Alliage | n°45-46 - Décembre 2000 Dialogue transculturel 2 

Chang Wan-Chen  : 

Le jardin et le musée

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Texte intégral

Il peut sembler problématique de parler du musée dans le contexte de la civilisation chinoise, puisqu’il est admis que le musée a pris naissance dans la société européenne et demeure un lieu privilégié de la culture occidentale. Si l’institution muséale, avec ses principales composantes : bâtiment, collections, public, et ses fonctions essentielles : préservation d’œuvres, et éducation du peuple, était étrangère à la tradition chinoise, cette dernière attribuait ces fonctions à différents lieux et systèmes. Toutefois, en définissant l’institution muséale comme l’expression d’une relation spécifique de l’homme avec sa réalité (Stransky, 1993), la dichotomie entre Europe et Chine, entre un monde familier du musée et un autre qui l’ignorait complétement, n’est plus aussi évidente. Admettons que l’institution muséale n’est qu’une manifestation ou une expression de l’homme vis-à-vis de son identité (culturelle, historique, nationale, etc.), alors, chaque peuple, chaque société peut avoir une manière spécifique d’exprimer ses préoccupations identitaires (Mairesse, 1999). Il ne s’agit pas de chercher en vain l’équivalent du musée dans la civilisation chinois, mais de nous intéresser à la structure et au fonctionnement d’un système propre au monde extrême-oriental. Ce peut être aussi d’envisager l’apport de cultures diverses aux modèles occidentaux du musée et de l’exposition (Van Praët, 1997).

Le jardin chinois, lieu par excellence où le peuple chinois exprime sa conception de sa relation avec la société, la culture, la nature, et le cosmos, paraît adéquat pour développer cette approche. Cependant, avant d’entrer dans le sujet, il y a quelques points auxquels il conviendrait de prêter attention. Premièrement, le jardin chinois possédant une longue histoire, il en existe de différents types. Ceux-ci se rattachent à diverses catégories sociales comme les empereurs, les aristocrates ou les lettrés. Deuxièmement, les vestiges d’aujourd’hui sont pour la plupart des remaniements tardifs, dont les plus anciens ne remontent qu’à la fin du XVIIe siècle, et dont le style décoratif est tenu généralement pour un stade de déclin (Zhou, 1991). Un aperçu complet du jardin chinois avant l’époque Ming (1368-1644), exige le recours aux documents écrits anciens et aux peintures traditionnelles, qui, malheureusement, introduisent souvent le biais des styles personnels des auteurs ou des conventions de l’expression. Dans le présent article, nous ne retraçons pas l’historique du jardin chinois et nous nous appuyons sur le jardin des lettrés qui est particulièrement riche pour notre problématique.

Lieu de convergence de culture et nature

La dimension sociale

Notons d’abord que le jardin chinois ne se cultive pas, mais se compose, se construit (en chinois, zhuyuan ou gouyuan). Ses éléments de composition sont à la fois architecturaux et naturels. Ils ne sont pas considérés dans l’état primitif du matériau (terre, eau, bois, etc.), mais dans leurs aspects architecturaux (pavillon, corridor, galerie, etc.) ou paysagers (colline, vallée, lac, étang, etc.), et sont donc déjà codifiés à partir de prototypes (Yang, 1982 et 1994). D’une manière générale, les éléments naturels sont aménagés afin d’être appréciés, assumant ainsi une fonction esthétique, tandis que les éléments architecturaux sont non seulement des lieux où l’on contemple les paysages, mais également des lieux fonctionnels, où l’on se repose, se loge. Cependant, cette distinction n’est pas si rigoureuse, et il existe entre ces fonctions des relations étroites qu’il faudrait éclaircir.  

Il est généralement admis que le prototype du jardin des lettrés se découvre dans les jardins des Six Dynasties (220-589) (Zhou 1991). D’après les écrits de l’époque, on est surpris par l’idée de qualifier de jardin un morceau de la nature, complété par la construction simple et modeste d’un bâtiment, très ouvert vers l’extérieur. C’est à peu près vers l’époque Song du Nord (960-1127) que le jardin a pris le caractère d’un véritable habitat. Les lettrés attachent alors une importance plus grande au confort du logement. Ce confort ne consiste pas en décors exubérants, mais en l’équilibre entre une vie simple, liée à la culture, et le conformisme de leur statut social. Cette considération fonctionnaliste des élites chinoises a eu une grande importance pour le développement ultérieur, et l’on en trouve les meilleures manifestations dans des ouvrages comme Yuanye (Le traité du jardin chinois) de Ji Chen ( 1582-?), ou Yijiayan de Li Yu.

