Alliage | n°44 - Septembre 2000 Notes pour le musée 

James M. Bradburne  : 

Un laboratoire pour le changement

L’exemple du mak.frankfurt

Plan

Texte intégral

Le 10 mai 2000, l’ex-Museum für Kunsthandwerk de Francfort-sur-Main ouvrait ses portes sous un nouveau nom, une nouvelle identité, offrant à ses visiteurs nouveaux équipements et présentations. Le projet de mak.frankfurt se distingue de presque tous les autres projets muséographiques par la soumission de chaque aspect de sa rénovation à l’ambition explicite d’établir une relation totalement différente entre le musée et la société dans laquelle il s’inscrit. Mais cette nouvelle relation n’est pas sans précédents, et à de nombreux points de vue, le modèle qu’elle suggère rapproche le musée de sa mission originelle.

Les musées au XXIe siecle, un besoin de changement

Établissons d’abord les motivations d’un tel changement. Quels défis doit relever la communauté des musées en ce début de XXIe siècle ? Qu’étaient donc les musées dans le passé ? Selon Joseph V. Noble (qui fut directeur de l’éducation au Metropolitan Museum of Art et président de l’American Association of Museums), le musée a pour objet de « collecter, conserver, étudier, interpréter et exposer ». Ces actions, dit-il, « sont comme les cinq doigts de la main, chacun indépendant, mais tous unis par un objectif commun. »
Si l’on prend les trois premiers doigts de la main pour définition du musée, son histoire s’avère liée à celle de la collection, et trouve ses racines dans l’Âge classique. Le tout premier musée connu était en fait une bibliothèque : le mousseion d’Alexandrie, petit frère institutionnel de la célèbre bibliothèque qui prospéra trois siècles avant Jésus-Christ. Depuis la Renaissance, le modèle dominant demeure celui de la collection, qui impose ses exigences à l’organisation du musée. Si l’on insiste plutôt sur les deux derniers doigts, l’histoire du musée remonte à la fin du XVIIIe siècle. À la suite de la Révolution française, l’existence de collections privées fut mise en question. La défense passionnée de l’utilité sociale et culturelle des collections devant la Convention de 1793 et 1794 fit naître les premiers musées : le Louvre, le musée d’Histoire naturelle et le musée des Arts et Métiers.
Une secousse sismique transformait alors la nature de la société occidentale et de l’économie européenne : la révolution industrielle. L’industrialisation eut un puissant impact sur les arts appliqués. Le processus industriel usinier annonça la fin de l’industrie artisanale, et la population quitta en grand nombre la campagne pour gagner les villes. Le salariat se développant, les biens de consommation trouvèrent un marché accueillant, et la demande de produits manufacturés augmenta. L’émergence d’une classe moyenne de plus en plus abondante entraîna la disparition progressive d’une culture de commande sur-mesure au profit d’une culture d’achat prêt-à-l’emploi. Comme le dit McCullough, en référence à une ère post-industrielle plus récente, « tout comme les artisans s’étaient faits ouvriers, les citoyens se transformèrent en simples consommateurs » (Abstracting Craft, p. 74).
Parallèlement à la célébration du nouveau paradis industriel orchestrée par ceux qui, tournés vers l’avenir, visaient un avenir où le travail humain se trouverait libéré et transformé par la technologie, une tout autre réaction émanait de ceux qui, comme William Morris et John Ruskin, évoquaient avec nostalgie un passé idyllique. Devant la laideur de la production industrielle, une série de musées fut fondée sur la conviction que la culture élevait la moralité des masses, et que l’exposition à la beauté engendrerait une nouvelle classe d’ouvriers et de patrons cultivés, désireux d’insuffler une valeur artistique à la production industrielle, et prêts à fabriquer — et consommer — de nouveaux produits de l’industrie de masse. Au cours des trois dernières décennies du XIXe siècle, des musées consacrés aux arts appliqués naquirent en Europe et en Amérique, dont celui que je dirige actuellement, le Kunstgewerbemuseum de Francfort, fondé en 1877 dans un souci de formation aux métiers d’art et d’amélioration de la qualité des produits industriels.
Presque tous ces nouveaux musées avaient pour mission d’éduquer le public, les classes laborieuses notamment. Ainsi, les musées ne seraient-ils plus la chasse gardée d’une minorité, ils ouvriraient le dimanche et en soirée, pour le plus grand nombre. Les ouvriers, nouvellement révélés à leur sensibilité esthétique, allaient rendre l’industrie compétitive. C’était l’âge d’or de la révolution industrielle, et l’industrie avait besoin d’un public avisé — pour acheter ses biens, et les produire. Le musée faisait partie d’une ample stratégie sociale, économique, et culturelle.
Nous sommes aujourd’hui confrontés à une autre période de vives transformations qui ne connaît pas d’équivalent, annoncée en grande hâte (et peut-être de façon prématurée) comme la révolution de l’information, la troisième révolution du savoir, ou, selon les termes déjà désuets d’Alvin Toffler, la « troisième vague ». Quelle est la place du musée dans ce monde en mutation ? Traditionnellement, les musées ont été presque entièrement financés par les recettes fiscales – et se sont donc crus à l’abri de tout changement dans la société qui les entoure. Cependant, le schéma de subvention totale par l’État est maintenant menacé, et le musée doit à présent se défendre en proposant de nouveaux services. Mais il ne suffit pas de sacrifier une part du budget, tout comme l’on ne fait pas maigrir un obèse en lui coupant la jambe. L’une des réponses choisies par de nombreuses institutions est de créer des liens plus étroits avec le privé. De son côté, l’industrie commence à envisager ces institutions d’apprentissage informel non comme un luxe pour quelques privilégiés, mais bien comme l’un des moteurs de la nouvelle économie.

