Alliage | n°45-46 - Décembre 2000 Dialogue transculturel 2 

François Jullien et Alain le Pichon  : 

Le nu et l’autre

Texte intégral

Entretien de François Jullien avec Alain le Pichon

— François Jullien : Ce qui m’intéresse, c’est le nu en tant que catégorie esthétique,1 pas la nudité qui renvoie à d’autres questions ; comment de la nudité on a tiré le nu ? Car partout, la nudité est vécue comme un déficit, et cela déjà chez les Grecs. Ce qui implique pudeur : « Et ils virent qu’ils étaient nus, etc. » Alors que la catégorie du nu renverse cela et fait du nu un positif, voire une plénitude, quelque chose d’auto‑suffisant. Ce renversement me paraît important, il est lié de très près à la pensée européenne. L’Occident n’en a pas décollé, et à l’inverse, un espace aussi grand que la Chine ne l’a jamais connu, malgré sa tradition esthétique très développée.
Ce qui m’intéresse, donc, c’est la possibilité du nu : conditions de possibilité du côté européen, d’impossibilité, du côté chinois. Deux aspects me semblent déterminants.
Le premier est en rapport avec la modélisation, ce qui a permis la promotion du nu, c’est que, très tôt, s’opère dans le nu une modélisation, le choix d’une forme-modèle. Ceci en liaison avec la philosophie grecque, l’idée que la forme puisse être modèle implique qu’elle soit à la fois idéale et arrêtée, parce qu’une forme est immobile, fixe. Et c’est cela qui est refusé dans la pensée chinoise, cette forme arrêtée, définitive, et modèle, cette combinaison de l’idéal et du définitif. Dans le nu européen se manifeste la fusion de tous les grands antagonismes de la pensée européenne, de tous les dualismes. Le sensible — rien n’est plus sensible que le nu comme forme —, mais l’intelligible tout autant, puisque le nu procède d’un calcul, de proportions, de rapports, il est opération de l’esprit. Fusion du sensuel, voire de l’érotique, en même temps que du désintéressé, du pur objet, spectacle offert…
J’opposerais modélisation à schématisation, comme deux concepts à distinguer radicalement l’un de l’autre. La société chinoise, en rapport avec la tradition des idéogrammes, et d’abord des hexagrammes, procède plus par schématisation : c’était ainsi notamment qu’elle représentait le corps humain.
Le second aspect, c’est le nu comme en-soi, c’est‑à‑dire que la quête du nu, c’est la quête de l’en-soi, de la chose même. Et l’on peut évoquer le texte de Descartes sur la cire, si révélateur dans sa démarche. La cire se présente avec des qualités sensibles, forme, odeur, couleur, puis, approchée du feu, se révèle, selon les termes de Descartes, tamquam nudam considero, « comme si je la considérais nue » ; les qualités extérieures de la cire étant comme des vêtements, une fois ceux-ci ôtés, on a la chose même, la res extensa, la chose étendue, donc la réalité en tant que telle. Il me semble qu’il y a là une combinaison originale, forte et très féconde : forme‑modèle, d’une part, en-soi et essence de l’autre, les deux se combinant dans ce qu’est le nu.

— Alain le Pichon : Je voudrais revenir sur la différence et la distance entre schéma et diagramme.