À l’origine, la partie d’habitat du jardin consiste en une maison à répartition simple, généralement tripartie. Plus tard, des dispositifs tels que des modes de cloisonnement servent à distribuer l’espace en fonction non seulement d’activités précises mais de l’ordre hiérarchique des membres de la famille. De plus, l’envergure du jardin ainsi que les canons architecturaux devaient être conformes au statut social du maître des lieux. L’idée selon laquelle chacun a sa propre place dans la société, chère au confucianisme, se manifeste explicitement dans le jardin.

La dimension culturelle

Parler des canons ou des éléments codifiés, c’est parler d’une conception préalablement établie. Cependant, il ne s’agit pas simplement des conventions architecturales répandues dans le milieu artisanal, mais avant tout, d’une culture lettrée hautement respectée. Les éléments sont souvent empreints d’un caractère littéraire (balustrade-pinceau, porte-lune, etc.) (fig. 1) ; leurs formes font allusion aux autres arts plastiques (fenêtre en forme d’éventail qui évoque la peinture sur l’éventail, porte en forme de bouteille se référant au bronze archaïque). Ils deviennent par conséquent des vecteurs à significations culturelles. De nombreux jardins sont renommés grâce aux séjours des poètes et des peintres. Et beaucoup de lettrés étaient eux-mêmes des créateurs de jardins : les plus célèbres sont Tao Yuanming et Wang Wei. En fait, le jardin chinois, entouré de murs, symbolise un territoire privé où l’homme concrétise son étendue spirituelle. Entrer dans ce territoire, c’est pénétrer dans sa personnalité. (fig. 2)Ainsi, selon les cas, le jardin ressemble-t-il parfois à un lieu de méditation pour les sages ; ou bien il se prête à des activités collectives caractéristiques des lettrés, telles que conversation, calligraphie, ou composition de poèmes.
La culture, omniprésente dans le jardin, se manifeste d’abord par l’écriture. Chaque jardin se caractérise déjà par son appellation. Les éléments architecturaux, portant également leurs propres titres, sont entourés de poèmes traduisant, le plus souvent, les sentiments évoqués par les paysages. Ces titres ou poèmes sont inscrits, gravés, encadrés et exposés. Ce ne sont pas seulement des vers que l’on récite, mais, par la beauté de la calligraphie, ils deviennent aussi des objets d’appréciation. Les poèmes sont fréquemment des citations d’œuvres littéraires classiques se référant à des personnages historiques de grand renom. Ainsi, à travers la contemplation des titres ou des poèmes, les visiteurs ressentent les sentiments des auteurs. En même temps, ils s’appuient sur un fonds culturel commun avec ces auteurs pour s’inspirer de l’histoire et poursuivre la tradition.1

La dimension naturelle

Les éléments naturels, quant à eux, sont néanmoins les composantes essentielles du jardin. Ils sont utilisés pour interpréter la nature. Considéré souvent comme une peinture de paysage en trois dimensions, le jardin partage avec la peinture ses caractères esthétiques. Il ne devrait pas être une imitation servile de la nature mais il faut que les aménagements paysagers se conforment à des règles naturelles. Les paysages du jardin comportent ainsi les mêmes caractéristiques que la nature. Comme la peinture de paysage, ce microcosme n’est pas créé pour être regardé comme tel car ce qui importe n’est pas la ressemblance morphologique xingsi mais la ressemblance spirituelle shensi. Allant au-delà de la forme extérieure pour saisir l’essence du paysage, le jardin est le support du voyage spirituel. En fait, ses composantes suscitent et transmettent aux visiteurs une sensibilité paysagère commune. C’est par le système de transposition paysagère que les japonais appellent mitate, qu’un paysage en réduction ou en grandeur nature est appréhendé comme la reproduction d’un autre existant réellement (Berque, 1995). D’après des écrits anciens, on sait que le fameux Genyue de Huizong, de l’époque Song du Nord, imita la montagne Fenghuang de Yuyao, de manière hautement symbolique. Les huit paysages de la Xiang et de la Xiao, affluents du lac Dongting, sont encore recréés dans de nombreux jardins. Sans une analyse rendant compte à la fois des caractéristiques des monuments d’origine et de l’esprit du site à aménager, il est malaisé de décoder cette ressemblance spirituelle.

