Alliage | n°45-46 - Décembre 2000 Dialogue transculturel 2 

Umberto Eco  : 

Le royaume du Prêtre Jean

Plan

Texte intégral

Cette histoire n’a apparemment rien à voir avec l’Afrique, puisqu’elle commence en Inde. Et quand elle passe de l’Inde à l’Afrique, elle concerne l’Afrique orientale, notamment l’Éthiopie, et non le Mali. Mais je suis encouragé à la raconter parce qu’il y a au moins du lien entre Tombouctou et le sujet de mon histoire,  à savoir le royaume du Prêtre Jean.

C’est par les écrits de Léon l’Africain que, pour la première fois, l’Occident a entendu parler de Tombouctou de manière non légendaire. Léon, Arabe de Grenade (Al Hassan ibn Muhammad), s’était refugié, à Fez au Maroc, après la Reconquista et la chasse des Arabes d’Espagne. À Fez, il étudia, et effectua de nombreux voyages dans le monde musulman : à Constantinople, à Tombouctou dans la vallée du Niger, en Égypte d’où il remonta le Nil jusqu’à Assouan. Il avait trente et un ans quand, revenant d’un voyage en Égypte, il fut enlevé par des pirates italiens. Mais ceux‑ci devant sa remarquable intelligence, l’offrirent en cadeau au pape Léon X, qui compléta son instruction, le persuada de se convertir au catholicisme et l’adopta comme fils. Au service du pape, Léon écrivit, en italien, ses fameuses Descriptions de l’Afrique, ouvrage qui demeure notre principale source de renseignements sur l’Islam de cette époque.
Le parcours de Léon s’étend du Mali, à l’occident, à la vallée du Nil, à l’orient. Dans les pages mêmes où il mentionne pour la première fois le règne de « Tombutto », il relate aussi que vers l’orient, se trouve l’Éthiopie, « gouvernée par un chef, qui est comme un empereur, appellé Prêtre Gianni par les Italiens. La plus grande partie de cette région est habitée par des chrétiens... » Donc, assurés par Léon qu’il y a un lien entre Tombouctou et le royaume du Prêtre Jean, résumons cette histoire, terriblement complexe et qui a fait couler des fleuves d’encre érudite.

Moi, Prêtre Jean, à Manuel, gouverneur des Roméens…

le Prêtre Jean a fait sa première apparition en Inde, non en Afrique. Vers 1160 et certainement en 1177, commence à circuler dans les chancelleries des rois chrétiens une lettre, écrite en latin, adressée à l’empereur Manuel Comnème de Byzance. Plus tard, existeront des versions en anglo‑normand, en ancien français, et même en russe. Il s’agit d’une lettre où le Prêtre Jean, ou Presbyter Johannes, manifeste son existence, sa puissance et sa foi chrétienne.

 « Moi, Prêtre Jean, par vertu et pouvoir de Dieu et de Notre Seigneur Jésus‑Christ, seigneur des seigneurs, à Manuel, gouverneur des Roméens... Je suis le souverain des souverains et je dépasse les rois de la terre entière par les richesses, la vertu et la puissance. Soixante‑douze rois sont mes tributaires. Je suis dévot chrétien et partout nous défendons et secourons de nos aumônes les chrétiens pauvres placés sous le pouvoir de notre clémence... Notre magnificence domine sur les trois Indes et notre territoire s’étend de l’Inde ultérieure, où repose le corps de saint Thomas, jusqu’au désert de Babylone, proche de la tour de Babel. »

