Alliage | n°45-46 - Décembre 2000 Dialogue transculturel 2 

Dani Karavan et Alain le Pichon  : 

Le triangle du partage

Texte intégral

Entretien de Dani Karavan avec Alain le Pichon

— Alain le Pichon : Nous nous sommes rencontrés pour la première fois, à Florence, lors du séminaire « Signes d’Orient - Signes d’Occident ». À cette occasion fut évoquée cette belle histoire des Peuls : le mythe d’origine de la Fête des vaches. Vous aviez, dès nos premiers entretiens, manifesté un très grand intérêt pour le rituel qui accompagne sa célébration. Et vous aviez demandé que soit reproduit, à Florence, dans les jardins Renaissance de la Baddia Fiesolana, le diagramme du rituel, le triangle que trace le chef de troupeau dans le sol pour célébrer l’alliance initiale de ses ancêtres avec le génie taureau, la divinité, la nature, la perpétuer et la reproduire sous la forme d’un partage entre le chef de troupeau, la nature, les groupes peuls et l’étranger — les peuples parmi lesquels se déplacent ces nomades, de pâturage en pâturage. Le conteur peul, Diawné Diamanka, a donc répété devant nous les gestes du chef de troupeau, traçant sur le sol florentin ce « triangle de l’héritage », et l’on peut dater de ce moment l’origine du projet dont je souhaiterais que vous nous parliez.

— Dani Karavan : J’étais vraiment étonné, fasciné, par la représentation de ce rituel, car j’y ai retrouvé, de façon presque identique, le processus qui est à la base de mon travail. Chacune de mes œuvres est d’abord liée, intrinsèquement, à un lieu spécifique. Je commence à travailler avec chacun des éléments que l’on retrouve dans le rituel peul : la nature, cette relation du chef de troupeau — ou de l’artiste — avec l‘univers, l’arbre, et enfin, l’étranger. C’est très important, car mon œuvre est aussi faite pour inviter l’étranger, faire appel à l’autre.
Dans mon travail, l’étranger, c’est le public, que je ne connais pas, et chacune de mes œuvres existe pour l’accueillir. Il se crée quelque chose, une espèce de rituel inconscient pour chacun, et mon travail a pour fonction de le faire advenir, et d’amener le public à ce parcours rituel, à en accomplir les gestes ; s’il ne le fait pas, j’ai échoué, mon œuvre ne s’est pas accomplie. Derrière mon travail, pas de foi religieuse, mais une foi dans l’homme, dans la société, dans le public, dans la nature. Les choses célébrées dans mes œuvres sont de l’ordre de l’usage quotidien. Ce sont les matériaux, les faits et les gestes coutumiers du dialogue de l’homme avec la nature, avec la mémoire, avec l’univers. On peut aussi parler de l’existence de ces matériaux et de ces gestes élémentaires dans le rituel des Peuls. Avec, bien sûr, la présence des animaux.
À Florence, nous avons parlé de la possibilité de s’inspirer du triangle rituel des Peuls : choisir trois points du globe terrestre pour créer une œuvre signifiant la relation entre les trois continents, Afrique, Asie, Europe. Cette idée est née du dialogue entre toi, Moussa Sow, Diawné, les autres personnes qu’il y avait là-bas, et moi. C’est très important, car habituellement, dans mon travail, l’initiative ne vient pas de moi. Je commence à penser à ce que je vais faire après proposition d’un site, d’un projet. Alors seulement, je commence à travailler.
Or, cette fois-là, l’idée est née différemment d’une rencontre et, procédant de cette rencontre, nous proposons la création de ce triangle. À  cet effet, je cherche, nous cherchons, le lieu. C’est un peu hors du concept de mon travail. Mais je pense qu’il y a là quelque chose de fascinant, comme un défi. Il s’agit de créer une forme de liaison entre différentes cultures, différents continents, dans une démarche de nature conceptuelle, rituelle, virtuelle, et non pas matérielle. Mais alors, comme je ne connais pas le site, je ne peux pas encore dire ce que je vais faire, car je n’impose jamais un projet qui ne relève pas du site.
Quand nous avons décidé, et vous en étiez sûrs, que les trois continents seraient l’Afrique, l’Asie et l’Europe, à partir desquels est née et s’est développée la culture occidentale, j’ai fait part de mon souhait de commencer par l’Afrique. Lors de notre rencontre à Tombouctou, les Maliens ont offert la possibilité de nous ancrer dans la capitale. Peu à peu le lieu s’est précisé : le musée national de la ville de Bamako, et je pense que c’est juste. Puis, en Asie, les liens de Transcultura avec la Chine ont amené la proposition de s’implanter dans la capitale, à Beijing, dans l’ancienne université que je ne connais pas. Quant au troisième point, après avoir suggéré de nombreux lieux, nous en sommes arrivés au projet de l’axe majeur de Cergy-Pontoise dans le Val d’Oise, cette vaste perspective qui conduit à la Défense, et Paris, en Europe, c’est très central. Sur cet axe majeur, au milieu d’un lac artificiel, une île, que j’ai appelée « l’île astronomique », avec une passerelle sur laquelle on se promène, un bateau qui offre la traversée du petit lac. Cet endroit m’a vraiment paru le lieu de repère européen du diagramme. J’aimerais annoncer les trois projets, africain, chinois, européen, ensemble, mais je ne sais pas encore de quelle manière.