Le jardin n’est pas une interprétation de la seule nature, mais,  plus encore, celle de la relation de l’homme avec la nature. Les remarques de Kuo Xi (actif, 1068-1085) pour la peinture de paysage sont également valables pour le jardin :

 « Il y a des paysages qui sont des lieux soit de promenade, soit de villégiature, soit de résidence. Une peinture qui arrive à retranscrire ces idéaux se révèle excellente. »2

La manière idéale de vivre dans la nature est, en fait, de retrouver une relation harmonieuse avec elle. Ainsi, dans son Yuanye, Ji Cheng insista en premier lieu sur l’évaluation du site. Le but de l’évaluation est de tirer le meilleur parti des éléments naturels, avec une intervention humaine minimale. On élève une montagne artificielle en utilisant un relief naturel et on creuse un étang à l’emplacement d’une dépression. Ainsi, bien que le jardin idéal « ne soit qu’une création de l’homme, elle peut paraître œuvre du Ciel. »3

Le respect du lieu entraîne naturellement l’idée de préservation de la nature. Ji Cheng précisa que

« si les arbres aux années multiples gênent l’édification d’avant-toits ou de murs d’enceinte, il convient de reculer d’un pas les fondations afin de préserver les racines de l’arbre. »4

Car, « il est facile de mettre en place des poutres sculptées et des piliers aériens, il est difficile de porter à maturité l’ombrage d’un sophora ou la rectitude du vert-jadéite. »5 Mais l’idée de préservation se différencie de celle de la sauvegarde du patrimoine naturel, préoccupation de notre époque, car pour Ji Cheng, l’arbre n’est pas préservé en tant que tel mais en tant qu’élément naturel, voire que témoin d’une loi naturelle à respecter. Ainsi, en Occident, la sauvegarde du patrimoine naturel a-t-elle jusqu’à une période récente, exclusivement exprimé l’idée de l’homme dompteur de la nature ; à l’inverse, en Chine traditionnelle, c’est l’homme qui est en convenance avec la nature.

La dimension cosmologique

Dans l’adaptation du lieu, intervient la notion de la géomancie (fengshui) qui fonctionne sur le principe de la correspondance et de l’influence, non de la mesure et de la causalité. « C’est une ethnoscience très élaborée, qui, au demeurant, est efficace dans le domaine qui est le sien, à savoir la gestion du paysage. » (Berque, 1995) À ce propos, Ji Cheng estima que « l’essentiel réside dans la relation aux quatre périodes, qu’importe les huit demeures »,6 et il souligna ainsi la nécessaire volonté de ne pas se laisser emprisonner par des prescriptions de géomancie.
Si la géomancie demeure prédominante dans la conception de l’agencement de l’espace en Chine, c’est qu’elle incarne une cosmologie. Elle interprète des lignes de force du paysage, veines où circule le souffle vital, qi. L’homme bénéficie d’un maximum du souffle vital si son logement se conforme aux règles des fengshui (Liu, 1995). Il obtient alors santé, longévité et prospérité. Le jardin se conçoit selon ces mêmes règles et peut acquérir une caractère paradisiaque.
L’idée chinoise du paradis est essentiellement taoïste. Dès l’époque du premier Empereur (IIIe siècle avant J.-C.), on fit construire dans les étangs du jardin des montagnes en rochers, symbolisant les cinq îles montagneuses mystiques, censées être les demeures des immortels. Le jardin chinois présente le plus souvent non pas un paisible paysage avec ses fleurs, mais une nature miniaturisée, avec ses montagnes escarpées (fig. 3). Grotesques, des paysages créés à partir de pierres sont liés au thème de Dongtian fudi de la pensée taoïste7 (Miura, 1995). La tradition selon laquelle chaque élément paysager, dans son échelle réduite, concrétise des symboles cosmologiques, s’est perpétuée jusqu’à présent. Rolf Stein, dans son étude classique, a montré l’efficience magique dans ce « monde en petit » (Stein, 1943). La nanification des paysages semble favoriser le renfermement des essences naturelles et une intense méditation.