— FJ : Pour moi, schéma et diagramme procèdent de la même catégorie.
Les diagrammes que sont les hexagrammes classiques du changement, dans le Yi King, sont des schématisations. Le parti pris d’un trait plein et d’un trait brisé pour représenter le yin et le yang, la polarité à l’œuvre dans ce procès, c’est une schématisation. Ici, il n’y a pas de modélisation, parce qu’il y a pas de forme. Derrière la modélisation chez nous, il y a bien le statut de l’eidos grec. Donc forme, modèle archétypique, forme informante, comme chez Platon, chez Plotin surtout. On peut aussi citer saint Augustin : in forma mea, in veritate tua, « dans ma forme et dans ta vérité », ça, c’est plotinien. Là, les deux aspects se rejoignent : j’ai distingué forme‑modèle d’une part, en-soi de l’autre, mais conjoints dans le nu ; la formulation de saint Augustin : « dans ma forme et dans ta vérité » lie bien les deux. La forme‑modèle par sa fonction normative, archétypique, ancre la vérité, comme en-soi, comme essence. C’est la démarche de Descartes. Par contraste, la schématisation relève de la logique du diagramme, du sinogramme, c’est quelque chose qui esquisse d’une part, distingue de l’autre, et diffère du modèle en ce sens qu’il n’y a pas de forme qui immobilise.
De l’impossibilité du nu dans la culture chinoise, je vois le fait qu’il n’était pas possible d’arrêter un corps en quelque forme que ce soit, parce qu’un corps est évolution, transformation, comme tout le réel. L’idée d’arrêter une forme comme définitive, parce qu’archétypique, idéale, va à l’encontre d’une sorte de parti pris chinois selon lequel il n’y a pas de forme, que des formations, des actualisations de formes, qui se transforment. Le réel est en transformation continue. Soixante-quatre hexagrammes pour les divers moments de l’évolution des choses, mais aucun ne les couvre, aucun ne les chapeaute hiérarchiquement ; des hexagrammes, parce qu’il y a des moments différents du cours des choses. C’est une distinction que je suis maintenant amené à accentuer. Je pense qu’il y a vraiment une pensée du processus, comme en Chine, ou une pensée des essences, comme en Grèce. Le nu, symbolise ce parti pris d’une pensée de l’essence qui la fixe dans une forme, l’icône ; tandis que dans la pensée du processus, pas de forme définitive, que des transformations. D’où, en Chine, dans la représentation du corps peint, le rôle des plis des manches, des ceintures, de la robe en général est d’évoquer le rythme d’échanges à travers le corps, d’entrées et de sorties, d’animation, qui le fait flottant et, justement humain ; un mouvement indéfini, qui seulement ainsi rend la vie, alors qu’une forme définitive arrête le processus des choses, et le tue.
Le nu est une chose fascinante. Auparavant, je l’aurais considéré comme commun dans l’art : les musées en sont pleins, on ne peut ouvrir un livre d’esthétique sans y être confronté ; maintenant, me paraît très étrange cette combinaison de la forme‑modèle et de la quête de la vérité, se nouant dans le renversement de la nudité en nu, en une promotion du nu. Là, s’est constituée une source d’inspiration intarissable pour tous les arts, mais à côté de laquelle la Chine est passée. Ce “à côté” et les conditions de la réticence m’intéressent ; ce qui fait réticence, et selon quelle logique. Quelles sont les conditions de possibilité et d’impossibilité du nu ?

— AIP : Je voudrais poser la question de l’autopsie, comme une espèce de point focal vers lequel est allée toute la pensée occidentale depuis la Grèce, conduisant à une élimination presque complète du principe de réciprocité, dont Aristote, dans l’Éthique à Nicomaque, fait une condition première de la connaissance, de cette mise en perspective de deux sujets se connaissant. Cette élimination progressive du principe de réciprocité me semble aller de pair avec l’effort progressif de la pensée occidentale pour immobiliser l’objet de la connaissance.

— FJ : Travaillant la pensée européenne depuis le début de la philosophie, il y a cette tension entre une immobilisation, à travers la forme, l’essence, l’en‑soi, puis, au contraire, le mobilisme celui de Protagoras, d’Héraclite, très fort jusqu’à Platon, qui réagit, peut‑être en solitaire, contre ce moblilisme universel. L’autopsie, oui, il y a ce parti pris européen d’immobiliser pour analyser, autopsie-anatomie. On sait bien qu’en Grèce, très tôt, l’art de l’anatomie s’est développé de manière extraordinaire. La maladresse anatomique des Chinois, leur désintérêt pour l’anatomie, les ont conduits à voir les organes du corps de façon totalement floue, un assemblage de grosses poches reliées par un réseau diffus de ligaments… Ce que reprochait Bergson à ce parti pris anatomique de la pensée européenne, autopsique et ce que lui reprocheraient, à plus forte raison, les Chinois, c’est d’avoir laissé échapper la vie. Au fond, ce que les Chinois reprocheraient au nu, c’est qu’il soit mort. La preuve, l’école des Beaux‑Arts était pleine de cadavres. Entre médecine anatomisante et peinture, l’écart n’est pas très grand. Ainsi ce qu’aurait laissé tomber le culte du nu dans la pensée européenne, c’est la vie, le vivant, un vivant qui est toujours, non seulement en mouvement, mais, en échange, flou, flottant.
Prenons l’exemple des pietà. Ce qui est représenté, le Christ, est mort, mais me frappe surtout qu’il y ait là une forme excluant les autres, une forme définitive et exclusive. C’est cela le canon de nos modèles. Alors que dans la peinture chinoise, l’art, non pas de représenter mais d’esquisser, ne supprime pas la possibilité d’autre chose. Un paysage chinois bien peint laisse d’autres paysages possibles, paysage d’au-delà du paysage, saveur d’au-delà de la saveur. On pourrait dire du paysage chinois qu’il n’arrête pas, il laisse d’autres formes passer ; alors que l’art du nu est travaillé par l’exigence de rendre ce contour-là et nul autre. La perfection du nu, exclusive, s’impose comme norme. L’idée de canon, c’est, par essence, la tradition européenne, la beauté canonique…

