Alliage | n°45-46 - Décembre 2000 Dialogue transculturel 2 

Souleymane Baldé et Alain le Pichon  : 

Le triangle de l’héritage

Plan

Texte intégral

Textes recueillis par Souleymane Baldé et Alain le Pichon

Les textes que nous reproduisons ici ont été recueillis en 1977 auprès des Peuls du Fouladou, à l’occasion de la célébration du rituel de la Fête des Vaches, dans le village de Koumbacara, en Haute Casamance (Sénégal). Ils sont un témoignage de la tradition antéislamique des pasteurs peuls, de leur croyance et de leur perception du monde et de l’Autre. Le premier, celui de Talata Baldé, est le récit du mythe originel de l’invention de la vache par l’ancêtre des Peuls. Il témoigne en même temps de la vision et de l’intelligence que les pasteurs nomades ont de leur relation avec les cultures étrangères, fondées sur le principe d’un partage des ressources naturelles qui donne lieu à un triple processus d’échange : échange écologique entre le Peul et l’environnement, échange économique et social entre le Peul et les groupes étrangers échange religieux entre le Peul et le génie des lieux et de la vie pastorale. L’ensemble de ce processus repose sur un principe sacrificiel : le sacrifice du fils, apportant un éclairage remarquable sur la signification de l’acte fondateur du sacrifice d’Abraham dans nos propres traditions bibliques. Le second, recueilli auprès du chef de troupeau Yaya  Diallo, lors de la Fête des Vaches, est un texte rituel et poétique d’une grande intensité prononcé au moment même où le troupeau arrive sur le lieu du  moonde, le champ consacré où le chef a tracé le diagramme de l’échange et creusé le triangle où doivent venir boire les vaches. L’un et l’autre texte nous semblent en résonance avec l’entretien que nous a accordé Dani Karavan.

Origine du moonde (de la Fête des Vaches)

Question : Quelle est l’origine du moonde ?
Réponse : L’origine du moonde ? Les vaches étaient dans la mer. Voici comment elles en sortirent. Une vache sortit de l’eau, cette vache était une ure baleye.
(Ure baleye cela signifie un mélange de poils noirs, rouges et blancs — mais les poils noirs dominent. C’est cela, ure baleye.)

Ainsi, elle était sortie, et elle broutait de l’huile au bord du fleuve. Et tandis qu’elle paissait sur la rive du fleuve, il y avait là trois hommes.

Ces trois hommes, c’étaient un Peul, un laobé, et un cubballo.

Ils étaient loin, ils se sont approchés. À peine le laobé l’avait-il vue qu’il dit à ses compagnons : « Éh, voilà, j’ai reçu une vache. »

Le cubballo lui dit : « Tu te trompes. Cette vache ne nous appartient pas. Maintenant, voyons. Nous verrons qui d’entre nous arrivera à la capturer. Celui qui l’attrapera, celui-là la possédera. »

Ils sont allés. Le laobé qui avait dit qu’il avait reçu la vache allait devant. Il essaya de l’attraper, il échoua. Le cubballo essaya, il échoua.

Vint le Peul. Il essaya de l’attraper. Il dit : « Hur, hur, hur ! Arrête, ure baleye ! » Celle‑ci s’arrêta, il l’attrapa.

L’ayant attrapée, il dit : « Eh oui ! » Le cubballo et le laobé lui dirent :

« En vérité, c’est bien toi qui as pris possession de cette vache ; quant à nous, tu nous as convaincus que nous étions dans l’erreur. »

Le cubballo a dit au laobé : « Toi, tu te trompais : regarde la vache. La vache, vraiment, dès sa venue, c’est chez les Peuls qu’elle habite. Ce sont les Peuls qui possèdent les vaches. Tu t’es trompé. »

Il répondit : « Bissimilaye ! Je suis d’accord. Mais puisque c’est le Peul qui possède la vache, je sais désormais comment vivre. Je n’ai pas de champ ; moi, mon champ, ce sont les Peuls. »