Lieu de collection et d’exposition

Les éléments de collection

Riches en significations, les éléments paysagers du jardin ne sont pas moins recherchés pour leurs valeurs esthétiques. Ji Cheng proposa dans Yuanye une très grande variété de motifs architecturaux : ainsi la balustrade en compte cent. Li Yu manifesta aussi ses propres idées sur les formes et les motifs des balustrades et des fenêtres (fig. 4). En outre, des architectures de jardin étaient également des lieux des collections. Dans les peintures traditionnelles, on note des rouleaux de peintures ou des calligraphies, des objets en céramique ou en bronze disposés de manière ordonnée à l’intérieur de la chambre (qui devrait être l’atelier du maître). De même, il existe des représentations de scènes où le maître du jardin commente avec ses amis lettrés des peintures ou des objets anciens. À l’extérieur de la chambre, des pierres et des végétaux figurent aussi des objets de collection. Et en effet, si l’on se réfère aux peintures traditionnelles, des réunions de lettrés ont le plus souvent lieu en plein air, et non à l’intérieur.
La pierre est l’un des éléments les plus importants du jardin chinois. En fait, l’esthétique de la pierre a commencé dès l’époque Tang (618-907) et est particulièrement développée à l’époque Song du Nord, sous l’impulsion des lettrés, qui voyaient un elles l’évocation de la montagne et, au-delà, toute une symbolique liée au taoïsme. Dans les écrits de l’époque, on remarque des pierres de tels jardins léguées par les dynasties précédentes. Les pierres étaient donc appréhendées comme de véritables œuvres d’art transmises d’une génération à une autre, et elles figuraient dans le jardin comme on expose des statues en Occident (fig. 5). Les pierres du Grand-Lac, par exemple, particulièrement recherchées, étaient déjà devenues rarissimes à l’époque de Ji Cheng.
Objets d’admiration, ces éléments architecturaux ou naturels sont mis en place dans un espace donné, afin de créer des paysages. Cette création paysagère est émiettée en différentes scènes (jing) par l’instauration du parcours et de dispositifs scénographiques. À l’opposé du monde européen, qui privilégie les trajets rectilignes (entre autres, les jardins français de Le Nôtre), les Chinois s’ingénient à élaborer des itinéraires sinueux. Le jardin est conçu, dans son élaboration même, d’une manière fragmentaire. On le construit afin de créer, à partir d’un endroit donné, un maximum de vues selon des angles différents. Les éléments sont agencés de manière à empêcher une vue globalisante de l’ensemble du jardin et à donner une impression de vaste espace, où le plaisir de promenade est inépuisable. En même temps, ces éléments sont là pour diriger les visiteurs, la suite du parcours devant susciter chez eux curiosité et intérêt. Ce jeu constant de vides et de pleins rythme et intensifie la promenade (fig. 6).

Les dispositifs d’exposition

Quant aux dispositifs, le plus significatif consiste à « emprunter les paysages » (jiejing), ce qui pour Ji Cheng est primordial dans le jardin. À travers un cadre bien circonscrit (d’une fenêtre, d’un pavillon, etc.), les visiteurs jouissent de vues proches ou éloignées comme s’ils appréciaient une peinture de paysage. Ce point a été beaucoup étudié par Li Yu. Par exemple, il fit construire dans son bateau des fenêtres en forme d’éventail, pour jouir à travers elles des scènes d’extérieurs du lac comme s’il jouissait de peintures de paysages en mouvement. Il aménagea encore, devant les fenêtres de sa maison, des scènes s’inspirant de la nature, afin de les contempler selon une démarche comparable à celle du diorama occidental. Mais à la différence de ce dernier, qui propose une illusion visuelle construite selon les règles de la perspective linéaire et, par conséquent, mesurable et objective, dans le jardin chinois, les vues sont à appréhender avec la sensibilité de chacun. Dans ses célèbres vers, « Cueillir les chrysanthèmes sous la haie de l’Est, apercevoir sereinement la montagne du Sud »,8 Tao Yuanming nous suggéra déjà l’emprunt d’un paysage lointain. Ji Cheng, à ce propos, nous expliqua que « malgré la distinction entre l’intérieur et l’extérieur du jardin, l’emprunt consiste à ignorer le lointain ou le proche, queand on peut s’approprier une scène. »9 En introduisant des paysages extérieurs dans le jardin, celui-ci, rompant avec la notion habituelle du monde clos, se réintègre au sein de l’univers (fig. 7).Cette relation harmonieuse entre l’homme et la nature, ressentie lors de la visite du jardin, ne se limite pas à une expérience visuelle : l’idée d’emprunt intervient à nouveau d’une « polysensorialité du paysage à la chinoise. » Pour l’ouïe, « choisir un monastère bouddhique Xiao pour voisin et la psalmodie des sutras vous rejoint »,10 les gouttes de pluie tombant sur des feuilles de bambou qui évoquent la « sonorité de jade ».11 Pour l’odorat et les parfums des plantes, « balayer le sentier et prendre soin des jeunes pousses d’orchidées afin que les pièces situées à l’écart puissent bénéficier de leurs fragrances. »12

