Alliage | n°44 - Septembre 2000 Notes pour le musée 

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Le temps qu’il fait au musée

Plan

Texte intégral

« No sabemos lo que pasa, eso es lo que pasa »
(Ortega y Gasset)

La mondialisation est un phénomène général, global ayant affaire avec le temps, qui est affaire de temps. C’est pourquoi l’on parle aussi de l’émergence d’un temps mondial, défini comme un moment privilégié où les sociétés renégocient en termes collectifs et de manière assez forte leurs rapports au temps et à l’espace. Cette transformation macrosociale affecte tous les champs, et en particulier, ceux de l’économie, de la technologie, du politique et enfin, de la culture. Ce phénomène correspond à une tendance lourde de la civilisation. Ainsi, Goethe écrivait-il en 18271 : « La littérature nationale ne signifie plus grand-chose maintenant, le moment est venu de la littérature mondiale, et chacun doit s’employer à hâter la venue de cette époque. » Formule visionnaire, qu’il faut cependant relativiser et replacer dans son contexte : Goethe n’évoque ici que le champ qui est le sien, celui de la littérature. On voit que la mondialisation est une préoccupation ancienne et qu’il n’y avait pas, qu’il n’y a pas, pour le poète, de résistance, bien au contraire, à la considérer.
On convient généralement que ce phénomène s’accélère depuis le milieu des années 1980. Le monde change d’échelle et l’on a bien affaire à un véritable événement, au sens où ce qui advient correspond à des changements irréversibles et que, à la suite des bouleversements induits de cette rupture, on devra rechercher de nouvelles mises en cohérence. Les conséquences du temps mondial sont multiples et, peut-on considérer cela comme un paradoxe, on constate d’abord que ce qui vient à l’évidence, c’est une pluralité de sens. Dans cette apparence de dérèglement des sens (cela va dans tous les sens), il convient de penser et de proposer des énoncés.2 Par ailleurs, l’émergence d’une temporalité globale et mobile nous incite à penser le global en termes de redécouverte du local. Ainsi, la pression sociale exige-t-elle des « services de proximité » pour contrebalancer les propositions abstraites d’une société de communication généralisée, où la communication est perçue comme une négation de la médiation. La proximité qui est cette valeur, véritable valeur culturelle, cherche à réduire la distance entre l’autorité et le citoyen. Autre valeur induite par cette rupture : l’interactivité. C’est une proposition alternative à notre rapport au temps, et elle va bien au-delà de notre prise en main des ordinateurs, de notre utilisation de la toile...
Le phénomène de mondialisation correspond justement à un « accident », celui du franchissement du « mur du temps », le mur du temps réel, celui qui jusqu’alors régissait notre vie quotidienne. On serait désormais dans un « temps-lumière », dans l’instantanéité sans retour possible à un temps-matière, celui de l’espace-temps quotidien, de l’espace-temps local, celui du temps nécessaire pour effectuer les actes de tous les jours. Le temps local est le temps de l’alternance du jour et de la nuit, le temps qui passe, le temps qui tourne, le temps qui fut, le temps qui fuit, le temps qu’il fait.3 Il y aurait là comme une chute du futur, qui résulterait de l’émergence du « temps mondial », avec une prise de conscience de l’effondrement de la notion de progrès.
À cause de ce changement d’échelle, de cette appréhension nouvelle du monde, sans frontières, sans repères, dans l’urgence, au moyen de l’interactivité et de la proximité, nous échoit la responsabilité de trouver une nouvelle cohérence, une nouvelle articulation du temps. L’espace et le temps doivent être travaillés. Comment trouver une cohérence, une nouvelle mise en perspective, une nouvelle façon d’appréhender le monde, de comprendre et connaître ce qui se passe, afin que la mondialisation ne soit pas celle de la pauvreté, de la souffrance, de l’impossible médiation ?4 C’est l’enjeu contemporain, il s’agit là d’un véritable travail scientifique et culturel, à entreprendre dans tous les domaines, pour inventer une perspective nouvelle du temps réel, qui supplanterait la perspective de l’espace réel, celle découverte par les artistes de la Renaissance, perspective qui organise encore aujourd’hui notre vie dans le temps local. Sans nostalgie sur le temps passé, sans culte de la mémoire des « grands hommes »,5 l’artiste libre contribue à proposer une alternative inventive à des problèmes qui nous semblent parfois insolubles.