— AlP : Nous avons eu cette rencontre de Transcultura à Tombouctou en plein désert, pas loin du fleuve cependant, et vous y avez exposé l’ensemble de votre œuvre en projetant une série d’images, avant la présentation de ce projet, en présence des Peuls, puisque nous étions accueillis par un Peul, Moussa Sow, et le conteur Diawné Diamanka.
Tout le monde a été très impressionné par la présentation dans le site mythique de Tombouctou de vos œuvres installées dans différents pays, comme un parcours à travers la terre entière. Vous avez terminé par l’œuvre consacrée à Walter Benjamin. Je voudrais vous demander s’il y a pour vous un rapport quelconque entre le projet du triangle et cette œuvre pour Walter Benjamin, dont on connaît la vie tragique, liée à une culture ancienne , et ancrée dans l’histoire.

— DK : Chaque œuvre naît en fonction d’un espace, d’un environnement et de l’idée qui a présidé à sa conception. Je crois que l’idée de Transcultura touche un peu à l’histoire de Walter Benjamin, parce qu’elle peut, d’une certaine manière, être comprise comme un rituel sacrificiel européen. Walter Benjamin était un intellectuel profondément lié à plusieurs cultures. Et ces liens constituent la trame du drame qu’il a vécu.
Mais mon travail n’est jamais une recherche historique, psychologique ou scientifique, j’essaie de toucher les sens, les tripes, le cœur. Derrière, il y a toujours les racines. Par exemple, le projet pour Walter Benjamin est lié, charnellement, à son histoire et à sa personnalité. Le projet de Transcultura ne peut être que charnellement lié aux différentes cultures dans lesquelles il s’ancrera, et cette relation peut être un enrichissement. Difficile, vous le savez, d’exprimer cela avec les mots, mais je sais aussi qu’il peut être contingent de le représenter, de l’exprimer plastiquement, avec des formes. Sur un point, en tout cas, ce projet sera similaire au projet pour Walter Benjamin : il doit s’agir d’une promenade, ou d’un voyage vers l’étranger, et non d’une œuvre proposée, passivement, au regard, ni simplement destinée à faire réfléchir, à vous impressionner et puis vous laisser repartir, c’est une expérience physique de l’étranger.