Dans ce pays, déclare Jean, vivent éléphants, dromadaires, chameaux, hippopotames, crocodiles, panthères, tigres, lions blancs et rouges, ours blancs, cigales muettes, griffons, tigres ; dans une version ultérieure, il dira aussi que cette terre est habitée par des créatures extraordinaires, que la culture européenne connaissait déjà à travers les bestiaires hellénistiques et médiévaux, tels que hommes sauvages, hommes cornus, faunes, pygmées, géants, cyclopes, hommes à un seul œil, et « l’oiseau qu’on appelle phœnix ». Peu à peu, la tradition peuplera la terre du Prêtre Jean de tous les êtres fabuleux connus en Europe à cette époque, licornes, sciapodes à un seul pied, blemmes aux yeux et à la bouche sur la poitrine, cynocéphales à tête de chien, panoces aux oreilles descendant jusqu’aux hanches, hommes aux pieds tournés vers l’arrière...
Sur cette terre, coulent le lait et le miel. Elle est traversée par un fleuve venant du paradis terrestre, qui roule dans son lit émeraudes, saphirs, topazes, béryls, améthystes et autres pierres précieuses. Une forêt qui produit le poivre en abondance s’étend au pied de l’Olympe, proche du paradis terrestre, d’où coule une source dont l’eau est parfumée de mille épices : « Une des merveilles de notre terre, dit le Prêtre Jean, est la mer aréneuse. Le sable, en effet, y est en mouvement et se gonfle en vagues, comme la mer. »
Le royaume du Prêtre est le pays où toute valeur chrétienne est pleinement réalisée : « Il n’y a pas de pauvres parmi nous. Nous ne connaissons ni vol, ni adulation, ni cupidité, ni divisions. » Le mensonge y est inconnu : « Aucun vice ne règne chez nous. »
Le train de vie du Prêtre est celui d’un vrai satrape. À la guerre, les troupes sont précédées de treize grandes croix d’or et pierres précieuses. Chacune est suivie de dix mille soldats et cent mille hommes de pied. Le palais du Prêtre a des plafonds en bois imputrescible. Son toit a l’apparence du ciel, car il est semé de saphirs et de topazes très lumineuses ressemblant à des étoiles. Sur ce toit, deux pommes d’or, surmontées chacune d’un cristal, de façon que resplendissent l’or durant le jour et les cristaux la nuit. Le pavement du palais est en cristal et aux murs intérieurs, sont accolées cinquante colonnes soutenant chacune une escarboucle grande comme une amphore. Aussi, le palais n’a‑t‑il pas de fenêtres car il est éclairé par ces pierres précieuses autant qu’il pourrait l’être par le soleil. Les tables de la cour sont, les unes en or, les autres en améthyste ; les colonnes soutenant les tables, en ivoire. Trente mille hommes, dont sept rois, soixante‑deux ducs, trois cent soixante‑cinq comtes, douze archevêques, vingt évêques, plus le « patriarche de saint Thomas », déjeunent chaque jour au palais, où la chambre royale est ornée d’or et de pierres précieuses. Le lit est en saphir, pierre propice à la chasteté : « Nous avons de très belles femmes. Mais elles ne nous rejoignent que quatre fois l’an, et seulement pour la procréation d’enfants. Puis, une fois sanctifiée par nous, comme Bethsabée par David, chacune retourne à son appartement. » Devant le bâtiment royal, un miroir magique, situé à une grande hauteur, permet de voir tout ce qui se passe « pour et contre nous » dans le royaume et provinces voisins.
En conclusion, écrit le Prêtre, « Notre terre s’étend d’un côté jusqu’à presque quatre mois de marche et, de l’autre, jusqu’à une distance que personne ne peut connaître. Si tu peux dénombrer les étoiles du ciel et le sable de la mer, tu pourras aussi mesurer notre empire et notre puissance. »

Dans la description de ce royaume, rien n’est véritablement inconnu. On y trouve les traces du Roman d’Alexandre et de mille autres descriptions d’îles fabuleuses ou du paradis terrestre. Et même des éléments provenant des Mille et une nuits, à savoir l’histoire de Sindbad le marin, faisant naufrage sur une île proche de l’Inde, et amené en présence du prince de Sanrandib. Le cortège du prince rappelle celui du Prêtre, le prince demandant à Sindbad d’aller, comme son ambassadeur, chez Haroun al‑Rachid avec une lettre, écrite sur parchemin d’agneau : « Je t’envoie le salut de la paix, moi, dans le palais duquel les murs sont faits de pierres précieuses, moi, devant lequel campent mille éléphants, je veux te considérer comme un frère et je te prie d’accepter cet humble cadeau. » Le cadeau était une coupe de rubis contenant des perles. De même, le Prêtre Jean envoie-t-il à l’empereur de Byzance un cadeau précieux et l’invite à visiter son royaume.