Musées dans le tourbillon de la mondialisation

Les musées sont pris dans l’événement. Observons tout d’abord comment de grands musées parisiens réagissent et s’intègrent dans le temps mondial. Dans l’urgence, la proximité, l’interactivité, ils proposent des solutions différentes, qui fournissent des exemples repris en partie ou réinterprétés dans d’autres réalisations muséales. Par ailleurs, des artistes contemporains regardent à leur manière les collections de musées, qui deviennent un support à leurs installations.
À Paris, deux grands musées s’observent, de part et d’autre du trou des Halles aujourd’hui comblé.6 Le centre Georges-Pompidou et le musée du Louvre, ces deux immenses bâtisses, dont la destination et la configuration actuelles ont été voulues par les politiques ; elles correspondent à deux expressions muséales concurrentes en quête d’un public. Les noms, les dénominations sont dans ce sens-là importants, porteurs de significations symboliques, conscientes ou pas, d’un groupe, d’une société.

Le centre Pompidou n’est pas constitué du seul musée. Pontus Hulten, qui en a conçu le projet, le veut ouvert, pluriel, pluridisciplinaire. Il valorise l’aspect nomade de l’œuvre en organisant des expositions temporaires, au-dessus des salles d’exposition permanente (le Musée national d’art moderne, proprement dit). Le centre Pompidou est aussi une bibliothèque, un département du développement culturel, l’Ircam.7 Les expositions inaugurales, au milieu des années 1970, sont ici des mises en parallèle successives de convergences et de contrastes entre Paris et New York, Paris et Berlin, et enfin, entre Paris et Moscou. Une ville, une culture, ne peuvent s’expliquer par une simple exposition monographique, elles se reflètent dans les villes et les cultures voisines par des opérations de mimétisme et d’opposition. Comment appeler le centre ? Pompidou, l’homme politique ayant promu son existence, devient une dénomination abstraite, permettant non pas un flou, mais la proposition d’un concept, comme « contour, configuration, constellation d’un événement à venir ».8 L’architecture de Renzo Piano et de Rodgers accompagne ce désir d’ouverture, de transparence. On voit les « tripes » du centre, les machineries, les couleurs.