— AlP : L’idée de promenade, de déplacement est fondamentale dans notre démarche. Transcultura propose un mouvement vers l’autre, vers l’étranger, et une prise en compte de la présence de l’étranger sur un lieu. En l’occurrence, dans cette œuvre dédiée à Walter Benjamin, la magnifique promenade est un mouvement dans la nature elle-même, partant de la montagne et descendant vers la mer, et ceci à partir d’un point qui est la mort de Benjamin, cet arrêt dans son propre mouvement, puisque la mort a mis un terme à son voyage. Et d’une certaine manière, cela peut être interprété comme un échec.
Mais je voudrais revenir à ce qui vous a intéressé dans le rituel des Peuls. Le chef de troupeau inscrit dans le sol le diagramme rituel en l’honneur des vaches, donc de la nature. Il dessine le « triangle du partage » du Peul avec la nature en face, et l’étranger qui est là, est invité à prendre part au rituel, à prendre sa part de lait. Car les Peuls, dans leurs pérégrinations à travers la nature et avec les cultures, se donnent l’obligation du partage avec l’étranger, l’étranger est intégré au rituel. Il y a aussi une annonce et une prévision du chemin à venir. Là, en effet, le chef de troupeau va décider de son futur itinéraire, en fonction du message venu de la divinité et des indications précises qu’il recevra d’elle sur ses relations avec la nature et ses déplacements à venir, en échange du sacrifice qu’il lui doit.
Je voudrais vous demander quelle part vous donnez dans votre œuvre, à l’inspiration naturelle. Dans le rituel des Peuls, avez-vous dit, vous avez retrouvé votre propre rituel, celui qui préside au processus de la création lors de la découverte d’un site pour une œuvre à venir. Comme le chef de troupeau, qui entre en communication avec la nature ou avec la divinité dans la nature, à travers l’arbre, pour célébrer le rituel de la Fête des Vaches. Dans le contexte de cet itinéraire, de cette œuvre en forme de cheminement que vous avez consacrée à Walter Benjamin, il y a promenade, parcours à travers les cultures, mais aussi arrêt, et peut-être sacrifice, puisque Walter Benjamin est mort, il s’est suicidé.
Quelle a été la part de la nature dans l’inspiration, dans la définition du parcours ? Comment avez-vous reçu cette expérience, d’où vient-elle, comment se fait cette rencontre avec la nature ?