Lieu de constitution de transmission de la mémoire

Ces réflexions à propos du jardin chinois sont des jalons qui s’inscrivent dans une réflexion plus vaste visant à fournir des nuances à l’affirmation selon laquelle le monde chinois n’a pas créé des institutions comparables aux musées occidentaux, et que la transmission du savoir et de la mémoire en appelait à d’autres supports. Premièrement, ce qui nous paraît étonnant, c’est le détachement de l’aspect matériel des choses. Les éléments architecturaux ou naturels dans le jardin ne sont pas appréhendés pour ce qu’ils sont morphologiquement mais pour leur valeur métaphorique. Ainsi est-il normal que les paysages changent constamment selon les saisons ; les architectures, quant à elles, peuvent être refaites, si nécessaire, soit à l’identique, soit avec des modifications, si celles-ci ne sont pas contraires aux règles naturelles. Il n’y avait donc pas de véritable conscience de la sauvegarde patrimoniale comme aujourd’hui, même si certaines constructions ultérieures sont, à nos yeux, dégénératives. De plus, comme les choses ne sont pas regardées d’après leur aspect physique, elles ne sont pas non plus appréhendées dans leur existence matérielle. Quand les Chinois visitent un jardin, ils regardent les paysages, mais en même temps ne les regardent pas mais les construisent dans leurs esprits en se référant à la tradition. Dans ce monde hautement symbolique, où les choses sont en mutation permanente, les visiteurs plongent dans un voyage imaginaire, à la fois spatial et temporel. Et plus important encore, ils montrent aux autres leurs manières de « voyager », lesquelles font également partie de la tradition. Le hanami japonais, rite annuel consistant à apprécier les fleurs de cerisier dans les lieux publics, est hérité des coutumes Tang (Hou, 1997) (fig. 8).Augustin Berque a justement cité le texte deZhang Dai (1597-1689) sur la tradition de contempler la Lune, en insistant sur le fait qu’il ne s’agit pas de regarder la Lune, mais de montrer aux autres, la chinoise manière de la regarder. Par ce système codifié de l’esthétisation paysagère qui fait transmettre les expériences, les Chinois constituent leur mémoire collective.
En comparaison avec la notion occidentale de l’exposition muséale, le jardin chinois se caractérise, en outre, par l’absence de l’opposition sujet-objet. Déjà, dans le jardin chinois, il n’y a pas séparation entre un espace d’exposition et un autre où se situent les visiteurs. L’architecture en bois soutenue par des colonnes aide encore à cette interpénétration de l’espace. La distinction entre objets exposés et cadre architectural du musée n’existe pas non plus. Les éléments architecturaux sont à la fois des lieux où les visiteurs parcourent du regard les paysages environnants, et où, en même temps, ils sont partie intégrante du paysage d’autres visiteurs. Il n’y a donc pas opposition entre visiteurs et objets exposés, puisque les visiteurs entrent tout naturellement dans les paysages d’autres visiteurs (fig. 9). L’opposition intérieur-extérieur est également supprimée grâce aux emprunts paysagers. Tout ceci est encore inconcevable dans le musée d’inspiration occidentale qui reste, avant tout, un lieu artificiel, extrayant les objets de leur contexte d’origine. À l’intérieur du musée, la conception de la perception ainsi que des soucis pragmatiques liés notamment à la conservation renforcent la distinction absolue entre les visiteurs et les objets exposés.

***

Actuellement, de nombreux muséologues remettent en cause la conception traditionnelle de l’institution muséale. La forme muséale a également évolué. Les musées ont tendance à s’éclater, à gommer la frontière entre dehors et dedans des murs, à pénétrer l’environnement du quotidien. D’autre part, la conception muséographique de l’exposition privilégie de plus en plus l’interactivité, qui fait appel à la plurisensorialité. L’exemple de la Grande Galerie de l’évolution du Muséum national d’histoire naturelle, avec ses vitrines transparentes et son éclairage ajusté à des sonorisations, est révélateur de cette conception. Peut-on tirer profit des expériences d’une civilisation qui ignorait l’institution muséale pour enrichir les musées contemporains situés « à un tournant » ? Cette question, sujette à l’interprétation de chacun, est aujourd’hui capitale.