De l’autre côté, non pas en opposition mais en contraste, le Louvre, qui repose sur le passé, sur l’histoire de la France. S’allongeant le long de la Seine, il regroupe des trésors, des œuvres merveilleuses, des collections lentement et puissamment rassemblées. Comment appeler ce musée ? Le Louvre, nom du palais des rois de France, est ici une dénomination abstraite, un concept, avec d’autres articulations, d’autres découpages, d’autres recoupements. Le symbole (récent) en est la belle pyramide de Pei. Symboliquement, pourtant, la pyramide est l’entrée d’un tombeau, d’un tombeau ancien. Le symbole est donc celui d’une crypte renfermant un trésor et un tombeau. L’instant considéré est alors celui de la mort. À l’automne 1998, fut présentée au Louvre une merveilleuse exposition sur l’art funéraire de l’Égypte romaine, dont les portraits du Fayoum sont l’expression la plus émouvante et la plus connue, une « Apostrophe muette »9 d’un avenir qui nous attend, les yeux ouverts devant la mort, le regard ayant fui désormais les représentations. L’Égypte romaine est en tant que telle une confrontation de cultures, de part et d’autre du monde méditerranéen, la mondialisation de l’époque, au début de l’ère chrétienne, sans doute ! L’art funéraire est ici la résultante de cette opposition, de cette survivance simultanée de cultures, de rites, de conventions. La pyramide peut être également regardée comme un cristal qui sort du sol, d’une mine, comme un iceberg aussi, dont seule est visible la partie émergée. La partie non vue est inquiétante dans l’inconscient collectif. Elle ne recèle que les strates successives de son passé. Le débat qui accompagne l’arrivée dans le Louvre d’une galerie consacrée aux « Arts premiers » ne révélerait-il pas le malentendu entretenu autour de la mondialisation, qui jouerait comme écran (au sens psychanalytique du terme) ? De même il subsiste une véritable résistance pour une véritable ouverture du Louvre à l’art contemporain. Certes, quelques belles manifestations10 ont tenté de mélanger des œuvres de collections avec des réalisations contemporaines. On perçoit à chaque fois combien ces partis-pris révèlent des aspects inédits des tableaux, des sculptures, des objets, des différents départements. Ensemble, œuvre ancienne et œuvre contemporaine accompagnent une forme de permanence de l’activité artistique, jusqu'à nous, par l’esprit des artistes, et attestent l’importance symbolique que l’on accorde à cette activité de l’esprit humain.

Les artistes contemporains sont eux aussi pris par l’événement et dans le dérèglement de sens, ils proposent des solutions en traquant le lointain intérieur de leur mémoire. Ainsi, l’activité de Sarkis consiste souvent à reconsidérer les œuvres du passé et les intégrer dans ses installations. Sarkis est un artiste qui investit le champ muséal en lui adjoignant un éclairage inédit. Sarkis révèle ainsi des aspects des œuvres laissés en sommeil, il réunit des objets de cultures et de chronologies différentes. Il installe une nouvelle temporalité et cherche à capter le moment enchâssé entre « la lumière de l’éclair et le bruit du tonnerre ».11

C’est aussi le travail des séries de l’artiste américain Allan McCollum.12 Il moule os et empreintes de dinosaures pour en réaliser d’impressionnantes séries exposées dans les salles d’un musée de paléontologie, à côté des originaux (Musée préhistorique à Price, dans l’Utah aux É-U). On peut aborder le travail de McCollum de multiples points de vue, celui du matériau en tant que tel, celui du savoir-faire, celui de la représentation que l’on a des choses. Il place le spectateur devant un objet d’art qui est un objet de mémoire, mémoire d’un instant qui fut, mais aussi porteur d’une trace de l’objet qui fut. Dans ce sens, l’œuvre plastique de McCollum interroge aussi bien le physicien que l’historien d’art, l’archéologue que le philosophe. La question que pose l’artiste de façon récurrente : quelle transformation l’objet subit-il en acquérant le statut d’œuvre d’art ? Quel est son rapport au temps ?
De même, peut-on citer le travail de James Turrell, pour lequel la lumière pure est le seul matériau des œuvres. Pas d’objet, il s’agit d’un espace virtuel cependant non associé à un ordinateur. Cette idée d’espace virtuel est réalisée par les sculptures de lumière et d’obscurité où les plans architecturaux n’existent que pour capturer, présenter la lumière. Le travail de Turrell est donc à proprement parler une expérience de la lumière colorée et du temps, sur le principe d’un champ de lumière indistinct sans premier plan, sans fond, sans plan où focaliser le regard. Son travail s’inscrit dans une vaste filiation où la lumière est le thème essentiel de l’art occidental, aussi bien pour comprendre et représenter les propriétés de la vision que du point de vue symbolique. Turrell nous convie à prêter attention à la lumière, si présente dans tous les aspects de notre vie contemporaine, et alors notre perception se transforme en réflexion active dans une sensation intime de l’existence.