— DK : Deux questions, la première sur l’œuvre que j’ai consacrée à Walter Benjamin, comment je l’ai intégrée à la nature, et quel lieu dans la nature a provoqué mon travail ; et l’autre, plus générale, comment ai-je débuté, d’où vient cette idée d’aller vers la nature. Je vais peut‑être commencer par la deuxième question, puis je reviendrai à Walter Benjamin.
Je ne sais pas vraiment comment, quand, ni d’où c’est venu. Et d’une certaine manière, je n’ai pas envie de savoir, car pour moi, c’est une espèce de secret. Mon travail est mon parcours, un chemin de lieux en lieux, pour essayer de trouver le lien le plus significatif avec la nature, afin de créer une sorte de passage que le public, tout un chacun, peut emprunter. Chaque endroit est différent, on peut y trouver une infinité de solutions et créer une infinité de passages. J’essaie d’entendre le site, ce qu’il accepterait. Ce que je présente est ma propre solution, et j’essaie d’exécuter l’œuvre artistique la plus honnête possible.
Mais tout dépend de la commande que je reçois. La première, je l’ai obtenue comme peintre, alors que j’étais venu en Italie étudier les fresques. L’ltalie de la Renaissance et de la pré‑Renaissance a été très importante pour moi, car là, vraiment, l’œuvre est conçue pour un site. Dans l’église d’Assise, les fresques de Giotto ; dans l’église Saint-François à Arezzo, celles de Piero de la Francesca, et l’on peut en mentionner bien d’autres, dans l’œuvre de Giotto, ou de Simone Martini à Assise. Quand je suis passé de la peinture à la sculpture, les commandes que j’ai reçues étaient, de par leur origine, des promenades.
Ma première grande œuvre a été réalisée au palais de justice de Tel Aviv. La cour a été mon premier environnement pour un site spécifique : le sol, les pavés, le banc, la végétation font partie de l’œuvre. Puis, avec le monument du Neguev, j’ai vraiment découvert mon vocabulaire. C’est aussi une promenade, il faut grimper, descendre, passer à travers, dans, sur les formes.
L’œuvre que je devais faire ne pouvait être autre. Il me fallait aller sur cette  colline, et conter l’histoire de ce peuple, de l’indépendance, des kibboutzim et de cet affrontement avec la nature, l’eau, le sable, le désert. Alors, je me suis  retourné vers mon enfance, à Tel Aviv, là où je suis né, où j’ai grandi, au milieu de la nature, avec la mer, la végétation, les éléments. Car mon père était paysagiste, jardinier, nous avions un petit jardin, j’ai donc vu comment il travaillait, il plantait. C’est tout autour de cette histoire, que j’ai pu créer mon concept. Mais je ne sais comment c’est venu, ni pourquoi j’ai choisi cette manière de m’exprimer et non une autre.
Quant à Walter Benjamin, le lieu ne m’était pas donné, on m’a demandé un monument à Port-Bou en hommage à Walter Benjamin, je préfère dire un hommage. J’ai cherché le meilleur endroit, j’étais vraiment hésitant. Et puis, j’ai pensé qu’il devait être près du cimetière. Walter Benjamin n’était certes pas venu à Port-Bou pour cela, pour y être enterré. Mais le fait est qu’il y fut enterré, sans l’avoir voulu. J’ai regardé autour de moi, la deuxième fois où je suis venu, j’ai vu ce tourbillon au pied de la falaise, j’ai pensé : c’est vraiment l’histoire de cet homme. Ce tourbillon a été le premier point de mon projet. Puis je me suis demandé comment y amener les gens. Un corridor, un escalier dans la falaise, n’est pas en soi un objet d’art. Il est là simplement pour amener les gens jusqu’à la mer voir le tourbillon. Ainsi, j’avais un point, et j’en cherchais un autre. Je me suis dit : si ce phénomène existe, la nature peut me proposer d’autres éléments. Alors, est venu l’olivier, qui représente la lutte pour la vie contre les rochers, les pierres, le vent salé et violent : voilà le deuxième point. Puis j’ai trouvé le troisième, avec la haie, obstacle entre la vue et la mer, l’horizon, la liberté, et de l’autre côté, simplement, le bruit des trains qui s’en vont. Ce fut le troisième point. On redescend, et l’on revient au point de départ ; cela devient une sorte d’anneau, mais c’est aussi le chemin qui m’a conduit à la découverte de choses qui sont venues d’elles‑mêmes, au fur et à mesure que je concevais mon travail. Quand vous remontez de la mer, du tunnel vous ne voyez que le ciel. Vous arrivez à la lumière et vous ne pouvez avancer, parce qu’il y a un mur de pierre. Vous arrivez à la lumière, à l’espoir, et de nouveau, vous êtes bloqués. Vous ne pouvez passer, vous ne pouvez que tourner en rond, et grimper avec difficulté dans la falaise, dans les rochers. J’ai demandé qu’on laisse les choses ainsi, qu’on ne prévoie pas de chemin aménagé. Je voulais que les gens ressentent physiquement la difficulté de ce cheminement. Vous montez à l’olivier, puis vous arrivez à la plateforme, au grillage, enfin à l’endroit où il fut enterré. On dit que c’est là, mais on ne sait pas où. C’est donc une histoire très narrative, mais ce n’est pas une illustration de l’histoire. L’histoire s’adapte elle-même à une situation existante. L’histoire est découverte par la situation que je crée. Et cette histoire est tangente, tangenziale, comme disent les Italiens, à l’histoire de Walter Benjamin. C’est comme un dialogue avec la mer, le ciel, la pierre, le bois, les couleurs, la matière, les sons, et quand vous descendez, avec le verre, la paroi, le parapet de verre qui est là en guise de protection. Et beaucoup d’autres choses que les gens investissent d’eux‑mêmes. Quand ils descendent, m’ont dit certains, ils ne voient pas le verre et prennent peur. Encore une sorte de tangenziale, le sentiment de peur qu’on a lorsqu’on passe une limite : que va-t-il arriver, vont-ils tomber dans l’eau ? Je n’y avais pas songé. La nature est beaucoup plus riche que l’imagination, et le dialogue avec la nature, avec la mémoire, ouvert à l’infini.