Les musées dans la nouvelle économie, un projet de changement

Conséquence de la nouvelle économie, l’éducation devient une industrie capitale, et l’échec du système éducatif, un problème politique majeur. Aux États-Unis, la crise du système scolaire se voit comparée à la crise de l’industrie automobile américaine des années soixante-dix, et — même cause, même conséquence — l’Amérique doit maintenant importer de plus en plus d’esprits créatifs venus de l’étranger. Cette crise crée un tout nouveau marché, celui du rattrapage éducatif, pour les universités et collèges impliqués. Mais les universités et les écoles sont-elles les seuls endroits où nous apprenons ? Sont-elles même les mieux adaptées à l’apprentissage ? Où sommes-nous initiés à la joie d’apprendre librement — au plaisir de la découverte, d’une exploration née de notre propre initiative et menée selon nos propres règles ? Pas à l’école, c’est quasiment certain. Alors où ?
Si nous devons, coûte que coûte, devenir une société de l’apprendre, le musée, en tant qu’institution, y prend une place centrale. Et si le musée, institution principale de l’apprentissage informel, est au cœur d’une économie fondée sur le savoir, le musée tel que nous le connaissons, temple d’objets de désir, univers passif et statique, devrait se transformer en un environnement d’apprentissage informel, interactif et vivant. Quels buts-clés pour un tel musée ? Bien évidemment, le musée est, et se doit de rester, « une batterie de stockage permanent » (Sherman Lee). Néanmoins, il doit également s’avérer, selon la formule de Nelson Goodman, « une institution pour la prévention de l’aveuglement ». Le musée, au-delà de son rôle traditionnel de collection et de conservation, mettra l’accent de manière explicite sur les transformations suivantes:

Du visiteur à l’usager

La valeur du musée est créée par l’usage. Nos institutions d’apprentissage informel ne doivent pas se satisfaire de visites occasionnelles, ni être dirigées par leur seul désir d’augmenter le nombre de visiteurs passant les tourniquets. Le musée doit tirer des leçons de la bibliothèque, et pas seulement du parc à thème, pour proposer des expériences qui satisfassent l’éventail entier des intérêts et des attentes. On ne juge pas une bibliothèque au nombre de touristes qui la visitent, pas plus qu’à la séduction de ses présentations. Le musée doit s’enraciner dans la collectivité locale, travailler avec elle pour étendre sa base, et encourager le renouvellement des visites — réelles ou virtuelles.