On ne sait si la lettre a été influencée par une tradition juive, ou si la tradition juive provient de la lettre de Jean : en effet, nous connaissons un texte d’un certain Eldad le Danite, qui aurait vécu au IXe siècle, avant donc la parution de la lettre de Jean, mais dont les seules versions connues sont postérieures à l’invention de l’imprimerie. Eldad parle d’un royaume fabuleux où se trouveraient les dix tribus perdues d’Israël, et un fleuve de pierres, le Sambatyon, qui rend ces terres inaccessibles. Or, la lettre de Jean dit qu’en ce royaume trouvent accueil les dix tribus perdues d’Israël, et mentionne le fleuve Sambatyon. De toute façon, c’est une preuve supplémentaire de la mansuétude et de la grandeur d’âme du Prêtre, qui règne amoureusement, même sur des juifs.

Prendre l’Islam en tenaille

Bien que la lettre se présente comme un premier exemple de littérature utopique, rien n’y est nouveau, sauf un fait : cette île d’Utopie ne se cache pas dans un non‑lieu, un nowhere, elle est en Inde et il s’agit seulement de la trouver. On affirme qu’il existe, dans un lieu précis, au-delà des terres musulmanes où les chrétiens se battent pour sauver Jérusalem, prise plus d’un demi‑siècle auparavant, un royaume chrétien. Les Latins sentaient la fragilité de leur situation au milieu du monde musulman et accueillaient donc avec joie toute nouvelle indication leur laissant espérer que des princes chrétiens — de Géorgie ou d’Arménie — pourraient neutraliser la puissance musulmane.
La possibilité qu’ouvre la lettre est claire : il s’agit d’établir un lien, politique et militaire, entre le royaume du Prêtre (au-delà de l’Arménie et de la Géorgie) et  les royaumes chrétiens ; l’Islam sera pris alors dans une tenaille mortelle. L’existence d’une chrétienté au‑delà des terres des infidèles garantit toute prétention à un empire chrétien vraiment universel, tel celui d’Alexandre et l’Empire romain, où l’Islam serait réduit à une excroissance provisoire.
Que là fut l’enjeu est démontré par le fait que avant l’apparition de la lettre d’autres voix avaient déjà annoncé un empire chrétien au‑delà de l’Islam ayant pu secourir les croisés. Dans une lettre écrite par Odon, abbé de Saint‑Rémy de Reims, on lisait qu’en 1122, une quarantaine d’années avant la parution de la lettre du Prêtre, un « archevêque de l’Inde » était venu à Rome chez le pape Calliste II avec une délégation byzantine, et lui avait parlé de la ville de Hulne, sur le fleuve Physon (selon la tradition, l’un des quatre fleuves qui coulent du paradis terrestre), où s’élevait le sanctuaire conservant le corps de saint Thomas, l’apôtre des Indes.
En 1145, Otto von Freising, l’historien de Frédéric Barberousse, raconte  la visite au pape de l’évêque syrien Hugues de Gabala, qui avait parlé d’un Prêtre Jean, Presbyter Johannes, à la fois roi et prêtre, chrétien de rite nestorien, résidant ultra Persidam et Armeniam, pays d’où venaient les trois rois Mages, et qui avait déjà essayé de venir au secours des Croisés mais n’avait pu traverser le fleuve Tigris avec son armée.
Que ce roi mystérieux ait pu être nestorien était plausible. Les nestoriens étaient hérétiques, puisqu’ils soutenaient que le Christ a soit deux natures, ce qui est orthodoxe, soit deux personnes, humaine et divine, la seconde habitant la première comme un temple (donc la Vierge est la mère d’un homme seulement et non d’un dieu) ; mais pour le reste, les nestoriens ne sont pas très loin du dogme catholique. Ils avaient évangélisé plusieurs pays orientaux, jusqu’au Malabar, et même atteint la Chine. Des communautés nestoriennes existaient encore dans ces pays, et l’idée d’une chrétienté d’Extrême‑Orient ne manquait pas de vraisemblance. Peu après la parution de la lettre, le pape Alexandre III avait invité le Prêtre Jean à la conversion, en lui envoyant comme ambassadeur son médecin personnel, homme sage qui connaissait les langues orientales, afin de le ramener à l’obéissance due à l’Église catholique et apostolique romaine. Ni la lettre ni l’ambassadeur ne joignirent le Prêtre, mais l’initiative du pape visait essentiellement à réduire le potentiel de cette révélation qu’aurait pu utiliser contre lui l’empereur germanique. En  effet l’une des hypothèses des historiens c’est que la lettre ait été produite par la chancellerie impériale de Frédéric Barberousse, non seulement à des fins politiques mais parce que la perspective de cette dignité impériale unissant royauté et sacerdoce convenait à Frédéric dans la lutte qui opposait l’empire à la papauté.

