Alliage | n°47 - Juillet 2001 Varia 

Nicolas Witkowski  : 

Tintin au pays des savants

Plan

Texte intégral

Avec une publication étalée sur plus de quarante ans, entre 1930 et 1976, demi-siècle fertile en nouveautés scientifiques fracassantes, on pourrait s’attendre à ce que les aventures de Tintin se fassent l’écho de l’actualité scientifique du siècle. Il n’en est rien, à quelques rares exceptions près, mais il n’y a pas lieu d’en être déçu. Parce qu’il ruminait ses albums bien longtemps avant leur parution effective, et parce qu’il ne se faisait l’écho que des nouveautés ayant eu un réel impact populaire, Hergé a suivi l’actualité scientifique de très loin. La spectroscopie évoquée dans L’étoile mystérieuse est apparue à la fin du XIXe siècle, tout comme le radium, et le télescope du mont Palomar (Objectif Lune, 1953) est celui que Edwin Hubble utilisait dans les années 1920. Même les patins à roulettes à moteur de Coke en stock (1958) ont eu des prototypes dès 1926. Et il serait inutile de chercher la trace des grands bouleversements scientifiques des années 1950 et 1960, découverte de l’ADN, dérive des continents ou naissance de l’ordinateur. Les albums de Tintin sont une parfaite démonstration de ce fait avéré qui veut qu’en matière de sciences, un intervalle de trente à quarante ans (au moins) sépare une découverte de son assimilation par le grand public.

Il est cependant une chose dont nous sommes redevables à Hergé : une claire perception des changements d’attitude du public occidental à l’égard de la science. De ce point de vue, on distingue clairement trois phases dans son œuvre : jusque dans les années 1940, une certaine indifférence qui se traduit bien par le fait que le scientifique de l’histoire, Tournesol, est encore en gestation ; la décennie 1940-1960, au contraire, pourrait être qualifiée de scientifique. Hergé s’y montre parfois enthousiaste et propage une vision optimiste du progrès des sciences. La dernière phase correspond à un net repli, et montre sinon une désaffection pour les thèmes savants, du moins une claire attirance vers les marges de la science, culminant avec le personnage de Mik Ezdanitoff (« le célèbre Ezdanitoff de la revue Comète ? » demande Tintin) qui, dans Vol 714, communique par télépathie avec des Extraterrestres. Il semble donc bien qu’aux yeux de l’auteur, la science ait perdu depuis la Deuxième Guerre mondiale une bonne part de rêve et d’aventure, celle bien sûr qui l’intéressait le plus et avait atteint des sommets d’exaltation et de romantisme chez Jules Verne et les pionniers européens de la science-fiction. En cela, Hergé suit de très près la désaffection du grand public qui ne trouve plus guère, depuis quelques décennies, de raisons de s’enthousiasmer pour une technoscience étroitement canalisée par l’industrie et la loi du marché.

Savants

La lente maturation du personnage du professeur Tournesol est particulièrement révélatrice des premières hésitations d’Hergé sur le rôle de la science dans les aventures de Tintin. Alors que tous les autres personnages sont bien campés dès le départ, Tournesol n’apparaît qu’en 1945, dans Le trésor de Rackham le rouge. Il est en fait la résultante d’une longue série d’individus, présents aux côtés de Tintin dès 1934, préfigurant chacun à leur manière le sympathique professeur. Il faut croire qu’une sorte d’inconscient scientifique était à l’œuvre chez Hergé, comme en témoigne le message radio codé du Lotus bleu (p. 19), où il est question de « cercle solaire » et d’ « hémisphère Uranus ». Dans Les cigares du pharaon, Philémon Siclone est, sinon carrément fou, dans la lignée des Frankenstein du XIXe siècle, du moins hypnotisé et dangereux. Il aurait pu être soigné par le sage professeur Fan Se-Yeng, spécialiste de la folie dans l’album suivant, Le lotus bleu. En 1937, dans L’oreille cassée, quelques cases montrent un prototype presque abouti du professeur Tournesol (p. 6), sans nom mais avec la distraction caractéristique : il s’excuse auprès d’un perroquet de l’avoir pris pour un oiseau. Au départ, Le savant d’Hergé est ainsi dans la droite ligne de Cosinus (créé en 1899), dont les modèles en étourderie sont le mathématicien Henri Poincaré (1854-1912) et le physicien André-Marie Ampère (1775-1836).

