Alliage | n°47 - Juillet 2001 Varia 

Serge Chaumier  : 

Du spectacle, à n’en pas croire ses oreilles

À propos des « Monstrations inouïes » de Décor sonore

Texte intégral

« La réalité dépasse la fiction » : l’expression est souvent utilisée pour des événements survenus dans le quotidien. La métaphore est également vraie dans le règne de la nature, ou la diversité des formes végétales et animales laisse souvent pantois. La science émerveille dans la mesure où elle révèle des choses qui dépassent ce que l’imagination s’est plu à concevoir. Parfois, c’est dans le monde du spectacle, que la mise en scène, et donc la mise en fiction d’une réalité dépasse la réalité de la fiction, au point que le spectateur ne sait plus discerner ce qui est vrai de ce qui est faux. Le procédé est utilisé couramment dans le théâtre de rue pour ce qui concerne le jeu même de l’acteur. Tel comportement, tel geste, telle action, est-il ou non prévus ? s’interroge le spectateur. La compagnie les 26000 couverts, par exemple, excelle en la matière. Dans le spectacle de Décor sonore, que nous entendons présenter ici, c’est autre chose qui est convoqué. Le jeu est également précis, minutieux et précisément travaillé pour atteindre à une perfection reproductible, et ce n’est pas là que se situe l’ambiguïté, mais au niveau du contenu du scénario lui-même. L’histoire, ou plutôt les histoires qui nous sont racontées atteignent le paroxysme du loufoque et de l’incroyable. Aussi le spectateur s’amuse-t-il de ces extravagances avant que le doute ne le saisisse et qu’il comprenne que tout est parfaitement, véridiquement et historiquement exact. Ainsi, le paradoxe du comédien est-il nouvellement approché. L’artiste ne cherche pas ici à feindre ou à faire oublier son rôle, c’est l’intrigue elle-même qui se joue de nous. Elle se retourne comme un gant. Ce qui a l’apparence de la fiction prend le goût de la réalité. Ce spectacle, à coup sûr, aurait enchanté Diderot pour de multiples raisons, et d’abord pour son profond humanisme. Les histoires singulières d’individus méconnus deviennent des épopées mythologiques et prennent une dimension surhumaine, prouvant une fois de plus les capacités de l’homme à se surpasser. Si l’on n’en croit pas ses oreilles, c’est parce que les univers dans lesquels nous sommes invités à plonger appartiennent au domaine du conte et de l’onirisme, de la magie du verbe, mais aussi parce qu’il est question de musique. Nous voudrions montrer ici que la perspective proposée sur l’art intéresse également les sciences, et qu’il s’agit plus globalement d’une réflexion épistémologique à laquelle le spectateur est invité. Le doute est, depuis Descartes, la méthode même du scientifique, il est sans doute aussi ce qui permet le dépassement dans la création artistique. Mais c’est aussi la multiplicité des points de vue, la prise en compte des subjectivités, du hasard, des tâtonnements, des processus de logique expérimentale, des démarches menant à la découverte, qui sont autant de question contemporaine, qui intéressent les deux sphères, scientifique et artistique.