Que la lettre ait été prise au sérieux est démontré par tous les textes de voyageurs qui, au cours des deux siècles suivants découvrent la terre du Prêtre Jean, ou, du moins, un pays dont Jean avait été roi. Mon propos aujourd’hui n’est pas de citer toutes les hypothèses émises sur les raisons qui auraient permis aux voyageurs d’identifier tel ou tel personnage historique comme étant le Jean légendaire (on a même parlé de Gengis Khan et des Mongols) mais voilà les textes.
Dans une lettre de 1220, Jacques de Vitry disait que « les chrétiens qui habitent la majeure partie de l’Inde sont nestoriens et sujets d’un très puissant prince, que le peuple nomme le Prêtre Jean. » En 1221, parvient à Damiette une Relatio de Davide où sont narrées des victoires remportées sur les musulmans par un roi David, nestorien, descendant d’un Jean. Joinville, dans son récit de la septième croisade (1248‑1254), rapporte que les Tartares se révoltèrent contre Prêtre Jean et le tuèrent. En 1245, le franciscain Jean de Plan Carpin voyagea en Mongolie, l’année même où le franciscain Guillaume de Rubrouck accomplit pour le roi de France une mission auprès de Grand Khan. Tous deux citent le Prêtre Jean, bien que Guillaume de Rubrouck précise que « les nestoriens l’appelaient Jean et disaient de lui dix fois plus que la vérité. Ainsi font les nestoriens ; à partir de rien ils font grandes rumeurs. J’ai traversé ses pâturages, à part quelques nestoriens, personne ne savait rien de lui. » En 1253, Vincent Beauvais, dans son Speculum historiale, assure que le Prêtre Jean fut jadis l’empereur de l’Inde et le suzerain des Tartares, qui lui payaient tribut.

L’hypothèse chinoise

En 1271, le jeune Marco Polo entame son premier voyage vers la Chine en compagnie de son père et de son oncle. Partis d’Acre, après avoir gagné la petite Arménie, ils décident de se diriger vers Ormuz. Puis, par la voie terrestre au sud de la traditionnelle route de la soie, ils entrent dans le désert de Gobi et arrivent dans la grande province de Tangut. Surprise, c’est un pays chrétien ! Marco Polo conte l’histoire d’un conflit entre le Prêtre Jean et son vassal Gengis Khan, se terminant par la défaite et la mort du souverain chrétien et le mariage du vainqueur avec la fille du vaincu. Puis, dans le chapitre sur « la grande province du Tenduc », il poursuit :

« Qui part de là trouve Tenduc, province vers le Levant, qui a villes et villages assez, et c’est une des provinces que ce grand roi très fameux dans le monde, nommé par les Latins le Prêtre Jean, voulait habiter. Mais à présent, ils sont au Grand Can, car tous les descendants du Prêtre Jean sont au Grand Can. La maîtresse cité est nommée Tenduc. Et de cette province est roi un de la lignée du Prêtre Jean, encore est le Prêtre Jean ; et sachez qu’il est prêtre chrétien comme sont tels tous les chrétiens de ce pays ; mais son nom est Georges, et la plus grande partie du peuple est de chrétiens. Il tient le pays pour le Grand Can, non pas tout celui que le Prêtre Jean avait, mais seulement une partie. [ … ]
» En cette province, on trouve la pierre dont se fait l’azur (le lapis‑lazuli), très abondante et de bonne qualité, et ils sont très habiles à le faire. Il y a aussi beaucoup de camelot en poil de chameau et de couleurs variées. Les gens vivent de leurs troupeaux et des fruits de la terre, dont ils font grand commerce, et aussi de ces métiers. Là, le gouvernement appartient aux chrétiens, parce que le roi est chrétien, bien qu’il soit soumis au Grand Can. »