On trouve ensuite un professeur Halambique, spécialiste des sceaux, dans Le sceptre d’Ottokar, mais Hergé préfère encore les groupes aux individus. Dans Les cigares du pharaon, il juxtapose des momies d’égyptologues, dont I. E. Roghliff, Carnawal, Groscrab et même son ami et collaborateur Edgar P. Jacobs sous le nom de E. P. Jacobini. Dans L’étoile mystérieuse, il aligne une autre belle brochette, d’un style bien plus réaliste, de six savants partant, aux côtés d’Hyppolite Calys, à la découverte de l’aérolithe : Senhor Pedro Joãs Dos Santos, physicien à l’université de Coïmbre (l’une des plus anciennes universités d’Europe), Paul Cantonneau de l’université de Fribourg, Herr Doktor Otto Schulze de l’université d’Iéna (cousin plus que germain du professeur Schultze — noter le t — de l’université d’Iéna, dans les 500 millions de la Bégum de Jules Verne), Porfirio Bolero y Calamares de l’université de Salamanque et un Suédois, Erik Björkenskjöld, « auteur de travaux remarquables sur les protubérances solaires ». Il n’est pas exclu que ce dernier soit un mélange de l’explorateur polaire Adolf Erik Nordjenskjöld et du physicien Kristian Birkeland, qui lia les aurores boréales aux éruptions solaires.

…Enfin, Tournesol fut ! Le capitaine Haddock lui ouvre la porte à la page 5 du Trésor, pour le premier quiproquo d’une longue série. Vistant le laboratoire du professeur, le même capitaine se rappellera longtemps de la machine à brosser les vêtements qui réduit les siens en charpie, mais plus encore du sous-marin-requin, dont la vente à l’état (« Le gouvernement m’a acheté fort cher le brevet de mon petit submersible » explique Tournesol) lui permet de racheter Moulinsart, château de ses ancêtres. Vivant dans un autre monde, quasi inaccessible par sa surdité autant que par ses modes de raisonnement, Tournesol est aussi capable de décrocher très concrètement « le gros lot », en l’occurrence celui des militaires intéressés par les applications guerrières de son engin. Professeur d’aucune université, à mi-chemin entre le concours Lépine et le prix Nobel, Tournesol incarne ce virage qui a vu le savant du XIXe siècle se muer en chercheur au XXe. Le premier travaillait plus ou moins seul et sur un coin de table à des inventions pittoresques, patins à moteur ou lit pliant, tandis que le second, immergé dans les grands programmes de la Big Science, dirigera dès Objectif Lune la « section astronautique » au Centre de recherches atomiques de Sbrodj en Syldavie. Et même si l’uranium n’est pour rien dans les travaux qui ont mené à la véritable conquête de la Lune, Hergé montre bien, par cet amalgame qui n’est pas sans rappeler celui du « projet Manhattan » de fabrication de l’arme nucléaire, la confiscation de la science par l’industrie et le militaire : le brevet du concours Lépine s’est transmué en dangereux secret d’état.

Hergé a lui-même désigné l’individu qui lui inspira le personnage de Tournesol : Auguste Piccard (1884-1962), professeur à l’université de Bruxelles et intrépide explorateur de la statosphère et des grands fonds océaniques, qu’il « croisait parfois dans la rue » et qui lui « apparaissait comme l’incarnation du savant ». De fait, les grandes plongées de Piccard en bathyscaphe sont à peu près contemporaines du Trésor de Rackham le rouge, et le sigle FERS (Fonds européen de recherches scientifiques) que l’on voit sur l’hydravion de l’Etoile mystérieuse n’est pas sans rappeler le FNRS (Fonds national (suisse) de la recherche scientifique) qui figurait sur le bathyscaphe de Piccard.

