Alliage | n°45-46 - Décembre 2000 Dialogue transculturel 2 

Moussa Sow  : 

Cher ami,

Texte intégral

Lettre de Moussa Sow à Alain le Pichon

« Cher ami, Je voudrais te dire en quelques mots toute l’importance que j’attache à cette idée d’anthropologie réciproque, du point de vue de l’Africain. Pour un Africain, être invité à regarder l’Europe est terriblement angoissant. En définitive, il ne s’agit pas, en fait, de  l’Europe, mais de nous-mêmes.
Regarder l’Europe veut dire que nous essayons de remettre en vigueur les anciens dispositifs axiologiques reçus du système séculaire qui règle nos vieilles sociétés agraires, si efficace, qu’il a su résister à toute la sécheresse du monde. Comment pourrions-nous réellement regarder l’Europe, si nous ne nous sommes pas au préalable replongés dans notre antique regard sur le monde, dans cette sagesse rugueuse que nos vieux tentent de nous transmettre en agitant leurs bras calleux ? Cette sagesse, ceux de ma génération ont besoin de se la remettre en mémoire, peut-être à travers une longue psychanalyse au terme de laquelle réapparaîtra la première rossée reçue dans la petite enfance, celle qui a gravé en nous les règles d’une sagesse rigoureuse, rigoureuse parce que simple et profonde. Mais une fois guéris de notre non-sagesse, nous  pourrions conquérir ce monde que nous appelons l’Europe. Nous transporterions alors la brousse, terrible parce que peuplée d’esprits, au cœur de Paris, et nous dirions, dans leur langue surnaturelle et puissante, ce qu’est notre frère blanc. Notre frère blanc, puissant, certes, lui aussi, mais si seul, parce que, précisément trop puissant pour être un homme à mesure humaine. Nous redimensionnerions, en l’enrichissant, le monde à la mesure de l’« homme sauvage ». En outre, ta problématique nous pose une question : quel développement économique, social et culturel pour l’Afrique ? La dimension culturelle du développement n’est-elle pas aujourd’hui la variable  imprescriptible, celle qui n’a pas encore trouvé sa place dans les statistiques si minutieusement élaborées par les experts étrangers ? Il nous faut raconter le monde, comme le font nos  plus grands griots, et d’abord nous souvenir d’être nous-mêmes, renaître aux valeurs de nos cultures et leur rendre la parole, ce qu’aucune indépendance n’a su faire encore. Se proposer de raconter le monde signifie d’abord se souvenir de mobiliser notre culture et la rendre pénétrante comme la parole du  griot. C’est donc un grand effort que tu nous demandes, à nous qui nous étions refusés, peut-être avec sagesse, à élaborer un lexique impérialiste, le lexique qu’il faut avoir pour nommer « les choses de  l’autre », de son propre point de vue. Mais au bout de cet effort, et peut-être le sais-tu, nous cesserions de farfouiller dans ce monde de nuées confuses. Amitiés... »

M.S


Cette lettre fut une grande surprise. Je la reçus d’un ami africain, qui, depuis le début, avait suivi avec un certain scepticisme nos efforts et les épisodes mouvementés de notre programme d’anthropologie réciproque. Nous dînions ensemble dans un restaurant de Bologne, après une longue journée de travail et discussions ; vers le milieu du repas, il se fit silencieux, me demanda du papier et un crayon et, en quelques minutes, écrivit ce texte qu’il me donna à la fin du repas. Nous l’avons publiée, avec Umberto Eco, dans l’essai « Sguardi venuti da lontano », (Bompiani, 1992), sans donner, à sa demande, le nom de son auteur, à l’issue du deuxième programme d’anthropologie réciproque (anthropologie alternative, disent les Italiens), qui, en compagnie de deux chercheurs chinois, avait de nouveau conduit Moussa Sow à Bologne, y poursuivre son enquête sur l’état de nos sociétés européennes. Elle me semble dire très clairement tout l’enjeu, et toute la difficulté, de cette démarche. Elle permet de saisir, sous une autre et forte  lumière, toute la richesse du texte que nous propose ici Moussa Sow, nous  livrant, avec le recul, les conclusions du premier épisode de sa recherche dans le Médoc, de 1983 à 1985. Car l’auteur de cette lettre, je crois pouvoir le révéler aujourd’hui, c’est Moussa Sow lui-même...

A. l. P

Pour citer cet article

Moussa Sow, « Cher ami, », paru dans Alliage, n°45-46 - Décembre 2000, Cher ami,, mis en ligne le 03 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3825.

Auteurs

Moussa Sow

Anthropologue, sémiologue, directeur de recherche à l’Institut des sciences humaines du Mali, Bamako.