Le Peul dit : « Vraiment ? » L’autre dit : « Oui, bien, j’ai entendu. »

« Et comment recevrai-je ma part de la vache, dis-moi, Peul ? »

« La question n’est pas comment tu la recevras ; pour que tu la recoives, tu me traiteras en sorte que tu puisses la recevoir. »

Le laobé lui dit : « Oui, je te ferai ce qu’il faut pour que tu m’en fasses présent. Je te procurerai un moonirde, Peul. » Le Peul lui dit : « En ce cas, j’organiserai un moonde. »

Le laobé lui dit : « Dis-moi ce qu’est un moonirde ». C’est une grande cuvette, c’est cela la horde moonirde.

Or, là où la vache paissait, dans l’herbe, il y avait un endroit qu’elle léchait.

Le Peul la guida jusque-là, et elle se précipita pour lécher la terre.­

Ils en ramassèrent ; ils examinèrent ; ils lui trouvèrent un goût un peu amer, comme si elle contenait du sel.

Le Peul regarda le premier, puis le laobé. Tu entends... Il en fut ainsi.

Ils s’en allèrent. Chemin faisant, le laobé dit au Peul : « Oui, tu fêteras le moonde. » Ils allèrent jusqu’aux cases.

Les gens demandèrent au Peul : « Tu as reçu une vache ? » Le Peul leur répondit : « Oui, j’ai reçu des vaches. »

Tu reconnais là le Fankamaa. Partout où tu le rencontreras, tu lui diras : « Comment vont les vaches ? Sont-elles toutes venues ? »

« Oui, elles viennent, elles viennent ». Il ne te dira pas qu’elles sont toutes venues. Il ne te le dira jamais.

Le Peul, si nombreuses soient ses vaches, ne te dira pas qu’elles sont toutes venues de la forêt. Mais : « Oui, elles sont en train de venir. »

Les vaches ne finiront jamais. Parce que si le Peul les mange, il en reste encore, si leurs fils les mangent aussi, il en restera toujours.

Le lieu où la vache léchait, nous, les Peuls, nous l’appelons meromeroole, terre salée.

Il est retourné au fleuve. Il dit : « Moi, c’est une génisse que j’ai là, comment sera‑t‑elle fécondée ? »

Gaari Jiinne, le génie Taureau, lui apparut et lui dit : « C’est moi qui te l’ai donnée. Si je ne l’avais pas voulue pour toi, tu ne l’aurais pas eue. Je te donne la vache. Ouand viendra le temps du moonde, viens, nous nous verrons alors. »

Le Peul lui dit : « Soit. »

Comme notre homme avait la « tête agréable » (car nous, c’est ainsi que nous appelons celui dont la tête est large), il revint.

Gaari Jiinne lui dit : « Reviens après demain. Ce sera un mercredi. »

Le mercredi, Gaari Jiinne lui dit : « Tu feras la fête. Les jours où se fait la fête sont au nombre de trois : le lundi, le mercredi et le samedi, tu comprends ? mercredi, on organisera le moonde, parce que c’est le dimirore, jour répétitif. »

Rituel du Alaadu

Préparation du Alaadu

« L’amulette » des vaches se fait, se travaille sur une corne. Celle d’une jeune brebis. D’autres travaillent la corne d’une jeune chèvre.

À propos de l’amulette, d’aucuns font usage du loode, d’autres utilisent encore la corne du taureau. L’amulette des vaches est composée de di­verses façons.

La corne d’une jeune brebis, quand on l’a entièrement travaillée, on la renverse. Auparavant, on y a creusé un trou. On prend une calebasse, on la renverse par-dessus.

C’est sur cette calebasse qu’on tapera. Tu entendras la rumeur des vaches, tu ne les verras pas, tu entendras seulement leurs beuglements.