De l’exposition au transfert de connaissance

Une partie fondamentale de la mission du musée est de produire un savoir nouveau en matière d’apprentissage informel, et de le traduire en outils efficaces destinés à la formation des enseignants. Par définition, l’apprentissage informel, c’est apprendre pour le plaisir d’apprendre ; il doit être auto-impulsé, auto-dirigé, et surtout, auto-alimenté. Les recherches didactiques traditionnelles fondées sur la scolarité ne peuvent examiner ces questions, du fait que les écoles n’offrent pas ou peu d’accès à un environnement où l’apprentissage n’est pas obligatoire. Quant aux éditeurs, ils ne sont pas préparés à courir le risque de créer de nouveaux outils pédagogiques, et manquent de moyens adéquats pour tester leurs produits avant de les lancer sur le marché. Seul un environnement d’apprentissage informel public, et son flot d’usagers volontaires, peuvent proposer le cadre de recherche nécessaire à la création des outils et de la formation qui manquent si cruellement aux écoles et à la société tout entière.

De l’information aux compétences

Le musée doit favoriser l’acquisition de nouvelles compétences, et pas simplement l’information. Ces compétences sont dans une large mesure communes à l’art, la science, et la technologie : créativité, collaboration, abstraction, systématisation. La mise en évidence de ce dénominateur commun de compétences a pour effet de réduire l’importance des distinctions de contenu habituelles : science, ethnologie, histoire, beaux-arts. Il est entendu que l’information reste indispensable, mais il est nécessaire de la lier aux capacités de recherche, d’utilisation, et d’appropriation. Cette stratégie n’est pas sans rappeler l’éducation humaniste de la Renaissance, et prépare l’apprenti à tous les champs d’investigation. Pour reprendre l’expression de Jonathan Miller, il s’agit de « nous préparer à un monde où la vie de l’esprit est un plaisir ».

Du sommet à la base ou de la base au sommet

Nos visiteurs sont compétents. Ils ont déjà des domaines d’expertise, et en savent souvent bien plus qu’ils ne peuvent en dire. Les visiteurs créent leur propre entendement, et le musée leur donne l’occasion de se forger de nouvelles connaissances pendant et après leur visite. Dans le musée, le visiteur est aux commandes, il définit lui-même son itinéraire — l’apprentissage se fait de la base vers le sommet. L’expérience du musée sera perçue comme un moyen de conférer un certain pouvoir au visiteur, de reconnaître son rôle de participant, mais aussi de lui accorder un réel potentiel d’action. Le visiteur pourra déterminer, de manière significative, sa propre expérience d’apprentissage.

Pensée globale, action locale

Une nouvelle plateforme d’apprentissage mettra l’accent sur la spécificité du lieu qui l’accueille, sur ce qui ne peut être ni trouvé ni fait ailleurs. Elle insistera sur la culture, les pratiques, l’expérience locales. Solidement ancrée dans ce contexte, elle l’utilisera pour susciter un investissement communautaire dans l’institution. Aujourd’hui, les nouveaux médias et l’internet permettent à nos institutions de développer la culture et les contextes locaux sur leur site physique, de même sur leur site virtuel . Pour la première fois, les réseaux d’information globale proposent de réelles institutions virtuelles, ouvertes aux visiteurs de tous pays, pour un usage en temps réel. En exploitant les nouveaux médias, l’échelle physique de l’institution peut être conçue en fonction des circonstances locales.

mak.frankfurt –  en route vers l’avenir

Au vu de ces données — une société en rapide mutation, les menaces qui pèsent sur les structures institutionnelles existantes, et les stratégies échafaudées pour réadapter le musée à ses usagers —, qu’est-ce qui, dans son fonctionnement, fait de mak.frankfurt un exemple de nouveau modèle institutionnel ?

Une nouvelle identité – mak.frankfurt

Il y a désormais un nouveau nom sur la façade du musée – le Museum für Angewandte Kunst –, mak.frankfurt. Il ne s’agit pas d’un simple effet de mode par lequel on rhabille une vieille réalité. Le nouveau nom signifie un changement de  direction — une mission de plus grande envergure, un accent nouveau sur les familles et les jeunes, et l’ambition de devenir une nouvelle piazza au sein d’une ville multiculturelle. De 1935 à 1999, le musée s’est appelé Museum für Kunsthandwerk — le musée de l’Artisanat. Mais le mot artisanat s’était toujours avéré trop restreint pour bien rendre compte des collections du musée, et en particulier de l’art islamique et asiatique, tout comme il ne permettait pas de comprendre les arts appliqués du XXe siècle, notamment le design industriel et les appareils numériques qui jalonnent nos vies. Ce nouveau nom n’est pas un caprice, il répond à une nécessité : mak.frankfurt n’est plus un musée traditionnel, et sa nouvelle identité “mak” permet d’amoindrir les connotations de musée, art ou appliqué.