— AlP : Nous voici au cœur de la question transculturelle. Walter Benjamin, citant Goethe, dit qu’il faut se laisser guider par le pragmatisme et le réalisme, parce qu’avec une attitude de sympathie envers la pragma, la matière, on fait mieux que la théorie. Ceci me paraît extraordinairement vrai et illustré par ce que vous venez de dire, puisque c’est la nature, c’est la mer, c’est ce tourbillon qui vous ont donné l’hommage à Walter Benjamin, et à travers vous, pour Walter Benjamin et pour le public, qui ont fait ce cheminement.
Vous dites que dans ce cheminement, il y a toujours l’appel de la vérité, de la liberté et de l’altérité comme liberté, mais aussi la peur de cet appel. C’est, je crois, ce qui fait la force de cette œuvre, tragique mais exaltante. Tout cela donné par la nature. Et il y a là une grande question. Quand, avec Umberto Eco, les philosophes et anthropologues chinois et africains, nous avons entamé cette réflexion sur Transcultura, chacun est  venu avec sa discipline, sa formation, et nous l’avons abordée de façon assez abstraite et théorique, en posant des questions sur la connaissance, sur les modèles de la connaissance et du savoir : comment chacun peut-il ouvrir ses propres modèles de connaissance à ceux de l’autre ?, question extrêmement difficile. Parce que si l’on travaille de façon théorique, on n’échappe pas à ses propres modèles de connaissance, et à partir de là, comment rendre compte des modèles de connaissance des autres avec les siens propres ? Une espèce de barrière, d’obstacle, ce pourquoi certains estiment Transcultura utopique, que l’on ne peut pas sortir de ses propres modèles de connaissance, ce que disait d’ailleurs le philosophe Husserl, d’une autre manière : « La Terre ne tourne pas. » Mais, dit Goethe, l’ouverture peut venir naturellement, à partir de ce pragmatisme attentif et sensible.
C’est exactement ainsi que procède le chef de troupeau peul. Il a la responsabilité, comme nomade, de conduire sa communauté à travers des espaces occupés par d’autres. Il lui faut donc trouver la bonne manière d’entrer sur ce territoire étranger, d’établir une relation avec la culture de l’autre, avec cette peur constante que vous avez évoquée. Il le fait en se livrant à une inspiration venue de l’environnement naturel. Auprès de l’arbre il dépose des petites graines : si le vent les déplace, il en tire les conséquences, et renonce à ce lieu pour le rituel ; si, en revanche, il retrouve les graines telles il les avait posées, le lieu et les génies du lieu sont favorables. Autrement dit,  il a cette démarche d’extrême attention et d’écoute à la nature, pour déterminer sa rencontre avec l’étranger.
Si l’on revient au mythe d’origine, où le Peul raconte comment il a reçu la vache du génie taureau, dans le beau récit que nous avons recueilli du vieux Yaya Diallo : «  La vache est sortie de la mer... », il est dit que l’ancêtre des Peuls se trouvait avec des amis étrangers, au bord de l’eau, lorsqu’il a vu surgir une vache. Cet animal étrange sortant des profondeurs de la mer, ils l’ont observé. Le Peul a su l’apprivoiser, en la nommant. On peut dire que c’est par cette attention particulière qu’il a eue pour la vache, par son comportement dans son environnement naturel, son attention aux phénomènes de la nature, qu’il a gagné la confiance des étrangers.
Dans le cheminement de Transcultura, vous avez apporté l’éclairage de l’œuvre d’art dans sa relation avec la nature, de votre personnalité de créateur et d’artiste, montrant, d’une certaine manière, cette même attention à la nature que l’ancêtre des Peuls dans le mythe d’origine, nous ramenant à la question de notre relation à la nature.
Vous aviez évoqué la question de l’espace, l’appropriation de l’espace dans la globalisation, dans la recherche d’une réponse à ce défi formulé par le philosophe Husserl disant que : « La Terre ne tourne pas », et qu’on est limité pour toujours aux horizons de son propre savoir. Mais il me semble que vous relevez ce défi, en tant qu’artiste, et que vous avez confiance dans le lien entre l’homme et la nature, pour trouver un passage libérateur.

— DK : Je ne suis ni philosophe, ni sociologue. Je ne lis pas beaucoup, je pourrais faire très peu de références. Je sais bien que chacun est lié à sa culture, et qu’il est difficile de s’en détacher pour dialoguer, pour comprendre une culture différente. Mais je sais que lorsqu’on souffre du froid, la culture d’où on vient n’est pas importante ; c’est la même chose quand il fait chaud, que l’on a faim : on peut avoir des cultures totalement différentes mais on a les mêmes réactions physiques. Je pense que mon travail est essentiellement fondé sur ce que nous avons en commun dans la perception du monde, la relation que nous avons avec la nature à travers les sens. Je n’ai pas exposé mon œuvre à tous les environnements culturels existant dans le monde, mais dans l’environnement des différentes cultures où j’ai travaillé, mon objectif a été de saisir et de rendre compte des éléments fondamentaux qui, dans ces cultures, procèdent des sens, et de la perception qu’ils donnent de la nature. Par conséquent, ma démarche crée une sorte de dialogue, de mouvement de circulation, et constitue un lieu de passage entre les différentes cultures. Ainsi mon travail est-il en opposition avec l’idée que « la Terre ne tourne pas », il tente, au contraire, de montrer que la Terre tourne...
N’ayant pas l’expérience d’une création en terre africaine, j’ignore comment le public réagira à mon projet, mais à Tombouctou, lors de la présentation de l’ensemble de mon travail, les participants africains l’ont bien comprise. Il m’a semblé que leur perception, et leurs sentiments, vont beaucoup plus loin, et qu’ils s’expriment plus fortement qu’en Europe. En Afrique, on utilise le langage des sens davantage que dans nos sociétés, dans nos cultures. C’est pourquoi j’espère qu’ils réagiront mieux que l’Occident aux matériaux, aux outils que, dans mon œuvre, je mets à la disposition du public pour établir une relation des sens avec la nature.