Notes de bas de page numériques

1 . À titre d’exemple, le nom du Duleyuan (Jardin de la joie solitaire) de Sima Guang est emprunté à ce que disait Mencius : « Il vaux mieux s’amuser en compagnie que seul, et avec beaucoup d’amis plutôt que quelques-uns. » (Sima Guang, Duleyuanji, Notes pour le Jardin de la Joie solitaire). La traduction française est tirée de Les jardins, paysagistes-jardiniers-poètes,de Michel Baridon, 1998, p. 382.

2 . « Shanshui you kexingzhe, you keyouzhe, you kejuzhe, huafan zhici, jieru miaopin », traduction de l’auteur, Kuo Xi, Linquan gaozhi.

3 . « Suiyou renzuo, wanzi tiankai », Ji Cheng, Yuanye, Yuanshuo  (Du jardin), pour la traduction française, voir Che, 1997 : 90.

4   « Duonian shumu, aizhuyanyuan, rangyibu keyi ligen », Ji Cheng, op.cit. Xiangdi (L’évaluation du site),pour la traduction française, voir Che, 1997 : 99.

5 . « Diaodong feiying gouyi, yinkuei tingyu chengnan », Ji Cheng, op. cit. Xiangdi (L’adaptation de lieu), pour la traduction française, voir Che, 1997 : 99-102.

6 . « Cieyao sishi, heguan bazhai », Ji Cheng, op. cit. Jiejing (L’emprunt de scènes), pour la traduction française, voir Che, 1997 : 283.

7 . Le dongtian signifie la grotte souterraine et le fudi, la terre bienheureuse. Les dongtian et les fudi sont considérés comme des lieux saints où logent les divinités et ces lieux se trouvent dans des sites fameux du pays. Selon la croyance, les grottes peuvent communiquer entre elles par des conduites souterraines permettant aux adeptes taoïstes de se rendre de l’une à l’autre.

8 . « Caiju donglixia, youran jiannanshan », traduction de l’auteur, Tao Yuanming.

9 . « Jiezhe: Yuan suebie neiwai, dejing ze wuju yuanjin », Ji Cheng, op.cit. Xinzhaolun  (De la construction), pour la traduction française, voir Che, 1997 : 89.

10 . « Xiaosi keyi pulin, fanyin daoer », Ji Cheng, op. cit. Yuanshuo (Du jardin), pour la traduction française, voir Che, 1997 : 91.

11 . « Biyu qingqiao », Ji Cheng, op.cit. Jiejing (L’emprunt de scènes), pour la traduction française, voir Che, 1997 : 286.

12 . « Saojing hulanya, fenxiang youshi », Ji Cheng, op. cit. Jiejing (L’emprunt de scènes), pour la traduction française, voir Che, 1997 : 285.

Bibliographie

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Weiquan Zhou, 1991, Zhongguo Gudian Yuanlin Shi, Taipei, Mingwen Shuju.

Annexes

fig. 1 : Suzhou, porte-lune au Zhuozhenyuan.

fig. 2 : Suzhou, mur enfermant au Zhouzhenyuan.

fig. 3 : Suzhou, des montagnes artificielles créées à partir des pierres du Grand-Lac au Liuyuan.

fig. 4 : Suzhou, une vue au Liuyuan.

fig. 5 : La présentation du Guanyunfeng (pierre du Pic de la Prime-Nuée)du Liuyuan est comparable à une sculpure moderne.

fig. 6 : Suzhou, une vue au Liuyuan.

fig. 7 : L’idée de l’emprunt de scènes peut s’appliquer à la muséographie contemporain. Vue au Musée national d’histoire de Taipei.

fig. 8 : Chaque printemps, le Musée national d’histoire de Taipei organise une grande exposition sur l’ikebana chinois, muséalisant la tradition d’hanemi. L’exposition de l’année 1998 a largement employé le langage architectural du jardin chinois.

fig. 9 : Les visiteurs du jardin chinois font partie du paysage d’autres visiteurs.

Pour citer cet article

Chang Wan-Chen, « Le jardin et le musée », paru dans Alliage, n°45-46 - Décembre 2000, Le jardin et le musée, mis en ligne le 03 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3852.

Auteurs

Chang Wan-Chen

Professeur d’art chinois et de muséologie à L’École normale nationale de Hsin-Chu, Taïwan.