Les musées des sciences, les muséums, sont eux aussi impliqués dans l’événement de la mondialisation. La tendance serait au gigantisme, d’une part, sans qu’il y ait eu généralement une réflexion préalable sur l’adéquation de la taille avec la population (locale), et, d’autre part, à un recours quasi systématique aux nouvelles technologies. Au nom de la modernité, on privilégie le virtuel au prix d’une mise à l’écart de la culture matérielle, pourtant cœur même des musées. Le musée, conceptuellement, vise à faire parler les objets, alors que le travail sur l’image correspond mieux à celui des documentations ou des bibliothèques.13 Dans le monde anglo-saxon, existe une très grande mobilité du personnel notamment, mais aussi des projets. Pourtant on constate peu d’interrogations à propos des effets de la mondialisation sur les musées de science. L’ouvrage de 1993 Science and Culture in Europe,14montre l’amorce d’une réflexion sans qu’elle ait trouvé depuis un écho théorique puissant. Pas de données est une donnée en soi, et cette question, comme telle, mériterait d’être discutée.15

Mondialisation et localisation

La mondialisation est-elle une chance de pouvoir retrouver le local ? Grosso modo, le citoyen mondial à Paris est plus près du citoyen mondial de New York, Buenos Aires, Rio de Janeiro, Melbourne, que du citoyen rejeté aux périphéries de la ville.16
Cette opposition, local/mondial, se retrouve dans tous les champs de la vie individuelle et sociale. Pour la culture, les arts plastiques, les arts vivants accompagnent ce contraste et illustrent des désirs divergents. En peinture, c’est le tag, dont Basquiat fut l’une des figures de proue, une tentative de sauvetage de la création en peinture de chevalet. En musique, c’est l’opposition entre rap (local?) et techno (mondial?), entre parole scandée, rythmée, et musique pure, abstraite.
Mais la perception n’existe pas en soi. Derrida soutient que « nous percevons le monde à travers un univers de signes, de traces, de renvois, de sorte que notre rapport au réel est entièrement médiatisé par les systèmes de représentations ».17
Aussi, dans cette crainte, dans ce repli sur soi, sommes-nous tentés d’exclure les différences, non pas de les gommer, mais effectivement de les nier dans une entreprise aveugle et désespérée. Pourtant, « la diversité du patrimoine est un atout capital ».18 On se rappelle avec plaisir l’entreprise (mondialisante !) des trois musées, le musée d’Ethnographie à Neuchâtel, en Suisse, le musée de la Civilisation de Québec, au Canada, et le Musée dauphinois à Grenoble, en France, qui ont décliné le thème de la Différence entre 1995 et 1997. Dans le petit ouvrage publié à cette occasion par le musée de Neuchâtel, Gérard Lenclud insiste sur le fait que les « cultures sont moins différentes entre elles que l’ethnographie ne le laisse supposer »,19 mais qu’il y a nécessité d’exposer ces différences pour « examiner la variabilité de l’expérience humaine », et alors, dans ce contexte, les différences culturelles privilégiées et rapportées par l’ethnographe ne sont pas et ne sauraient être des données objectives, incluses dans des « énoncés imprégnés de valeurs ». Il faut gommer l’écart de la différence, mais ne jamais la nier. Cet effet d’amplification des différences des cultures évoque une analogie qui pourrait être établie, faite avec la physique et la perception des couleurs. Michel-Eugène Chevreul, chimiste français du XIXe siècle, a mis au point une théorie des couleurs alors qu’il était le directeur des teintures à la manufacture des Gobelins. En 1835, il achève la rédaction de son livre De la loi du contraste simultané des couleurs. Il donne à sa loi un caractère de la plus grande généralité : « Deux objets différents, placés à côté l’un de l’autre, paraissent par la comparaison plus différents qu’ils ne le sont réellement. » Même s’il traite de la couleur seule, on voit qu’il y a là une analogie possible avec d’autres phénomènes du monde physique et humain. Le but de Chevreul est d’essayer de dégager des principes agissant dans le contraste, et l’un d’entre eux est, pour la couleur, la « fonction discriminatoire du système visuel », qui consiste à « accentuer les différences en minimisant les similitudes ». Chevreul conclut alors :