Pour mieux comprendre la démarche de la compagnie, il faut rappeler le travail qui l’a précédé. Pour beaucoup d’artistes travaillant dans l’univers de la rue, la musique est essentielle, elle est structurante d’une mise en relation scénique. Elle n’est pas utilisée comme ambiance ou comme habillage d’un contenu conceptuel qui passe par le verbe, mais revêt l’importance d’un liant qui devient le cœur même du dispositif. Le jeu de l’acteur et le texte viennent éventuellement ajouter, compléter et approfondir une relation qui existe déjà par autre chose : l’impression visuelle, auditive et sensorielle, principalement. C’est sans doute là, une des ruptures profondes avec le théâtre traditionnel. Dans le rapport à la musique, la compagnie Décor sonore occupe une place tout à fait particulière. Comme son nom l’indique, son motif et ses préoccupations s’articulent de façon cohérente à partir d’un travail sur l’espace sonore. Depuis plus de quinze ans, elle investit l’espace libre de la rue comme lieu d’expression, faisant des bruits de la ville sa matière de prédilection. De spectacle en spectacle, des dimensions sont explorées qui, tout en renouvelant remarquablement les axes de recherche, offrent une articulation logique et une progression compréhensible. Depuis « Pour en finir avec la Marseillaise » (1986), à « Ballet Mécanique » (1990) où intervenaient deux trains de chantier, quatre tractopelles, une grande roue foraine, deux grues et trois hélicoptères, les sources sonores sont appréhendées comme un révélateur potentiel de surprises et d’inconnu. Dans « le Grand Mix » en 1992, ils rassemblent, dans une volonté œcuménique, l’Orchestre philharmonique des Pays de la Loire, les tambours du Bronx, les voix bulgares de l’ensemble Trakia, le pianiste Antoine Hervé et les percussions pyrotechniques de Jean-Marie Chesnais. De la fanfare électrolyrique aux ambiances cabaret, il s’agit toujours d’une exploration non sectaire des différentes formes musicales. La formation éclectique des multi-instrumentistes qui composent la compagnie explique cette ouverture, certains enfants de Boulez, Dutilleux, Messiaen, Schoenberg ou Xenakis, rencontrent ceux venus du jazz, du rock, tous ensemble mobilisés par le travail du son. Passion qu’ils entendent partager. Dans la mission du SIVOX (Syndicat Intercommunal à Vocation Sonore) instaurée aux Pronomades (2000), il s’agit de former, par un personnel spécialisé, la population à apprendre à recycler les bruits, et à opérer un tri sélectif dans le compost bruyant des rejets sonores. Sorte d’hommage à l’écologie sonore proposé déjà par Murray Schaffer, dans Le Paysage sonore (1979).

Intervenant à même l’espace public, le pari de « La Petite Bande Passante » (1998) est de construire un décor sonore là où d’autres construiraient un panorama visuel, et de mettre en relation, mais aussi en relief des sons du quotidien avec pour objectif de les faire entendre autrement. Le spectacle « invente un mode d’interaction unique avec l’espace urbain », écrit Bertrand Dicale. Captant des sons divers à même une déambulation de rue, en les amplifiant, puis en les propulsant dans l’espace, une véritable orchestration dodécaphonique, ou un véritable embouteillage, une pagaille sonore, selon les goûts, est produite. Octuor vocal urbain médiatisé par mégaphone, il s’agit de se réapproprier des outils servant plutôt habituellement à lancer des injonctions et des mots d’ordre, pour les métamorphoser en instruments. De l’anarchie qu’il en résulte naît la beauté d’un ensemble acoustique aussi imprévisible qu’incongru. La dissonance a enfin droit de cité, ce qui aurait comblé Pierre Schaeffer. De l’amalgame baroque de sons hétéroclites surgit un feu d’artifice musical, une polyphonie postmoderne. La mission du spectacle de rue, de faire voir autrement l’espace du quotidien, est ainsi accomplie dans un domaine inattendu, celui de l’auditif. Au-delà des dimensions critiques sur les effets de la pollution et des nuisances sonores ou du manque d’attention habituel aux sons nous environnant, il s’agit surtout de s’esclaffer d’une véritable explosion de sons mis soudain en relation et d’appréhender la profondeur que peut revêtir le chaos. Et il s’agit bien ici d’éclats de sons comme on parle d’éclats de rire. Le festin de sons prend des dimensions gargantuesques et orgiaques. La débauche n’empêche nullement la capacité à repérer et à jouer des origines, à donner du sens à chacun mais aussi à découvrir de nouvelles attributions. Car en se recomposant et en se mariant entre eux, les sons nous surprennent aussi en trouvant une forme de dialogue et donc de cohérence d’abord insoupçonnée. Même le chaos, note le physicien, ne manque pas d’obéir à des principes de régulation interne. Les désordres de l’entropie sonore, des décompositions, des coupures et des hachures, des sons captés sur le vif, prennent le visage d’une harmonie nouvelle. Ainsi s’élabore une véritable partition qui, tout en recourant à l’improvisation, trouve une organisation propre avec des signes de récurrence et de reconnaissance, des logiques qui transforment le brouhaha en musique. Évoquant à la fois les règles de composition du jazz et invitant, en même temps, à une sorte d’initiation à la musique contemporaine, le paysage sonore du spectacle vient chercher chaque spectateur (et en l’occurrence, ici, simplement le passant ou plus exactement l’entendant), pour le conduire dans une ballade musicale d’un nouveau genre. Le spectacle ne développe pas de discours explicite et insistant, mais dispose de ressorts assez puissants pour convoquer chez chacun les références permettant de construire sa propre interprétation, et de s’interroger sur les effets des sons dans sa vie.  