Des usagers au lieu de visiteurs – le musée comme piazza

S’ils veulent éviter la marginalisation, les musées doivent se concentrer sur la création d’une pratique culturelle basée sur l’usage, et non sur les visites. Au cours des dernières décennies, en réponse à la chute des entrées, les musées ont de plus en plus eu recours aux expositions à grand spectacle pour attirer la foule. Les chiffres se sont effectivement envolés, mais les musées ont perdu leur identité et leur spécificité. S’il veut être plus qu’une simple coquille vide à la disposition d’expositions temporaires, le musée du XXIe siècle doit penser en termes d’usagers, et non se contenter de visiteurs d’un jour. À l’instar de la bibliothèque, le musée mettra l’accent sur sa propre collection et trouvera les moyens d’en favoriser l’usage. S’il se veut piazza, pour augmenter le nombre et la variété des usagers des musées, il doit proposer des équipements réellement utilisables, plutôt que simplement visitables. Il convient donc de valoriser les aspects du musée déjà en service — café-restaurant, aire de jeu, parc alentour —, y ajouter de nouveaux équipements qui incitent à un usage répété, tels que boutique, tables de lecture, et renouveler fréquemment les présentations de la collection permanente. Également de rester ouvert au public en soirée : six jours sur sept, mak.frankfurt est ouvert jusqu’à vingt heures.

Des compétences plus que des informations — le musée comme centre d’apprentissage informel

Pour jouer le rôle d’une nouvelle plateforme d’apprentissage, le musée doit disposer de nouveaux équipements : mak.frankfurt bénéficie aujourd’hui de deux laboratoires informatiques, de l’internet sans fil dans tout le musée, d’une salle de lecture polyvalente laFAZ Leselounge (ainsi nommée d’après le grand journal allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung, partenaire du musée) —, et d’un atelier d’apprentissage. Mais il ne suffit pas d’avoir ces équipements, encore faut-il les utiliser. Le musée s’est déjà fait une solide réputation autour de ses cours et ateliers, et ceux-ci garderont leur place au cœur des activités de mak.frankfurt. Cependant, le potentiel du musée grandit avec sa mission. Je vais brièvement en décrire quelques éléments :  
— Le laboratoire d’apprentissage. Dans le Lern.labor JP Morgan, les enfants, mettant la main à la pâte, peuvent s’initier à la programmation digitale des briques de construction Mindstorms de lego,et programmer leur propre robot à suivre des pistes, éviter des obstacles, escalader des murs. En collaboration avec le Ballett Frankfurt de Bill Forsythe, les enfants peuvent apprendre à mieux connaître leurs mouvements,et utiliser ces connaissances pour créer la chorégraphie de leur propre ballet de robots. En 2001, des équipes de robo.mak, regroupant trois générations, seront organisées dans les logements sociaux, permettant ainsi aux grands-parents, parents et enfants défavorisés de concourir pour le plus enivrant ballet de robots.
— Laboratoires informatiques. Dans le programme « Banc d’essai » du laboratoire Nokia, les adolescents utilisent les ordinateurs du musée pour tester les derniers jeux informatiques, et aident à la sélection des meilleurs jeux et sites web qui entreront dans les collections d’art informatique du musée. Les meilleurs jeunes experts en informatique seront encouragés à travailler avec le musée à plus long terme, en constituant le noyau d’une équipe bénévole qui assistera les visiteurs de tous âges dans leur recherche de compétences pour surfer sur l’internet, ou créer leur propre site web. De plus, le programme hack@mak offre aux jeunes l’occasion d’acquérir des compétences de programmation, et non simplement de jeu, tandis que le programme puellae@net permet aux jeunes femmes de développer leurs propres ressources web. Dans le laboratoire informatique Arthur Andersen, les visiteurs de tous âges peuvent se familiariser avec la nouvelle économie : surfer sur l’internet, naviguer dans le cyberespace, créer leur propre site web. Dans le cadre d’un programme spécialement conçu pour les écoles la Classe volante enseignants et étudiants seront à même de développer leurs propres programmes informatiques pour le musée et ses collections, et de les tester in situ sur le site web de mak.frankfurt.