« En effet, lorsque certaines personnes envisagent deux objets sous un rapport de différence, n’arrive-t-il pas que la différence s’exagère pour ainsi dire à leur insu, précisément comme cela arrive dans la vue de deux couleurs juxtaposées, où ce qu’il y a d’analogue entre les couleurs disparaît plus ou moins ? »20

La mondialisation peut ainsi être perçue comme un contraste simultané des locaux, et des cultures. Il y a une évidence à cette analogie ; pour le musée mondialisé, ne cherche-t-on pas à amplifier les différences, comme nous l’avons déjà évoqué, sans s’interroger sur l’effet induit, en passant sous silence ce qui réunit. La juxtaposition produit donc, dans l’immédiat de la perception, un effet de contraste dont il doit être tenu compte.
Quelle réponse donner à ceux qui considèrent, qui appréhendent la mondialisation comme une transnationalisation. Les particularismes nationaux, locaux, sont alors redécouverts. Les particularismes ethniques, religieux sont remis au goût du jour. On expose les aborigènes australiens dans les musées nationaux australiens, on expose les cultures indiennes indigènes (les « native Americans ») dans des musées d’anthropologie. N’est-ce pas une remise au goût du jour des expositions coloniales du début du XXe siècle ?
Mais il y a plus grave : il y a dans une réponse à l’angoisse de la mondialisation un repli frileux sur des illusions dont aujourd’hui on connaît pourtant l’avenir. Le retour vers le passé est toujours une véritable simplification. Et il a des conséquences dramatiques : l’arrêt de l’émancipation de la femme, de celle des minorités ; la répression des marginaux. Un discours simplificateur a un unique modèle, le mythe du gourou avec le culte de la personnalité, du sauveur. Dans ce cas, la globalisation est perçue sous le mode de la pensée unique imposée par l’économique.
Une autre réponse consiste à mettre en avant le concept de nation. Dans le monde des musées, se perpétue l’émergence de musées nationaux. À Canberra, le musée national australien ne serait-il pas le lieu fondateur, symbolique, de cette nation perdue, donc à retrouver ou à venir. Peu importe, d’ailleurs, ce que l’on y met, ce que l’on y expose ! Pourvu que l’on ait le bâtiment érigé, témoignant de la puissance de la nation (virtuelle alors) autour de laquelle est censé se retrouver le citoyen. Il y a là un retournement symbolique et sémantique fort, qui exprime, au-delà du statut, l’effroi devant une réalité qui échappe encore et qui est liée à l’avenir.

Peut-on conclure ? à la recherche d’une perspective pour le temps mondial

Ainsi globalisation et mondialisation ne sont-ils pas seulement des mots, mais des témoins d’un affrontement dans les divers aspects de la culture. Dans ce contexte, chaque musée va chercher à promouvoir une alternative cohérente et crédible au repli sur soi, à l’illusion de sa propre survie. Il faut sortir ainsi du labyrinthe mental dans lequel on est condamné à errer, hanté par je ne sais quelle illusion du temps, et accepter enfin le monde réel tel qu’il est dans sa diversité, sa superficialité chatoyante, sa présence immédiate, son irrécusable évidence. On est placé devant cette responsabilité de faire en sorte que la mondialisation soit justement ouverte, plurielle dans un rapport apaisé au temps correspondant aux avancées technologiques et scientifiques de la civilisation.