— AIP : Pourrions nous revenir sur la question de la modélisation ? C’est l’objet du débat épistémologique sur la connaissance scientifique que nous avons développé avec Antoine Danchin et quelques chercheurs chinois, quant à l’importance décisive de cet acheminement vers la modélisation chez les Grecs…

— FJ : …cette efflorescence qui a conduit à la mathématisation. ll n’y aurait pas eu de science, au sens contemporain du terme, sans la mathématisation sous-jacente. Il y a eu modélisation comme idéal de la forme, et mathématisation comme idéal de la modélisation.

— AIP : À partir de votre distinction entre modélisation d’une part et schématisation-diagramme d’autre part, ne peut-on s’interroger sur le possible usage du diagramme à des fins mathématiques ? Partant de la fonction, dans la pensée chinoise, de la schématisation, et du diagramme pour rendre compte des processus de transformation, et en introduisant une distinction entre schéma et diagramme, ne pourrait-on dire que l’usage fait par les Chinois du diagramme permettrait des développements de type mathématique, que l’on pourrait distinguer de ceux de la pensée occidentale ?

— FJ : Le diagramme, c’est pour moi, dans l’usage qu’en fait la pensée chinoise, comme une coupe transversale, il y a des diagrammes correspondant aux différentes phases d’un processus. Le radical dia traverse comme une coupe. L’idée d’une mathématique de la combinatoire est possible. Leibniz, je crois, le montre. Je parlais de mathématisation, c’était pour souligner l’un des grands écarts entre pensée chinoise et pensée grecque : la pensée grecque s’est pensée, d’une certaine façon, sous les mathématiques, sous cet idéal, ou sous ce fantasme-là, alors qu’en Chine, il y a bien eu des mathématiciens, mais à des fins purement opératoires, transformationnelles. Les mathématiques n’ont pas influencé la pensée chinoise. Je n’ai jamais vu un texte chinois se référant aux mathématiques comme chez Platon, qu’il s’agisse de comparaison, ou de démonstration. Diagramme combinatoire n’excluent pas une mathématisation. Les Grecs avaient en tête autre chose, des formes définitives, qui ne sont pas des modèles de transformation, mais de définition — angles du triangle, carré de l’hypoténuse, etc. Il y a là une grande différence entre la Chine et la Grèce : la Grèce a été préoccupée par des problèmes de définition, la Chine l’est par des problèmes de transformation, donc de combinatoires.

— AIP : Quelles ont été les raisons de cette fixation progressive, et de plus en plus forte, de la pensée occidentale sur la nécessité d’un arrêt dans la modélisation : fixation, immobilisation de l’objet