De la base au sommet – l’apprentissage dicté par l’usager

Afin que les musées puissent répondre à leur souhait de devenir les sites privilégiés de l’apprentissage dans le siècle à venir, ils doivent reconsidérer leur fonctionnement et tendre vers une organisation fondée sur l’usager en un mot, de la base vers le sommet. De façon plus abstraite, cela signifie qu’il faut prendre les compétences et aptitudes du visiteur au sérieux et lui donner l’occasion d’agir sur son expérience dans le musée en la façonnant. Mais laissez-moi vous donner un exemple concret : il y a dans mon bureau une vitrine, spécialement conçue pour le bâtiment de l’architecte Richard Meier, dont je suis l’intendant. Dans cette vitrine, une sélection de magnifiques verres, allant du chef-d’œuvre vénitien du XVIe siècle à un service de Boris Sipek. J’utilise souvent cette vitrine pour tester de nouveaux panneaux de texte (nous ne sommes pas un centre scientifique interactif). L’un d’eux a pour titre « Les verres à travers le siècle ». Il est drôle, instructif, et rédigé en langage courant. Les invités de mon bureau s’arrêtent souvent pour le lire, et rient, pris par son humour. J’ai également un autre panneau, intitulé : « L’un de ces verres est un faux. » La différence de comportement est saisissante : les visiteurs restent souvent des heures à examiner les verres avec la plus grande attention. La question n’est même pas mise en doute — car en définitive, qu’est-ce qu’un faux verre ? Tout ce qui a changé, c’est la direction du processus d’apprentissage — du sommet vers la base, de la base vers le sommet. Bien sûr, nos musées demeurent des mines d’objets merveilleux et intéressants — objets que l’on peut apprécier, examiner, comparer, et dont on peut discuter. Notre regard se précise à force d’observation. En aiguisant nos facultés critiques, le musée devient bel et bien « une institution pour la prévention de l’aveuglement ». Cette importance que nous attachons à l’acquisition de nouvelles compétences nous ramène aux origines du musée d’arts appliqués, et au cœur de ce qui fait l’unicité de son rôle dans le monde des musées.
Depuis mai 2000, le musée a réinstallé ses collections permanentes, auxquelles il a ajouté, pour la première fois de son histoire, une collection permanente de design, comprenant les premières acquisitions de l’art appliqué du XXIe siècle, à savoir l’art informatique. Au cours des années à venir, le musée expérimentera de nouvelles approches d’interprétation de ses objets, approches qui inciteront l’usager à définir son propre itinéraire dans le musée, à fabriquer son propre savoir. Pour commencer, d’un point de vue pratique, tous les textes du musée sont en allemand et en anglais, et parfois également en d’autres langues telles que l’arabe ou le turc.  L’information ne se restreint pas aux textes accrochés aux murs. Elle passe aussi par les tables de lecture disposées dans tout le musée, sur lesquelles se trouvent non seulement des livres et des magazines, mais aussi un accès internet sans fil au nouveau site web mak.frankfurt, en allemand et en anglais, depuis tout le musée.