— AlP : Je voudrais en venir à un autre point, qui est une sorte de contradiction, d’autant plus forte aujourd’hui qu’elle est provoquée par la nouvelle relation à la nature résultant de la mondialisation. Elle me semble être présente dans votre propre approche. Je veux parler de cette perception globale que nous avons de la Terre, du fait de la mondialisation de l’information aujourd’hui. Vous affrontez ce défi directement, par la confiance que vous avez dans la nature, la confiance dans la relation des hommes à la nature. Mais n’y a-t-il pas un problème du fait de la nature de votre œuvre, qui fait le tour du monde, créée à Tokyo, à Florence, en Israël, dans le désert du Néguev, à Paris, dans des déplacements qui se sont multipliés, qui ont explosé, en raison de la mondialisation ? La mondialisation, les déplacements, l’internet ne sont-ils pas en train de changer la perception de l’espace, la relation avec la nature — cette relation, qui est depuis toujours celle de l’homme, et à laquelle vous faites confiance ? Gravir une montagne, approcher la mer, sentir le vent, etc., cette relation changera-t-elle du fait d’une circulation de plus en plus rapide, et des bouleversements de nos représentations du monde ? Aujourd’hui, dans toutes les sociétés, toutes les cultures, la télévision, l’internet, instaurent un mouvement continuel qui déplace certaines limites, et nous projettent dans des espaces, autour du monde.

— DK : Il me paraît difficile d’en juger. La Terre et la perception que nous avons de la Terre, sont-elles bouleversées du fait de cette circulation ? Cela ne concerne-t-il pas seulement un petit nombre de gens dans la population mondiale, et toujours les mêmes ? La majorité en est exclue. Parce qu’ils n’ont pas, comme nous, disons comme les privilégiés occidentaux, la faculté de jouir de cette possibilité de déplacements. Mais plus encore, je dirais que la majorité n’a pas non plus la possibilité de jouir de cette proximité qui nous est offerte, de ce loisir que nous avons de nous interroger et de réfléchir à notre propre culture, et à ses relations avec le monde, avec la globalisation. Leur première préoccupation est de se nourrir, de survivre. Ils vivent dans une telle pauvreté qu’ils n’ont même pas le loisir d’en faire un sujet de discussion...
Mais revenons à ceux que concerne ce débat. J’ignore ce qui arrivera, comment ils réagiront à l’avenir, dans quelques siècles. Mais intuitivement, je pense qu’aussi longtemps que les hommes naîtront dans un certain environnement, dans une certaine culture, avec leur capital de gènes, il faudra sans doute des siècles avant que les choses évoluent en profondeur, si elles changent jamais... Parce que que nous portons en nous une sorte de mémoire, et cette mémoire appartient à notre tribu. Et je dirais même qu’à cet égard, il existe un subconscient. Souvent, j’en ai fait l’expérience au cours de mon travail.
Récemment, j’ai travaillé au sud du Japon. Magnifiques paysages, tout est enfoui dans les arbres, en contre‑bas de la montagne, si bien que vous ne savez où vous êtes. J’ai pensé qu’il fallait que les gens sachent où ils se trouvaient. J’ai ouvert une sorte de couloir, de façon que l’on puisse marcher par-delà les arbres, jusqu’à accéder à un point d’où la forêt décline vers la vallée, découvrant un merveilleux paysage. Quand j’eus terminé, j’ai ressenti quelque chose comme la création du monde : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre ». Et j’écrivis cette première phrase de la Bible et sa traduction. Parce que je pense que que chacun ressentira la même sensation, quelle que soit sa culture.
Ma culture est biblique, mais j’ai constaté que même là, au Japon, les gens — bouddhistes ou shintoïstes — étaient touchés, à leur façon, dans leur culture, devant la création. Quelle que soit notre culture, devant la nature, nous devons répondre aux mêmes questions : le ciel, les montagnes, les arbres, d’où viennent‑ils ? comment ? pourquoi ?