— FJ : Je m’en suis occupé, en réfléchissant sur le temps. L’une des raisons pour lesquelles, on a produit ce concept-là, le temps, c’est pour isoler, enfermer dans le temps le devenir, pour pouvoir stabiliser le reste, comme disait Bergson. Au lieu de considérer que tout est en transformation, on a, en quelque sorte, créé un vecteur temps, par rapport à quoi, ensuite, on a des formes immobiles, fixes, arrêtées. On a séparé le mouvant, le mobile, dans ce qui s’appelle le temps, une dimension, que l’on désigne comme telle, qui permet ensuite d’anatomiser, d’immobiliser. Alors que ce qui caractérise la pensée chinoise, c’est qu’elle n’a pas conçu, abstrait, le temps ; parce que le devenir, le passage, le cours, est partout. Nous avons fait cette chose très étrange d’isoler le cours, le devenir, dans une figure propre, le temps. Cela permet alors d’isoler d’autres dimensions, d’où la possibilité de fixer. Et de renvoyer à cette autre possibilité, l’éternité. Tout l’effort de la pensée grecque a été de penser la forme-modèle comme éternelle.

— AIP : Je vois bien la cohérence de votre analyse puisque esthétiquement, le nu est une actualisation, dans la relation à la personne humaine, de ce processus général.

— JL : Le nu est hors du temps. C‘est ce qui est fascinant, le corps est arrêté, le corps des pietà... c’est une sorte d’arrêt, au moment où la forme la plus parfaite prend une dimension définitive, celle de la beauté canonique. C’est la pensée du temps en Occident qui a permis, parallèlement, cette opération anatomique.

— AIP : De cette opération anatomique, on voit le revers, la face sombre, et la critique chinoise de cette opération de l’esprit qui conduit au cadavre. Vous avez fait la démonstration de la cohérence de cette démarche : en même temps, ce travail qui aboutit au nu, au canon et à la modélisation du nu comme modèle de la personne humaine, et en même temps, ce processus de l’autopsie, qui tue le vivant.
Là, je voudrais en venir à l’hypothèse, beaucoup discutée dans les débats que nous avons eus en Chine, notamment avec Antoine Danchin : il y a eu ce moment de grâce de la modélisation, le miracle grec, mais aussi un effet pervers, qui a entraîné la pensée occidentale, non dans des excès d’une modélisation, mais dans les effets excessifs dus à une agressivité, particulière à la société occidentale, Danchin y voit l’effet d’une tradition indo‑européenne, la marque de cette hiérarchie des « trois fonctions », au sens de Dumézil, donnant la première place au pouvoir du guerrier, privilégiant l’agressivité. Cela me paraît une question importante pour l’anthropologie. Lévi-Strauss a été l’un de ceux qui ont le plus montré cette dimension très forte de l’agressivité dans le parcours qu’a effectué la civilisation européenne tout autour du monde, et ses effets pervers.
Que pensez-vous de cette proposition de Danchin : il y a eu déviation en raison d’une influence qui n’est pas le fait des Grecs, mais serait imputable plutôt à la tradition indienne, à l’héritage indo‑européen.
Pensez-vous que ces deux faces de la médaille, pour employer un langage imagé, sont intrinsèquement lièes, ou peut-on imaginer un développement qui n’aurait pas cet effet pervers ?