Jean de Monte Corvino, voyageant en Chine en 1289, convertit du nestorianisme au catholicisme le roi Georges, chef de la tribu turque des Ongut ; il est persuadé d’avoir converti le descendant « du grand roi qui fut nommé le Prêtre Jean de l’Inde ». En 1331, Odorico de Pordenone, voyageur franciscain, situe la terre du Prêtre Jean à cinquante journées à l’ouest de Pékin.
Au fur et à mesure que l’on découvre l’Asie, apparaissent des mémoires du royaume du Prêtre, jamais le Prêtre lui‑même. Pour retrouver le royaume tel qu’il est décrit dans la lettre, il faut se contenter des voyageurs imaginaires, comme Mandeville, qui, au XIVe siècle, dit avoir visité un pays « arrosé des fleuves qui viennent du paradis terrestre » une terre défendue par des rochers aimantés qui parsèment la mer et qui attirent tous les éléments en fer que contiennent les navires. La description de Mandeville reprend tous les éléments de la lettre, sans avoir honte de les exagérer. Mais les véritables voyageurs ne découvrent aucun Prêtre vivant en Asie. L’utopie risque de se dégonfler. D’ailleurs, arrive le contact avec une civilisation très développée, la Chine, offrant des merveilles qui pourraient être identifiées à celles de la légende, mais qui ne justifie pas l’idée de l’expansion des empires chrétiens vers l’Extrême-Orient. Avec cette nouvelle civilisation, il faut établir des relations culturelles et commerciales, et il ne paraît convenable à personne d’en tenter une conquête. Il faudra donc déplacer le Prêtre.
D’ailleurs, qui a dit que l’Inde dont parlait la lettre était l’Inde des brahmanes, celle de l’océan Indien ? Lorsque la géographie ancienne parlait de l’Inde on distinguait une Inde au‑delà de l’Himalaya, une Inde moyenne, plus ou moins l’Inde que nous connaissons, et une Inde mineure, qui comprenait l’Arabie et l’Éthiopie. Pourquoi ne pas situer la terre du Prêtre Jean en Afrique ?

La piste africaine

Cette possibilité joue sur la fusion entre la légende du Prêtre Jean et la légende des rois Mages.
En 1162, Frédéric Barberousse conquiert et détruit Milan. Rainald von Dassel, son chancelier, y découvre dans l’église Saint-Eustorgio les prétendues dépouilles des trois rois Mages, et les conduit, en 1165, à Cologne. Jusqu’à ce moment-là, les informations sur les trois rois venus à Bethléem adorer l’enfant Jésus étaient très vagues. Naquit alors une littérature sur les Mages, qui compte des textes tels que le Livre des trois rois ou Livre de Cologne, le récit de Ludolf de Suchem sur son pèlerinage en Terre sainte, et l’Histoire des trois rois de Jean de Hildesheim, tous du XlVe siècle. C’est Jean de Hildesheim qui pose de la manière la plus claire un lien possible entre Jean et les Mages. Le Prêtre a été mis sur son trône par les trois rois, comme leur héritier. On peut supposer que même cette légende a aussi une raison politique. Elle confirme le lien entre royauté et sacerdoce qui était le rêve de l’empire. Grâce aux rois Mages, l’idée du royaume de Jean fondait une fois encore cette notion sacrale de la dignité impériale.
Hildesheim parle encore d’un Jean, seigneur des Indiens, mais cette Inde possède certaines caractéristiques rappelant l’Afrique. Ainsi, le Livre des trois rois Mages parle de la légendaire ville de Seuwa, établie au pied du mont Vaus, d’où, selon une autre légende, provenaient les Mages. Mais à propos de cette ville, il parle de Nubiens, non d’Indiens :