D’un tout autre genre est le spectacle « Orchestre de chambre de ville »(2000), de la même compagnie. Plus attendu par son contenu, il n’en est pas moins ingénieux dans ses formes. La position frontale y est mise en cause. Composé d’un ensemble d’une vingtaine de musiciens au répertoire classique ou déton(n)ant (moteur à explosion-boîte à rythme, marteau piqueur générateur de doubles-croches…), disposé sur des plates-formes disséminées sur une grande place, le public est invité au cœur de l’orchestre. Mieux encore, il lui est possible de se déplacer d’un musicien à l’autre, et il découvre alors que sa perception de l’ensemble varie en fonction de son emplacement, par conséquent que son audition est subjective, dépendante de sa situation. « Si on a la possibilité de se promener dedans (l’orchestre), voilà une autre dimension ! On appelle ça “l’écoute intelligente” ! », commente Pierre Sauvageot, l’un des fondateurs, avec Michel Risse, de Décor sonore. Si l’entendant se trouve à proximité du violoncelle, la musique ne sera pas la même qu’en dessous des instruments à vent, ou du synthétiseur. Il peut ainsi tester, les unes après les autres, les positions spatiales et les instruments, pour les mettre en relation avec son expérience d’auditeur. Ce n’est pas la musique qui change en elle-même. C’est, selon les terminologies des sciences de l’information communication, le récepteur qui conditionne le message. Ainsi, celui qui écoute joue-t-il un rôle dans la production même de la musique, du message qui lui est adressé et peut en modifier le cours. Là encore, les lois de la physique sont convoquées, qui dévoilent les effets de réaction (feed-back) et de rétroaction (rétro feed-back) entre émetteur et récepteur, les musiciens pouvant eux-mêmes interagir sur l’exécution du morceau en fonction de la perception qu’ils se font de la réception par le public. Le bruit de la foule en marche dans un espace restreint participe, du reste, de la globalité d’interactions, puisqu’il s’agit de jouer aussi avec l’instrumentarium urbain. Comme des électrons livrés à un ballet anarchique, la foule se compose d’individus en déplacements libres et contradictoires. Mu par la volonté de participer et d’entendre à partir de différents points de vue (ou plus exactement de points d’ouïe), chacun se livre à un parcours particulier dont seule la musique explique la cohérence. L’auditeur peut comprendre de l’intérieur la composition orchestrée, si ce n’est le mixage. Il est à même de se composer son morceau personnel selon l’emplacement privilégié et chaque participant aura un itinéraire musical particulier et unique durant le spectacle-concert. Dans cette performance, sont davantage mis en avant les musiciens que les acteurs, mais là encore un discours sur la musique et sur sa réception est sous-jacent, que chacun peut interpréter à sa guise, selon son investissement et ses intérêts. Le travail avec l’espace, héritage démocratisé de Varèse, unit ces différentes propositions. À chaque fois, la volonté est manifeste d’être en dehors des sentiers battus, de faire se rejoindre la musique savante et la musique populaire, de sortir des ghettos, « d’emmener les gens dans une aventure sonore ».

