différent est toujours évident, le commun demande à être recherché). L’interactivité mentale permet de prolonger l’expérience muséale et d’en associer les idées avec la vie quotidienne, avec d’autres situations de la même nature. Le plaisir de reconnaître ces convergences est la base de l’émotion éprouvée dans un musée des sciences. Un bon musée des sciences est le concentré d’émotions intelligibles garanties. Un bon musée des sciences excite l’émotion de l’intelligibilité du monde.
-
a science est universelle, mais les situations réelles dans lesquelles elle se manifeste sont particulières. L’interactivité culturelle donne la priorité aux identités collectives de l’environnement du musée. Ceci condamne le clonage des musées, et exige que les titulaires des cultures ambiantes y (re)trouvent l’émotion, et que les étrangers y découvrent un point de vue original.
5. Les meilleurs stimuli pour entraîner le citoyen sur les traces du chercheur sont les mêmes stimuli qui poussent le chercheur à faire de la science.
En vérité, la science est d’emblée excitante et amusante : il n’est pas nécessaire de recourir à la motivation d’autres formes de spectacle (et l’inverse vaut aussi en général). Le muséologue doit extraire des scientifiques leurs véritables stimuli (que, naturellement, ils n’avouent jamais dans leurs publications).
6. La meilleure méthode pour imaginer, projeter et produire des installations muséographiques dans un centre de culture scientifique est la méthode scientifique elle-même (fondée sur les principes d’objectivité, d’intelligibilité et de dialectique).
L’idée est que la muséologie scientifique doit être scientifique — aussi objective, intelligible et dialectique que possible. La critique systématique de tout ce qui est présenté ne doit pas être omise. L’humour peut aider à ramener à une échelle raisonnable à la fois la prétention à la vérité et ses éventuelles critiques. Il ne faut pas seulement montrer les résultats de la science, mais aussi les méthodes utilisées pour les obtenir. Prévaut dans la collectivité une image de la science comme capable de tout faire sans jamais se tromper. Mais c’est l’inverse qui est vrai : il n’y a aucune raison pour que la science réussisse dans tout projet concevable, et si la science avance, c’est justement grâce à ses erreurs, qui sont la règle bien plutôt que l’exception. Ceci aidera le visiteur dans son évaluation.
7. Le contenu d’un centre de culture scientifique peut être n’importe quel élément de réalité, depuis un quark jusqu’à Shakespeare, pourvu que les stimuli et la méthode d’exposition soient scientifiques. Il faut toujours donner la priorité à l’objet ou au phénomène réel, pour la compréhension desquels on convoque alors les disciplines scientifiques adéquates, car « la nature n’est pas responsable des programmes scolaires ou universitaires ».
On peut tout regarder d’un œil scientifique, mais contrairement à d’autres formes de transmission des connaissances (comme le livre), l’exposition ne doit pas nécessairement couvrir intensivement ni extensivement son sujet ou son thème. Un musée ne doit pas forcément tout contenir. C’est la réalité disponible dans chaque cas qui commande.
8. Un centre de culture scientifique est un espace collectif (même si l’on peut en profiter individuellement). Ceci définit une échelle de valeurs des espaces muséographiques par rapport au nombre de visiteurs qui peuvent y accéder simultanément :
-
niveau A : accessible à tous les visiteurs — cadre général, éclairage, décors muraux, lieux d’accueil, audiovisuels, cinéma, sonorisation, etc.
-
niveau B : accessible par des groupes de visiteurs suffisamment restreints pour que la conversation y soit possible (cinq à six personnes, une famille) — modules d’expérience, objets, zones spécialisées, etc.
-
niveau C : accessible au visiteur individuel en privé — textes, illustrations, ordinateurs, etc.
Les objets réels illustrent, les phénomènes réels montrent et l’environnement situe. Le niveau B, niveau fondamental d’un centre, ne devrait pas être rempli d’accessoires muséographiques disparates.
9. Le concept de fil conducteur n’est qu’une option possible parmi d’autres. Il n’est nullement obligatoire.
Un musée est fondé sur la réalité, et il existe des réalités, une jungle par exemple, qui peuvent être explorées sans suivre un fil conducteur.
10. Il existe des sujets tout particulièrement muséographiques, et des sujets mieux traités par d’autres médias.
Par exemple : un concert est plus approprié s’il s’agit de présenter la Symphonie concertante de Mozart.
11. Il ne faut pas confondre rigueur muséographique et rigueur scientifique. Le musée doit être muséographiquement rigoureux (ne pas faire passer des reproductions pour des objets authentiques, ne pas surévaluer ni sous-évaluer l’importance, la singularité ou la valeur d’une pièce, etc.) et scientifiquement rigoureux (ne pas utiliser de métaphores erronées, ne pas présenter de vérités dépassées, ne pas dissimuler les doutes existant sur les présentations). La rigueur muséographique résulte de l’accord entre muséologues et stylistes, la rigueur scientifique de l’accord entre muséologues et chercheurs spécialistes du sujet.
Ne pas confondre rigueur scientifique et rigor mortis.
12. Dans un centre de culture scientifique, le visiteur est traité en adulte, dans tous les sens du mot, comme serait traité un chercheur ou un futur chercheur. Un citoyen est muséologiquement adulte dès lors qu’il sait lire et écrire. Les visiteurs ont toujours le droit de réélaborer leur propre vérité pour eux-mêmes. Des messages uniquement fondés sur la tradition ou l’autorité scientifiques doivent être exclus.
Il n’y a pas de science pour la campagne ou pour le Tiers Monde. Qu’il s’agisse de la même science (ce qui est le cas) ou non, n’importe pas. Tout simplement, il faut faire comme si c’était la même (de sorte que cela finira par être vrai, si ça ne l’était pas encore).
13. Le rôle d’un centre de culture scientifique, dans une société démocratiquement organisée, est de fournir un terrain commun et crédible où se rejoignent quatre secteurs :
-
a. la société elle-même, sous les espèces du citoyen ordinaire, qui bénéficie ou/et souffre de la science,
-
b. la collectivité scientifique, où est créée la connaissance scientifique,
-
c. le secteur de la production et des services, où est appliquée la science,
-
d. l’administration, qui gère la science.
La réussite ne s’acquiert qu’avec les années. Un centre est un organisme vivant, qui, comme tout être, souhaite durer, mais doit aussi lutter pour sa crédibilité et son prestige dans tout ce qu’il fait.
Pour citer cet article
Jorge Wagensberg, « Treize principes pour une muséologie scientifique moderne », paru dans Alliage, n°44 - Septembre 2000, Treize principes pour une muséologie scientifique moderne, mis en ligne le 03 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3868.
Auteurs
Physicien, éditeur, directeur du Museu de la Ciència, Barcelone.