Pensée globale, action locale – l’art numérique

Les arts appliqués du XXe et du XXIe siècles ne se limitent pas aux objets physiques — les produits de la main comme ceux de l’esprit peuvent tout aussi bien être virtuels que matériels —, et l’intérêt  du musée pour les arts appliqués, manifeste depuis un lointain passé, s’étend au monde virtuel du futur. Les objets numériques façonnent de plus en plus le monde qui nous entoure. Comme l’écrit McCulloughs, « en fin de compte, l’ordinateur est un moyen de combiner l’adresse de la main et la raison de l’esprit ». La place des produits informatiques dans les collections de nos musées est non seulement légitime, mais indispensable. Certes, il existe déjà des musées qui collectent le matériel : musées de l’informatique, musées du film, musées de l’image animée, musées de la technologie. Certains musées collectent également des œuvres d’art créées par des procédés numériques, comme, par exemple, le Zentrum für Kunst und Medien (ZKM), de Karlsruhe, et l’Ars Electronica Zentrum, de Linz. Mais qui se charge de collecter les jeux informatiques, les sites web, les organiseurs de type Palm Pilot, les téléphones portables – autant d’objets dont l’intérêt repose sur leur association du beau à l’utile ? De nombreux musées ont recours à des médias informatiques, mais qui les collecte ? Malgré l’abondance des projets menés dans ce domaine de par le monde, seuls quelques musées ont pris ce défi au sérieux.    Aussi, notre musée a-t-il lancé en juin 1999 un projet de recherche sur trois ans intitulé « Art informatique », en collaboration avec l’Institut für Neue Medien (INM) de Francfort, dont l’objectif est de définir une approche muséographique de ce qui ne peut être autrement décrit qu’en termes d’arts appliqués du siècle à venir : les médias informatiques. Ce projet a également très vite attiré des partenaires du secteur privé – Nokia, Apple, Sun Microsystems – et vise à un écho international quant à la conception du rôle des nouveaux médias dans les musées. Projet de recherche, il entend organiser des séminaires, collaborer avec les universités pour le développement de programmes d’études, et publier régulièrement des recherches. De plus, par le biais des deux sites web www.mak.frankfurt.de et www.digitalcraft.org, le musée peut expérimenter diverses façons de rendre une visite virtuelle aussi significative qu’une visite en chair et en os. Dans les années à venir, des programmes permettant d’examiner de près les objets du musée, ou d’explorer ses collections en virtuel, des jeux invitant à découvrir les aspects cachés de l’activité du musée, seront autant de possibilités prometteuses à étudier.

Prochaine étape : les leçons de l’expérience

Sans hypothèse, pas d’expérience. Quelle devrait être alors la conséquence des changements mis en œuvre ci-dessus ?
À court terme, nous pouvons espérer une hausse du nombre des usagers du musée. Nous en serons avertis par le taux de participation aux programmes de soirée, les réservations pour les visites et les cours, et par une élévation du nombre général d’usagers des activités du musée. Plus particulièrement, nous devrions assister à une augmentation des visites après dix-huit heures — ce qui va de pair avec une fréquentation accrue du café, du restaurant et du bar. Les cinq dernières années, la moyenne annuelle des visites s’est stabilisée autour de quatre vingt-dix mille. D’ici fin 2001, nous espérons voir ce total grimper à cent vingt mille, pour atteindre un plateau de cent cinquante mille, en 2003. Une part importante de l’évaluation sera de distinguer les visiteurs qui reviennent (futurs usagers du musée) de ceux qui ne viennent qu’une fois. L’augmentation des abonnements aux programmations des soirées et des week-ends constituera un indicateur de l’usage accru du musée.
En définitive, il s’agit de reconnaître la créativité, la flexibilité et la capacité à innover comme compétences fondamentales de la nouvelle économie — et d’une société démocratique. De surcroît, je pense qu’il est de la responsabilité de nos musées de développer, en leur sein, un environnement permettant au public de faire l’expérience de ces formes de pensée créatives. Les musées qui visent à communiquer non seulement des faits mais des compétences, encouragent de nouveaux publics, souvent demeurés à la périphérie de la culture muséographique par manque de confiance, d’antécédents ou de compétences. Les musées qui préviligient les compétences stimulent les enfants, terreau dans lequel toute génération se doit de semer la mémoire de son passé en prévision de l’avenir, afin que germent de nouvelles idées.

Traduit de l’anglais par Maryse Le Bouill

Annexes

illust :
Museum für Kunsthandwerk, architecte Richard Meier, Frankfurt am Main. Photographie d’Ursula Seitz-Gray.
Le mak.frankfurt. Photographie de Fischer.

Pour citer cet article

James M. Bradburne, « Un laboratoire pour le changement », paru dans Alliage, n°44 - Septembre 2000, Un laboratoire pour le changement, mis en ligne le 03 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3865.

Auteurs

James M. Bradburne

Architecte et muséologue, directeur du mak.frankfurt, Francfort.

Traducteurs

Maryse Le Bouill