D’une nature radicalement autre, se développent « Les Monstrations inouïes ». Le principe théâtral y est affirmé avec force, et ce n’est du reste pas sans rappeler certaines des excellentes performances de Délices Dada. Le texte est premier, soutenu par un jeu d’acteurs remarquables, ici mis au service didactique de l’histoire de la musique. Conçue comme une série de conférences qui prennent appui sur des instruments plus ou moins étranges, et en même temps que l’on pressent familiers de notre quotidien, la pièce invite à partir à la découverte des tranches de vie de leurs inventeurs. Ces biographies mélangent humour, tendresse et fantastique, dans ce qui pourrait ressembler à des rituels commémoratifs. Le choix de chacune des séquences est tiré au sort par des mains ingénues du public, ceci afin d’insister sur la multiplicité des histoires possibles (comme dans les « Petits contes nègres » de Royal de Luxe), car les quelques récits qui raisonnent comme des contes, des histoires enchantées, pourraient être démultipliés à l’infini. C’est une des forces du spectacle que de laisser accroire qu’il ne s’agit que d’une modeste sélection à laquelle beaucoup d’autres pourraient être ajoutées. Au point que chaque histoire de vie singulière et anonyme est susceptible de devenir une formidable épopée. Le talent du bonimenteur conférencier, assisté de ses exécutants solistes, conduit à métamorphoser le banal, l’invisible et l’inconnu en récits dignes de la grande Histoire, si ce n’est de la mythologie. S’y exprime une grande humanité, un regard tendre sur la condition humaine, ce malgré les adversités et les aléas rencontrés par chacun. Comme la musique n’a pas de frontière, c’est à un tour du monde auquel nous sommes invités, évoquant tour à tour quelques génies de l’invention et ceci sans oublier les contextes sociaux et culturels qui les rendirent possibles. En mêlant ces différents aspects, la pièce fait preuve d’une profonde sensibilité.

Bien évidemment, les récits sont entrecoupés et illustrés de démonstrations musicales, exécutées de main de maître par l’artiste-conférencier, son assistant ou encore par des mains novices et volontaires du public. Car la musique est sujet mais aussi objet du spectacle, puisque le son fait l’objet d’un traitement privilégié. Chaque instrument revêt sa spécificité, mais ce qui les réunit tous est leur appartenance à une époque et à un courant de l’histoire qui voit naître la musique électronique. Les ancêtres des orgues électriques, des synthétiseurs, ou les premiers pas de la création musicale assistée ou générée par ordinateur sont évoqués. Le spectateur sidéré est invité à découvrir l’Æetherophone de Thérémine, le télégraphe Harmonique de Gray, le Thelarmonium de Cahill, ou encore les Ondes radioélectriques de Martenot. On comprend combien les expérimentations liées à l’électrification des instruments ont tenu tant de la science que de l’art du compositeur. C’est par conséquent à une double lecture qu’invite le spectacle : à une histoire de la musique conjointe à l’histoire des sciences et des techniques du XIXe siècle. Car l’acoustique instrumentale est liée aussi bien au télégraphe et au téléphone qu’à l’art de la composition. Les monstres sonores qui nous sont présentés sont des curiosités de la science et de ses recherches. Et c’est bien là, la grande intelligence de l’écriture de ce spectacle que de s’inscrire à la fois dans l’histoire officielle (de la musique et des techniques) et dans celle de la fête populaire et des entresorts forains qui, au XIXe siècle, participaient couramment de la vulgarisation des sciences et de ses découvertes incroyables. Le monstre n’est pas la femme à deux têtes, mais l’instrument réinventé. Le lien avec les cabinets de curiosités n’est pas ignoré non plus et, pour le souligner, une exposition d’instruments musicaux, instruments-sculptures électroniques apocryphes de l’artiste plasticien Peter Keene accueille les spectateurs-visiteurs-musiciens, puisque chacun est invité à les expérimenter à loisir, augmentant du même coup l’interactivité de la proposition. Comme le rappellent les concepteurs du spectacle, les cabinets de curiosités sont des lieux où se marient « science expérimentale » et sociabilité de salon. Ils sont le théâtre d’essais, de démonstrations et d’enseignement. Le merveilleux est associé au pédagogique et la science est mise en spectacle comme elle le sera plus tard dans les fêtes foraines. C’est cette tradition que renouvelle Décor sonore, en lui rendant hommage. Le spectacle de théâtre, non content d’être concert et conférence, est aussi exposition.