— FJ : Il me paraît intéressant de prendre en considération, d’une part, la fécondité d’un certain point de vue et, d’autre part, ce qu’il laisse de côté, et qui peut effectivement engendrer des effets qualifiés ensuite de pervers. Qu’il y ait des effets négatifs, inhibants, de la modélisation européenne, c’est une chose qui peut m’intéresser quand je réfiéchis à la stratégie. La stratégie a échappé à l’Europe parce que, à partir du moment où vous modélisez, en stratégie, vous ne pouvez plus tenir compte de ce qu’on appelle la circonstance, la variable. La guerrre, c’est toujours faire la guerre à la dernière guerre. Clausevitz a beaucoup réfléchi à cela : « l’immodélisation de la guerre ». La guerre serait même ce qui échappe au concept. La guerre est toujours en mutation. On ne fait jamais la guerre de la même façon.
Et voir comment la pensée chinoise a été équipée, pourvue, afin de penser la stratégie m’intéresse. Notamment pour penser ce qui résiste le plus à la stratégie européenne : la variable, d’une part, et la polarité, de l’autre. Deux notions sur lesquelles l’Europe a buté. L’intérêt de la guerre, c’est bien l’autre, les deux, le yin et le yang, si l’on veut. En Europe, la stratégie est une question d’angles, questions purement d’optique. Jusqu’au XVIIIe siècle, jusqu’à Clausewitz, pour qui ce sont soit des questions de géométrie, d’angles, etc., soit des questions d’approvisionnement. Donc soit le formel, le mathématique, soit le matériel, mais il n’y a pas entre les deux ce qui fait la guerre, le jeu de la guerre, et Clausewitz lui-même conclut en disant : « c’est comme un jeu de cartes ». Alors que la pensée chinoise est faite pour penser la guerre, parce qu’il y avait la polarité, la variable, parce qu’il y avait communication, et non séparation, du psychologique, du moral et du matériel. Voilà pourquoi il y a eu de grands penseurs de la stratégie en Chine.
Maintenant, je me méfie de la moralisation à ce sujet. Quand on dit que l’Europe, ou l’lndo‑Europe aurait en quelque sorte recouvert et dénaturé les autres pensées. Il me semble que ce qui caractérise aussi l’Europe, c’est justement que, dès que la pensée européenne est passée par des dualismes, elle n’a cessé de travailler contre. Bien sûr, il y a dualisme chez Platon, mais il n’a de cesse de le dépasser, c’est simplement un moment du Phédon, dans son œuvre. La pensée européenne n’est pas si réduite. Même chez Descartes, il y a le Descartes des Méditations métaphysiques, et le Descartes des Lettres. La grande force de la pensée européenne est d’être passée par ces dualismees contraignants, par la modélisation forte, mais de n’avoir cessé, en même temps, de jouer avec elle, de se battre contre elle. C’est là un aspect de son identité. Et finalement, je suis étonné de voir combien la pensée européenne a fait d’efforts pour comprendre l’autre. En Chine, il n’y a rien d’équivalent. On peut dire aujourd’hui que l’Occident est ethnocentrique, imposant ses modèles à l’autre ; mais la pensée européenne a aussi ouvert une case, qui est l’Autre, avec un grand A. Cette catégorie, je ne la vois pas en Chine, monde de la pensée sans dehors et sans autre. L’inquiétude européenne se caractérise par le souci de l’autre, et de la force négative qu’il contient. Néanmoins, il y a cette présence, qui a été très largement travaillée par la religion, et le rapport à Dieu comme grand Autre. L’Occident a ouvert une case restée vide pour l’essentiel, mais qui est l’autre. C’est ce qui a rendu possible l’anthropologie. Je ne crois pas que les Chinois auraient pensé l’anthropologie, parce que l’anthropologie exige à ouvrir cette case, ce dossier de l’autre.

— AIP : On se trouve devant ce paradoxe, de cette possibilité de penser de l’autre, mais abstraitement…

— FJ : Considérez le thème de l’amour en Occident, qui n’a pas d’équivalent en Chine. L’amour, le grand fantasme de la littératurre européenne, n’a pu se penser qu’à partir de la catégorie de l’autre, celle de l’infini : il y a Dieu derrière. En Chine, il n’y a d’autre qu’en tant qu’autre fonctionnel, c’est le yin par rapport au yang et réciproquement, ils s’intègrent dans une sorte de logique processive commune. Or, ce que nous avons pensé, nous, dans la relation amoureuse, c’est quelque chose hors du fonctionnement, un autre en tant qu’autre.

— AIP : Nous sommes face à ce paradoxe, d’un côté cette capacité de l’Occident de créer la case de l’autre, disons, et cette incapacié de la remplir, notamment en acceptant la contradiction. Il y aurait, d’un côté, une pensée chinoise apte à comprendre la contradiction, et de l’autre, une pensée européenne capable de concevoir le concept de l’altérité...

Notes de bas de page numériques

1 . Voir : François Jullien, De l’essence du nu, Seuil, 2000.

Pour citer cet article

François Jullien et Alain le Pichon , « Le nu et l’autre », paru dans Alliage, n°45-46 - Décembre 2000, Le nu et l’autre, mis en ligne le 03 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3839.

Auteurs

François Jullien

Philosophe, professeur, directeur de l’Institut Granet,  université Paris-7.

Alain le Pichon

Anthropologue, université Paris-1, co-président de Transcultura, co-président de l’Université sans murs.