— AlP : Dans toute la Chine continentale, depuis deux cents ans se trouvent des parcs d’attraction dont le principe est de rassembler, en réduction, des œuvres du monde entier : la tour Eiffel, l’arc de Triomphe, les Pyramides d’Égypte, etc., et leur succès est immense. Pas une ville chinoise un peu prospère qui n’ait son parc d’attraction, les gens y viennent en foule et se font photographier devant la tour Effel ou le Dôme de Florence.
Et cette autre observation, d’un ordre différent. Il s’agit du conflit que nous observons aujourd’hui en Afrique, entre cultures nomades et cultures sédentaires. Je ne parle pas seulement de l’aspect politique du conflit, bien réel, comme l’ont montré les tragiques événements du Rwanda, ou la guérilla qui opposa au nord du Mali nomades touaregs et cultivateurs du sud, mais des conflits culturels résultant de différences dans la représentation du monde.

— DK : D’abord, une remarque : vos questions vont toujours par deux. L’une et l’autre me paraissent très pertinentes. Je vous propose de répondre d’abord à la seconde, puis à la première.
Dans le monde de la Bible, à l’origine, il y avait quatre ou cinq hommes sur Terre, deux d’entre eux entrèrent dans une grande querelle, et l’un tua l’autre. L’un, sédentaire, travaillait la terre, l’autre était nomade ; le nomade tua le sédentaire. Cet épisode de la Bible symbolise une très ancienne situation : la différence et l’opposition de deux mouvements fondamentaux de la vie, qui pour moi en constituent la thèse et l’antithèse, organisant, depuis toujours, le dualisme de notre existence. Nous cherchons à créer la synthèse de ces deux tendances, dans une sorte de compromis où elles coexistent dans une forme nouvelle. Je ne suis pas philosophe, ni savant, mais je pense que ceci existe depuis l’origine des temps. Ce que les Peuls, ce que les hommes de culture,  recherchent depuis toujours, c’est à comprendre l’autre à travers un dialogue, et à enrichir sa propre culture de cette rencontre avec l’autre.
Maintenant, la première question à propos, des parcs d’attraction, le désir des Chinois d’avoir dans leur patrimoine les reproductions d’importantes œuvres d’autres cultures, montre leur grand intérêt pour la culture de l’autre. Mais une fois ces éléments d’une culture étrangère entrés dans leur paysage culturel, ils n’appartiennent plus à leur culture d’origine, ils deviennent éléments de la culture chinoise.
Je dois dire que, pour moi, il n’y a jamais eu, et il n’y aura jamais, de culture pure, comme il n’y a pas de sang pur ou de race pure. Par exemple, la culture juive est, totalement, une culture mêlée d’Orient, de Sumer, de Babylone, de Chanaan, d’Égypte. L’Égypte elle-même a ses sources en Afrique, mais elle s’est aussi mélangée à l’Asie centrale, par la guerre, par les échanges commerciaux, etc. La Grèce aussi, fondement de la culture européenne, n’est-elle pas un mélange d’Asie centrale, d’Égypte, d’Afrique et d’Europe, une synthèse de différents courants ? Cela a toujours été ainsi, et le sera encore aujourd’hui et à l’avenir. Mais aussi, cela changera en fonction des moyens nouveaux de communication qui transforment notre commerce, nous reliant à tout moment, en temps réel, au monde entier. Si l’on regarde ce qu’il en était au Moyen Âge, à une époque où les échanges étaient difficiles et tellement périlleux, on constate que les mêmes portes de bronze se retrouvent à Amalfi, Pise, Vérone, en Allemagne, ou à Vladivostok, en Russie : même technique, même forme. Comment cela a-t-il été possible, sans internet, sans télévision, et avec des conditions de transport quasiment impossibles ? Les églises romanes sont les mêmes, en France, en Italie, en Allemagne et en Russie. Ainsi, cela a toujours existé.