Mais l’insolite des curiosités scientifiques ne gomme pas le caractère pathétique et émouvant car les instruments sont mis intimement en relation avec leurs inventeurs. La paternité des inventions dévoile les grandeurs et les petitesses des hommes qui les font. Elisha Gray dépose son brevet d’invention du téléphone, deux heures après Graham Bell… Les rivalités des chercheurs, les croyances positivistes dans une création guidée par la seule rationalité, mais encore pétrie de mysticisme romantique, sont autant d’éléments qui s’expriment au travers de ces histoires touchantes de personnages à la recherche d’une nouvelle expression musicale. Les réflexions épistémologiques ne sont pas absentes quand il s’agit de refléter les modalités d’expression de la découverte scientifique où le hasard, la chance, le calcul et l’accident jouent leur rôle. Ainsi Elisha Gray, qui fait accidentellement vibrer sa baignoire par induction électromagnétique et mettra au point, à partir de là, le télégraphe musical. Les imageries populaires de l’époque rendent compte de sa renommée. L’inventivité et le génie ne rencontrent pas toujours le succès espéré et se confrontent à un milieu et à des conditions de réception, des circonstances qui en affaiblissent la portée. Thaddeus Cahill croit, en 1906, à l’avenir de son Dynamophone, premier programme musical diffusé par téléphone. Il faudra, d’une certaine manière, attendre un siècle pour lui donner raison. De petites découvertes connurent de grands destins et de grandes trouvailles, en apparence promises à un brillant avenir, demeurèrent confidentielles. Dans la musique comme en toute chose, le certain n’est jamais sûr.

Avec intelligence, le spectacle convie à une découverte didactique sans jamais être ni pesant ni ennuyant. Au contraire, le spectateur s’instruit sur l’Histoire, les sciences et la musique sans même s’en apercevoir, puisqu’il écoute de formidables allocutions qui paraissent inventées de toutes pièces. Comment croire à l’invention de William Du Bois Duddell qui augure, en 1899, « l’Arc Chantant » à partir des réverbères publics de Londres ? Comment ne pas s’extasier devant « l’Ondium Péchadre », le « Variophone », « l’Ondioline », « le Kaleidophon », ou « le Mixtur Trautonium » ? Quant au « Piano Optophonique », de Vladimir Baranoff Rossiné, il mêle peinture, projections lumineuses et harmonie. C’est la force du spectacle que de donner l’illusion de l’imaginaire, de ses frasques et de ses extravagances à des données matérielles et objectives. Ce tour de passe-passe conduit à réenchanter la vie, par une alchimie où ce qui est vrai devient invraisemblable. Ici, le spectacle donne tord à Max Weber : la science et la technique ne conduisent pas à désenchanter la vie, bien au contraire. Car ce sont à chaque fois des histoires incroyables, histoires de vies des inventeurs, histoires d’inventions, histoires de descendances fructueuses ou avortées. C’est, par exemple, Lev Sergeivitch Termen, enlevé par le KGB, en pleine démonstration, génial inventeur de la première boîte à rythme, le « rythmicon », ou du « Terpsitone », piste de danse dont les lumières et les sons sont contrôlés par les danseurs et que la modernité réinvente. Le spectateur comprend progressivement que l’inimaginable s’est produit, une fois, deux fois, trois fois… La vie réelle est donc féerique, quand elle nous est ainsi contée. Le spectateur est ébahi, médusé, amusé très souvent, et découvre que le monde de la création qu’il fut artistique, musical ou scientifique a des lignes de forces communes qui n’ont rien à envier à la fiction. Car c’est la justesse du propos que de conduire le spectateur du monde irréel, dont semblent tirés ses récits farfelus, à la compréhension progressive de sa véracité. Selon la connaissance de chacun de l’Histoire, mauvaise en général, des premiers pas de la musique électronique, synthétique et des musiques dites actuelles, la perception sera différente, et l’étonnement plus ou moins direct. Ainsi, la surprise fut-elle grande pour une jeune femme assise à mes côtés, et elle s’esclaffa quand le conférencier confirma, à la fin de la représentation, que tout ce qui fut dit était parfaitement exact. Trop difficile à croire, elle partit d’un fou rire, croyant à une affabulation ultime, et je ressentis quelque peine à la détromper. Peut-être, cela demeure-t-il, du reste, une limite à la diffusion du spectacle. La réalité est trop incroyable pour être crue.