« C’est dire que l’expérience de l’altérité est un moment d’incandescence qui échappe à la communication ordinaire et au savoir philosophique. Mais c’est quand même en s’approchant des œuvres de ceux qui ont été brûlés par cette expérience que l’on peut réenchanter le monde et, en quelque sorte, redresser l’infinité de ses différences. »21

Raoul Marek, artiste suisse, habitant du temps mondial, esquisse des pistes à suivre. Il réalise une série (en cours) qu’il intitule la Salle du monde ; l’une de ses expressions est le service de table du château d’Oiron, château de la Renaissance qui abrite au centre de la France une collection d’art contemporain. Le service de table qu’il fabrique en 1992 pour cent cinquante personnes du village est constitué d’objets d’usage : pour chaque convive, une assiette en porcelaine de Sèvres avec une représentation de son profil, une serviette avec ses lignes de la main, le verre avec ses empreintes digitales. Chaque 30 juin, les cent cinquante Oironais sont conviés à un repas dans leur propre service. L’installation à Oiron, qui attend cette manifestation festive annuelle, n’existe justement que pour ces instants-là, répétés dans leur différence. Pour Marek, les cent cinquante « portraits » sont exposés en permanence dans le château afin de constituer une frise. Dans l’espace d’exposition. Mais la Salle à manger d’Oiron n’est qu’une composante de l’œuvre de Marek, le service de table est le dénominateur commun de six villes ou villages relevant de cultures différentes et reliées autour du monde par cette activité, autour des services de table et de la mise en scène des dîners. C’est le temps mondial comme somme infinie de temps locaux, de « temps qu’il fait ».
Le musée commercial d’aujourd’hui associe les galeries d’art aux galeries marchandes. Les biennales d’art contemporain participent également à cette tendance générale de présenter l’activité d’une région, d’une nation, en rapport avec le monde, même si parfois il y a une volonté de minimiser l’impact sur les critiques occidentaux d’art contemporain ; par exemple, la biennale de Shanghai présente uniquement des réalisations d’artistes asiatiques. Au contraire, le musée de Brisbane, en Australie, propose constamment des ouvertures sur les autres cultures et l’art contemporain, puisque « c’est l’enfermement dans une culture qui aveugle. La connaissance d’une autre culture a donc le mérite de relativiser toute adhésion à une seule culture ».22 Cette diversité, sans la transformer en une opposition de valeurs, confère aux œuvres d’art un rôle de témoins, pèlerins d’une modernité apaisée, d’une confiance sans angélisme dans un présent où la mondialisation est plurielle, ouverte. Ce rapport apaisé au temps correspond aux avancées technologiques et scientifiques de la civilisation.

Face à cette tentation de retour vers le passé, qui semble être, de façon illusoire, une réponse à la mondialisation, chaque musée va proposer des orientations nouvelles, sinon des solutions, des « salves d’avenir ».23 Dans ce sens, les musées de société ont en général cherché, dans l’urgence souvent, à réduire cette tension angoissante de la mondialisation, pour suggérer de nouveaux repères de proximité et retrouver un autre contact. L’artiste contemporain, avec son inventivité, sa créativité, sa sensibilité, accompagne lui aussi les mutations, les changements. À sa manière, il propose des pistes pour fournir une cohérence, une perspective, dans une redécouverte du temps et de la distance.

Notes de bas de page numériques

1 . Conversations avec Eckermann

2 . Deleuze nous dit qu’une « époque ne préexiste pas aux énoncés qui l’expriment, ni aux visibilités qui la remplissent. Ce sont les deux aspects essentiels : d’une part, chaque strate, chaque formation historique, implique une répartition du visible et de l’énonçable, qui se fait sur elle-même ; d’autre part, d’une strate à une autre, il y a variation de la répartition, parce que la visibilité même change de mode, et les énoncés changent eux-mêmes de régime » (in Foucault, 1986).

3 . Selon l’heureuse expression du poète Armand Robin.

4 . Communication personnelle Vanda Vitali, Royal Ontario Museum, Toronto, Canada.