— AlP : Par rapport à ces deux questions-là, ce que vous venez de dire me paraît important et insuffisamment pris en compte, et peut nous rassurer pour l’avenir. En revanche, il me semble que votre œuvre est liée dans son esprit à la culture nomade.

—DK : Que je le veuille ou non, je fais partie d’un peuple nomade. Aujourdhui, ce peuple vit sur une terre à laquelle il a droit. Mais notre culture et notre expérience sont fondamentalement celles d’un peuple nomade. Je n’éprouve, pour ma part, aucune difficulté à créer au Japon, ou en France, en Allemagne, ou ailleurs. Je ne m’y sens pas étranger. Et la pression très grande qu’exerce en différents endroits la culture locale ; celle, si forte, par exemple, de la culture italienne ne me pose aucun problème. Pour les Italiens, toute création est précédée de l’indépassable modèle de Dante, de Giotto, etc. Je n’ai pas ce problème. Au Japon, même chose. J’ai demandé à un poète un texte sur deux colonnes implantées près du stade à Osaka. L’une représente la terre, l’autre, l’esprit. Le corps et l’esprit. Il a écrit un poème, très japonais. Et moi, j’ai divisé les mots du poème en deux parties. Les Japonais traditionnels ne pourraient pas faire une chose semblable. Mon ami Tadao Ando, architecte, quand il a vu cela, s’est mis à rire, croyant à une plaisanterie. Cela ne m’a pas troublé, parce que j’ai toujours fait usage de  lettres dans mon travail, en hébreu, en latin, pourquoi pas en japonais ? Pour moi, les lettres sont porteuses d’idées.

Oui, je me sens nomade, je me sens bien en voyage. Je me sens bien au milieu d’autres peuples, d’autres cultures, dans de nouveaux paysages.

— AlP : C’est là, certainement, une dimension essentielle et une grande force dans votre œuvre. Mais la question-clé n’est-elle pas celle du conflit entre principe sédentaire et principe nomade ?

— DK : La culture nomade, sans le contraste d’une culture sédentaire, ne pourrait pas exister. C’est ce conflit qui permet l’existence et l’enrichissement d’une culture transculturelle. Et sans culture transculturelle, les cultures sédentaires seraient menacées de disparition, de mort. Parce que, de même que la famille, un groupe humain, ne peut se développer s’il reste totalement refermé sur lui‑même, parce qu’il a besoin du renouvellement d’un apport extérieur, de même une culture ne peut vivre repliée sur elle-même. C’est une loi de la nature. Pour moi, toutes les règles de la culture sont liées à celles de la nature. La culture transculturelle est donc d’une importance capitale pour le développement des cultures singulières, des cultures locales, et les cultures locales indispensables au développement d’une culture transculturelle.

— AIP : Alors, qu’en serait-il si se vérifiait cette hypothèse pessimiste selon laquelle le monde entier deviendrait progressivement une seule famille, disons américaine…

— DK : Impossible.

— AIP : Et cependant, n’est-ce pas ce qui est en train d’arriver pour la langue, avec la généralisation de l’anglais ?

— DK : Oui, mais je pense qu’il est important que nous ayons une espèce de langage véhiculaire, un espéranto. C’est ce qui se passe pour l’anglais. Mais pensons à la tour de Babel. Tout le genre humain parlait alors la même langue. Dieu s’en est offensé, et il a créé la division des langues, comme punition, ce qui a produit la richesse des langues. Il y a donc toujours cette dialectique : la punition a eu un effet positif, mais c’est cette diversité qui a provoqué la guerre.

— AIP : J’aimerais maintenant que nous puissions en venir à un autre débat : celui de l’écriture, et particulièrement de l’opposition entre écriture alphabétique et écriture idéographique, et des rapports de cette question avec  la musique.

—DK : Oui, mais ce sera pour une autre fois.

Pour citer cet article

Dani Karavan et Alain le Pichon , « Le triangle du partage », paru dans Alliage, n°45-46 - Décembre 2000, Le triangle du partage, mis en ligne le 03 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3833.

Auteurs

Dani Karavan

Sculpteur, vit et travaille à Paris et à Tel Aviv.

Alain le Pichon

Anthropologue, université Paris-1, co-président de Transcultura, co-président de l’Université sans murs.