« De même que Melchior, leur roi, apporta l’or en présent (au Christ), semblablement tous les Nubiens l’ont admirablement suivi dans la foi et n’ont jamais pu être corrompus par nulle hérésie. (...) Leurs prêtres montent à l’autel coiffés de couronnes d’or (ou dorées, suivant leurs moyens), parce que c’est couronnés que les trois rois apportèrent leurs présents... Les Indiens des royaumes du Prêtre Jean sont bons chrétiens et ont pour patriarche Thomas, auquel ils obéissent en tout, comme nous au pape. (...) Et la résidence de ces deux personnages est dans la cité de Seuwa, où moururent les trois rois. (...) Le royaume de Nubie fut dans la première Inde, où régna Melchior, à qui appartint aussi le royaume d’Arabie, auquel tiennent le mont Sinaï et la mer Rouge, sur laquelle, de Syrie et d’Égypte, on navigue aisément. Mais le sultan ne permet à personne de porter au Prêtre Jean, seigneur des Indes, des lettres venant des rois des chrétiens... De la même manière, le Prêtre Jean veille à ce qu’aucun des siens ne passe près du sultan ; c’est pourquoi, ceux qui, de son pays, veulent aller en Judée font, par la Perse, un détour long et pénible... Jadis, cette terre d’Arabie appartenait en entier au Prêtre Jean, elle est maintenant presque entièrement au sultan. Toutefois, afin qu’il soit permis aux marchandises de l’Inde de voyager en paix, jusqu’à ce jour le sultan verse, pour ces contrées, un tribut au Prêtre Jean. »

Des traits comme les couronnes des prêtres, et comme les grandes caravanes de pèlerins voyageant dans des contrées voisines, évoquent ainsi l’Éthiopie.
Jean de Hildesheim parle des trois « Indes », d’où viennent les trois rois… Deux des Indes correspondent clairement à l’Éthiopie. La première Inde est la Nubie, dont Melchior fut roi et que gouverne maintenant le Prêtre Jean. La deuxième Inde « était jadis le royaume de Godolia, sur lequel régna Balthazar (noir de visage), de qui dépendait le royaume de Saba », où poussent l’encens et la myrrhe. Seul, le roi Gaspard vient de l’Asie, parce qu’il régna sur le royaume de Tharsis, auquel appartient encore l’île Égriseule, dans laquelle repose le corps du bienheureux Thomas.
L’Éthiopie se prêtait aussi bien que l’Inde à accueillir le Prêtre Jean. Au Moyen Âge, on connaissait le mystère des sources du Nil. Par les auteurs arabes, on croyait savoir que les sources en étaient des lacs, très loin en Éthiopie et vers les montagnes de la Lune. Ce sont de semblables légendes qu’apprit Joinville  débarquant avec la croisade de Saint-Louis. On lui conta encore que les habitants des contrées situées tout au sud de l’Égypte tendaient, chaque soir, des filets dans le fleuve, et y recueillaient, le lendemain, les précieux lambeaux arrachés par les eaux des terres où elles avaient pris naissance : « C’est à savoir gingembre, rhubarbe, bois d’aloès, et cannelle. Et l’on dit que ces choses viennent du paradis terrestre... Le sultan de Babylone (et donc du Caire) a maintes fois essayé de savoir d’où venait le fleuve. » Mais les gens qu’il avait envoyés remonter le cours du Nil racontaient tous qu’après avoir parcouru des terres où lions, éléphants, et serpents venaient les regarder au passage, ils étaient arrivés « à un grand tertre de roches abruptes, auquel nul ne parvenait à monter ».
La tradition mentionnée par Joinville selon laquelle le Nil vient du paradis, est très ancienne ; l’Éthiopie pouvait donc être considérée comme le jardin de l’Eden. On savait que sur le territoire de l’Éthiopie, terre chrétienne, se situait anciennement le royaume de Saba.