5 . « Nous avons vite fait d’oublier les vieux pouvoirs qui ne s’exercent plus, les vieux savoirs qui ne sont plus utiles, mais en matière de morale, nous ne cessons de nous encombrer de vieilles croyances auxquelles nous ne croyons même plus, et de nous produire comme sujet sur de vieux modes qui ne correspondent pas à nos problèmes », Gilles Deleuze, Foucault, Minuit, Paris, 1986, p.114.

6 . Voir Émile Zola, le Ventre de Paris, pour le rôle symbolique et métaphorique de ce centre vital, nourricier, de la capitale.

7 . Bernadette Dufrène, La création de Beaubourg, Presses universitaires de Grenoble, 2000.

8 . Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ? Minuit, Paris, 1991.

9 . Titre du livre de Jean Christophe Bailly, Hazan, Paris, 1997.

10 . L’exposition « le Beau idéal », la série des « partis-pris », organisée par Régis Michel, conservateur au département des Arts graphiques, plus récemment, l’exposition sur le temps dirigée par Annie Caubet, conservateur du département des Antiquités orientales.

11 . Sarkis, Au Commencement, le Son de la Lumière, À l’Arrivée (1997) — musée des Beaux-Arts de Nantes. Textes de Deepak Ananth, Aykut Köksal, Claude Allemand-Cosneau.

12 . Allan McCollum, catalogue de l’exposition au musée d’Art moderne de Lille, Villeneuve d’Ascq, 1998.

13 . Michel Van Praet, Muséum national d’histoire naturelle, Paris, communication personnelle.

14 . Édité par John Durant et Jane Gregory, publié par le musée de la Science et de l’Industrie de Londres, qui est la version anglaise du n°16-17 d’Alliage, paru à l’été 1993.

15 . VandaVitali.

16 . N’est-ce pas aussi une résurgence d’une véritable crainte de l’habitant du centre des bourgs, inquiet que son équilibre soit un jour détruit par l’habitant de la périphérie ? Au siècle dernier, par exemple, le bourgeois s’inquiétait des banlieues rouges. Les cités ouvrières étaient perçues comme des zones dangereuses. Aujourd’hui, dans cette période d’accélération du temps, la crainte s’est déplacée dans son  objet, mais peut-être pas dans sa localisation.

17 . Jacques Derrida, Marges de la Philosophie, collection « Critique », Minuit, Paris, 1972.

18 . André Desvallées, « Icofom Study Series », Icom, ISS29, 1998, p.32.

19 . Marc-Olivier Gonseth, Jacques Hainard, Roland Kaehr, La Différence, musée d’Ethnographie de Neuchâtel, 1995, p. 30,31.

20 . Georges Roque, Art et science de la couleur. Chevreul et les peintres, de Delacroix à l’abstraction, éd. Jacqueline Chambon, Nîmes, 1997.

21 . Marc Guillaume, in La Différence, op.cit.

22 . Marc Augé, Les formes de l’oubli, Manuels Payot, Paris, 1998.

23 . René Char.

Annexes

Illust :
Allan MacCollum, Lost Objets, installation au Carnegie Museum of Natural History à Pittsburg.
Série commencée en 1991, les Losts Objets sont réalisés à partir de moules en caoutchouc de fossiles d’os de dinosaures provenant des collections de paléontologie du Carnegie Museum of Natural History, Pittsburg. Moulés en béton renforcé de fibres de verre, ils sont recouverts de plusieurs couches de peinture à l’émail, de cinquante couleurs différentes. Quinze moulages ont été ainsi réalisés, qui permettent de présenter, à ce jour, plus de sept cent cinquante Lost Objets uniques, en de grandes installations de tailles et de couleurs différentes.

Pour citer cet article

Michel Menu, « Le temps qu’il fait au musée », paru dans Alliage, n°44 - Septembre 2000, Le temps qu’il fait au musée, mis en ligne le 03 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3861.

Auteurs

Michel Menu

Laboratoire de recherche des musées de France, Louvre.