Question : « Quel jour travaille‑t‑on cette corne ? »
Réponse : « On la travaille le dimanche, le mardi, le jeudi. Ce sont ces trois jours qu’on la travaille. »

Rencontre avec Gaari Jiinne, le pacte

Tu l’entendras battre la calebasse. S’il la bat, tu entendras la rumeur des vaches.

Il te dira : « Elles sont venues. » Tu lui diras : « Oui. » Tu lui demanderas : « Que réclament‑elles ? » Il te dira : « Elles exigent ta première femme. Elles la prendront. Elle mourra. Le Jiinne la mangera. » Tu lui diras : « Je ne m’engage pas. »

Si tu es d’accord, tu diras : « Je suis d’accord. » Tu prendras la corne. Mais alors, tes vaches n’auront de cesse de te réclamer une tête. Sache que leur prise sera une personne.

Si tu lui dis : « Moi, vraiment, je ne fais pas cela », tu entendras les vaches qui repartent. Elles font grand bruit. Il bat de nouveau. Elles reviennent.

Il te dit : « Elles sont revenues. » Tu lui dis : « J’ai entendu Bissimilla. » Il leur dit : « Il a dit : Bissimilaye. »

Tu lui dis : « Que disent‑elles ? » Il te dit : « Elles réclament ton enfant premier-né. » Tu dis : « Je ne m’engage pas. » Il te dit : « Maintenant, elles rentrent. » Tu les entends repartir. Et ainsi, trois fois de suite.

Il te dit : « Elles sont revenues. » Tu dis : « Oui, que disent-elles ? » Il reprend : « Elles disent toi-même. » Tu réponds : « Non, je ne m’engage pas. »

Cependant, il y a des gens qui se donnent à Gaari Jiinne pour que soient riches leurs fils. Une mère se donne elle-même, afin que ses fils soient riches. Un père se donne lui-même, afin que ses fils soient riches.

C’est alors qu’on entend dire : « Mon Dieu, regarde combien il est riche. » Pense à son père. Tu sauras qu’il s’était donné à Gaari Jiinne.

Ou bien tu peux dire : « Moi, je suis d’accord. » Je leur dis : « Bissimilaye. » Mais alors pourquoi ai-je dit cela ?

Je ne suis pas d’accord pour donner ma tête. Que je reçoive la richesse que je recherche ; pour le prix, qu’il soit payé sur les vaches elles-mêmes.

Elles seront nombreuses ; elles pourront atteindre le nombre de cent soixante-dix. Ce qui équivaut à deux cases sudooru. Mais l’un des sudooru sera décimé.

Elles seront si nombreuses que partout on dira : « Les vaches de celui-là sont sans pareilles. » Mais elles mourront encore. La moitié mourra. L’autre moitié se multipliera. Elles seront de nouveau plus nombreuses qu’elles n’étaient. Elles recommenceront encore à mourir.

Ceci se passe dans un intervalle de sept, huit ou neuf ans. Alors, la mort reviendra sur elles.

Question : « Mais les pieux dont tu parlais tout à l’heure ? »
Réponse : « Cela, c’est pour conjurer les maux dont peuvent être victimes les vaches. C’est pour que personne ne puisse jeter un mauvais sort à tes vaches. »

On jette un mauvais sort sur une vache comme on le fait sur un champ. Alors, tes vaches peuvent devenir toutes stériles ou mourir. Quant au champ il restera improductif.

Pour citer cet article

Souleymane Baldé et Alain le Pichon , « Le triangle de l’héritage », paru dans Alliage, n°45-46 - Décembre 2000, Le triangle de l’héritage, mis en ligne le 03 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3827.

Auteurs

Souleymane Baldé

Ethno-lingiuiste, enseigne le peul à l’Institut des langues orientales, Paris

Alain le Pichon

Anthropologue, université Paris-1, co-président de Transcultura, co-président de l’Université sans murs.