Ainsi, à partir du XIIIe siècle et de plus en plus dans les trois siècles suivants, on se tourne vers l’Afrique. Les Mirabilia de Jourdain de Séverac, rédigés vers 1323, disent que les habitants de la « troisième Inde » obéissent à « l’empereur d’Éthiopie, que vous appelez Prestre Johan ». Un franciscain irlandais, en 1328, dit être arrivé, après avoir remonté le Nil pendant soixante‑dix jours, dans « I’Inde supérieure où réside le Prêtre Jean ». Giovanni Marignolli, envoyé par le pape en Orient en 1338, définit la terre d’Éthiopie comme celle du Prêtre Jean.
Il serait long de suivre l’histoire de la cartographie, de plus en plus précise, bien que toujours assez fantaisiste, pour voir comment sur les cartes, l’Éthiopie s’identifie avec l’empire du Prêtre Jean. Il nous suffit de voir des cartes de la Renaissance, par exemple, la Cosmographie de Munster, où des hommes à un seul œil apparaissent en Éthiopie (bien que l’Éthiopie soit déplacée presque à la périphérie de Tombouctou), ou le Thaetrum Orbis terrarum d’Ortelius qui identifie de l’empire de Jean avec de l’empire des Abyssins. D’ailleurs, sur le frontispice de l’un des premiers incunables apparaît la version imprimée de la lettre de Prêtre Jean (le premier De ritu et moribus Indorum est de 1478, celui en italien de 1495), et Jean y apparaît comme roi des Indes et de l’Éthiopie.
Au XVe siècle, plusieurs ambassades abyssines vinrent à Venise, à Rome, à la cour des rois d’Aragon, et les Portugais commencent leurs navigations autour de l’Afrique. Bien avant la découverte de l’Amérique, les navigateurs portugais recherchaient en Afrique l’empire de Jean, mais cette quête s’intensifie après le traité de Tordesillas de 1494. Souvenons‑nous que le traité donnait aux Espagnols le droit d’exploitation de la plus grand partie de l’Amérique, réservant aux Portugais les côtes du Brésil et l’Afrique.
Si, aux temps des croisades et de Barberousse, on avait besoin d’un royaume chrétien face aux musulmans, on a maintenant besoin d’un royaume chrétien, dans cette Afrique qu’il est devenu si convenable de pénétrer. Encore une fois, le Prêtre Jean revêt une fonction idéologique fondamentale. Pour parler clair, il devient, en Afrique, un alibi plus consistant qu’il ne pouvait l’être en Asie trois siècles auparavant.
En Afrique, toute expédition portuguaise a pour principal objectif la découverte de l’empire de Jean. En 1498, Vasco de Gama rejoint le Mozambique, interroge les indigènes sur le Prêtre Jean, et apprend qu’il devrait être un peu plus au nord. C’est vrai, au nord, il y a une Éthiopie chrétienne, non-nestorienne, mais qu’importe ? L’utopie a finalement trouvé son lieu. En 1508, Albuquerque rejoint les côtes éthiopiennes et pense être parvenu chez Jean. Peu à peu, les Portugais deviennent conscients que ce Jean ne peut être là depuis des siècles, et décident que Prêtre Jean n’est pas le nom d’un individu, mais un titre, qui se transmet de génération en génération. Un Prêtre Jean éthiopien est mentionné, en 1516, dans l’Orlando furioso de l’Arioste ; en 1540, apparaît la plus riche et complète description des mœurs des Éthiopiens écrite par Francisco Alvares, Verdadera informaçam das terras do Preste Joam das Indias. Alvares devait forcément se rendre compte que le pays qu’il décrivait, bien que pittoresque, n’avait pas les splendeurs inouïes rapportées dans la lettre d’antan, mais encore une fois, qu’importe ; pourvu que le royaume fût là. Au cours de sa longue description des usages, des rites, de villes abyssines, Alvares parle de l’empereur éthiopien comme du Prêtre Jean.
Quand l’Europe se tourne vers l’Afrique, je me demande si l’idée d’un empire riche d’or et de marchandises précieuses, à l’apogée de sa splendeur, ne viendrait pas de l’empire du Mali. D’ailleurs, les Portugais ont commencé l’exploration par la côte occidentale du continent. Plusieurs légendes se sont peut-être enchevêtrées, car le Mali n’était pas chrétien, et ne pouvait héberger le Prêtre Jean.