Cette démarche, que propose Décor sonore aux spectateurs, dépasse largement l’initiation à l’histoire de la musique électroacoustique. Même si cela peut être également l’occasion de découvrir de nouvelles sonorités et d’apprécier, dans un cadre nouveau, des mélodies déconcertantes, c’est aussi en comprenant le cadre d’élaboration et d’investigation du travail des inventeurs que l’on saisit l’importance de leurs découvertes. C’est surtout une métaphore de la recherche scientifique en elle-même, et des points de ressemblance et de convergence entre l’art de la science et la science de l’art. Les créateurs, où qu’ils se situent, du côté des sciences, ou du côté de l’artistique, procèdent d’une commune expérience. Ils sont avant tout des passionnés, ce que font bien ressentir les comédiens. Le spectacle intéressera les musiciens comme les chercheurs car, outre son contenu même, tout à fait stimulant, le modèle didactique qu’il propose est susceptible d’être utilement et avantageusement transféré à d’autres champs. C’est sans doute là une leçon à explorer dans le domaine de la vulgarisation des sciences. La façon de mettre en valeur, au travers d’histoires de vies à la fois communes et exemplaires, les éléments pédagogiques à transmettre, du point de vue historique ou scientifique, les aspects anodins et les envolées fantastiques, emporte la conviction et l’adhésion. Surtout, et peut-être est-ce là l’essentiel, le spectateur sent que les comédiens aiment profondément les musiciens-inventeurs qu’ils présentent. C’est cet amour qu’ils communiquent et, par celui-ci, l’ensemble de leur fantaisie. Ainsi, au travers d’un récit théâtral élaboré et du jeu talentueux des artistes passe une autre approche de la musique.

Bibliographie

 Jean-François Augoyard, et Henry Torgue, À l’écoute de l’environnement. Répertoire des effets sonores, Parenthèses, 1995.

Bertrand Dicale, « La Petite bande passante de Décor Sonore », Rue de la Folie, n° 5, 1999.

Collectif, « L’Art sonore en espace public », Rue de la Folie, n° 9, 2000.

Collectif, « Musiques dans la rue. Terrains de jeux ». Ethnologie française, n° 1, janvier-mars 1999.

Dossier de presse sur « Les Monstrations inouïes », Décor Sonore, 2001.

Murray Schaffer, Le Paysage sonore, Lattès, 1979.

Pierre Schaffer, La Musique concrète, PUF, 1973.

Jean-Paul Thibaud, L’auditeur-balladeur en public : essai sur la socio-écologie de la perception, L’Harmattan, 1995.

Raphael de Vivo, et Hugues Genevois, Les nouveaux gestes de la musique, Parenthèses, 1999.

Pour citer cet article

Serge Chaumier, « Du spectacle, à n’en pas croire ses oreilles », paru dans Alliage, n°47 - Juillet 2001, Du spectacle, à n’en pas croire ses oreilles, mis en ligne le 31 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3817.

Auteurs

Serge Chaumier

Socoliogue, maître de conférences