Le Prêtre Jean et l’anthropologie réciproque

L’histoire éthiopienne est intéressante pour l’Afrique et notre concept d’anthropologie réciproque. L’histoire du Prêtre Jean représente sans doute un chapitre de l’histoire des utopies, celle d’un pays heureux, où jaillit une fontaine de la jouvence et où courent des fleuves de lait et de miel. Elle a aussi été une histoire politique, celle de la recherche d’un point d’appui, fut‑il idéal ou fantasmatique, pour encourager et justifier une conquête. Mais cette histoire nous dit aussi que ce qui pousse à établir des contacts avec des peuples lointains, n’est pas la curiosité, et le respect pour la différence, mais le désir d’y retrouver le même, ce qui nous ressemble.
On s’était tourné vers l’orient pour retrouver dans ces terres inconnues nos ancêtres Adam et Ève. Réalisant que ce paradis terrestre hébergeait des gens différents de nous, et trop lointains et puissants pour être soumis, on s’est limité à établir avec eux des rapports commerciaux respectueux, mais, pour ainsi dire, sans plus les désirer. Même l’Inde véritable sera prise, plus tard, lorsqu’un empire européen sera capable de la soumettre. En Amérique, qui a immédiatement représenté la terre de la différence absolue, on a envoyé des missionnaires pour civiliser ses créatures diaboliques, et on a détruit leurs civilisations. Mais l’Afrique fut si proche, dès les premiers siècles du premier millénaire, et ses côtes tellement chrétiennes qu’elles donnèrent naissance à saint Augustin. Il fallait qu’il y eut là-bas, au pays des infidèles, des autres comme nous. C’était nécessaire et suffisant pour essayer de forger à notre image le reste du continent, d’où le succès de cette quête.
Ce que j’ai essayé de montrer, c’est que l’histoire de la colonisation de l’Afrique commence au moment même (bien que nous ne sachions pas lequel) où le Prêtre Jean se déplace des profondeurs de l’Inde aux sources du Nil. Étant presque comme nous, les Abyssins sont les seuls dont fut respectée l’indépendance, au moins jusqu’à très tard, jusqu’à un certain personnage italien qui voulait que tous lui ressemblent. Pour le reste du continent, radicalement différent, et du moment qu’il n’avait pas d’armées aussi puissantes que celles des Chinois, il a été soumis pour devenir le domaine du seul Prêtre Jean. Le royaume fut moins heureux, avec moins de lait et de miel, mais tant pis, à la guerre comme à la guerre.
En fait de rencontre de l’autre, on cherche toujours un semblable, et faute de le trouver, on le crée. La différence n’est pas supportable. Ne croyez pas que la vague de l’exotisme fin de siècle et la découverte de l’art africain accomplie par les avant‑gardes du début du siècle aient été une acceptation de la différence en tant que telle. Cette différence fut avalée et digérée, exploitée, pour la transformer en une nouvelle possibilité de l’imaginaire occidental.
Nous — je dis nous et j’espère nous, citoyens du troisième millénaire — avons compris qu’on ne peut aller vers l’autre qu’en acceptant sa propre différence, en nous comprenant mieux nous‑mêmes, comme nous le tentons avec les premières initiatives d’anthropologie réciproque.

L’Académie universelle des cultures a récemment mis en ligne sur l’internet le premier chapitre d’un manuel interactif destiné aux éducateurs du monde entier, afin qu’ils proposent aux enfants et élaborent avec eux des expériences pour la reconnaissance et l’acceptation de la diversité. Le premier principe est de ne pas tricher avec les enfants en niant les différences, et en affirmant un principe d’égalité. Dans ce monde existent des différences évidentes, de langage, de couleur, de mœurs, de goûts culinaires ou artistiques, etc. L’égalité consiste à affirmer que chacun a droit à sa propre différence, mais que cette égalité demande que chacun prenne conscience que la différence des autres doit être respectée, mais aussi comprise, dans ses valeurs positives. Il s’agit d’un enseignement difficile : accepter l’autre, non malgré sa différence, mais à cause de sa différence. La perspective de l’anthropologie réciproque pourra aider à concevoir un monde où, pour aller vers l’autre, il ne sera plus nécessaire d’inventer des Prêtre Jean.

Pour citer cet article

Umberto Eco, « Le royaume du Prêtre Jean », paru dans Alliage, n°45-46 - Décembre 2000, Le royaume du Prêtre Jean, mis en ligne le 03 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3842.

Auteurs

Umberto Eco

Sémiologue et écrivain, professeur, université de Bologne, président du conseil scientifique de Transcultura.