Phénomènes naturels

S’il n’était pas à proprement parler un scientifique, Hergé était manifestement curieux de tous les phénomènes naturels. C’est sur une éruption volcanique que se conclue Tintin et les Picaros, l’éclipse joue le rôle-clé que l’on sait dans le Temple du Soleil, et l’on voit un superbe arc-en-ciel dans Les sept boules de cristal (p. 54), même si ses couleurs (mais l’erreur est peut-être celle du coloriste) sont inversées, le rouge étant à l’intérieur et le violet à l’extérieur. L’intérêt pour ces phénomènes se mue en obsession lorsqu’il s’agit des mirages, qui interviennent dans Les cigares du pharaon puis Au pays de l’or noir, et en véritable fascination — faut-il dire en coup de foudre ? — pour un phénomène rarissime : la foudre en boule. Elle sauve la vie de Tintin, en le projetant hors de la maison, dans L’oreille cassée (p. 27), soulève le sympathique professeur dans Les sept boules de cristal (p. 29-30 et sur la couverture), et fait sauter les plombs de Moulinsart (p. 3) dans L’affaire Tournesol. Hergé avait bien choisi son énigme. La foudre en boule, malgré quelques avancées récentes qui l’attribuent à la combustion rapide du mélange carbone-silicium sous l’effet de la foudre, reste fort mystérieuse aujourd’hui. Sa forme sphérique serait due au repliement de longues chaînes d’atomes de silicium sur elles-mêmes, ce que l’extrême rareté du phénomène interdit de vérifier avec la certitude souhaitée. Ultime manifestation de cette attirance pour les phénomènes électriques étranges : le gymnote, ou anguille électrique, présent dans Tintin et les Picaros, capable « d’atteindre deux mètres et de tuer un cheval ». Hergé renoue là avec une ancienne tradition, puisque c’est de l’étude de l’électricité animale (et de la foudre), par Galvani, Volta et quelques autres, qu’est née au XVIIIe siècle la science moderne de l’électricité.

Phénomènes moins naturels

Le fait que l’on ne puisse imaginer Tournesol sans son pendule suffit à montrer l’idée très large qu’Hergé se faisait du rationalisme scientifique. Pour lui, le savant est un rêveur et un imaginatif plutôt qu’un Homo scientificus totalement rationnel. Plus intéressant encore, le pendule de Tournesol ne marche jamais comme il devrait, et lui fait découvrir certaines choses alors qu’il en cherchait d’autres ! Ce curieux phénomène, très fréquent dans l’histoire des sciences et baptisé sérendipité, montre qu’Hergé avait de bonnes notions d’épistémologie. Il semble qu’il fit sienne cette devise du médecin Arsène d’Arsonval (1851-1941), lui aussi radiesthésiste convaincu, à l’instar d’Édouard Branly ou, plus près de nous, du physicien et père de politicien Yves Rocard : « Ne rien rejeter a priori comme impossible ou absurde », puisque les Extraterrestres eux-mêmes débarquent dans Vol 714 pour Sidney. Il est vrai que c’est pour la bonne cause : ils repartent avec l’infâme Rastapopoulos, ce dont personne ne se plaindra.

D’une science à l’autre

L’égyptologie est sans doute pour Hergé, autant que pour son ami Jacobs (Le mystère de la grande pyramide) une passion ancienne. Le pharaon des Cigares, Kih-Oskh, est évidemment un avatar de Toutankhamon, de même que le Rascar Capac des Sept boules de cristal, en version précolombienne. Avec l’ethnographie (l’oreille cassée du fétiche Arumbaya) l’archéologie sous-marine (l’épave de la Licorne) et l’archéologie tout court (Tournesol cherche avec son pendule un tombeau mérovingien… et trouve le bracelet de Rascar Capac), elle constitue le noyau dur des sciences dans Tintin.

L’astronomie est l’autre science reine. Outre l’éclipse du temple du Soleil, l’aérolithe de l’étoile mystérieuse et l’objectif commun des deux albums lunaires, elle fournit à Hergé l’occasion de faire de la véritable vulgarisation. On apprend ainsi qu’un spectre permet d’identifier un élément chimique, que l’astéroïde Adonis (qui menace de satelliser le capitaine, et qui a été découvert en 1932) a sept cents mètres de diamètre (contre cent cinquante en réalité), on voit le télescope du mont Palomar (débarrassé de Hubble, Objectif Lune, p. 28), on s’initie à l’apesanteur, on apprend que la « vitesse de libération » qui permet d’échapper à l’attraction terrestre est de onze kilomètre/seconde, que le son ne se propage pas dans le vide… et l’on découvre que le volumineux Traité d’astronomie que Haddock emporte sur la Lune contient en fait deux bouteilles de whisky.

La chimie, sous forme de poisons, sérums et autres additifs miracles, constitue l’intrigue de cinq des albums de Tintin. Au mystérieux « poison qui rend fou » des Cigares du pharaon répond le « liquide sacré tiré de la coca » des Sept boules de cristal et le sérum de vérité de Vol 714. Et au « N.14 » de L’or noir, additif détonant de l’essence, et exact contraire du plomb tétraéthyle antidétonant (découvert en 1921 par le chimiste américain Midgley), répond l’additif des Picaros qui rend l’alcool imbuvable. Le N.14, en outre, a d’intéressants effets capillaires (qui récidiveront dans les albums lunaires) chez les Dupondt. Un effet démultiplicateur très voisin, valable aussi bien pour les champignons que pour les araignées, s’observe avec le calystène (sans doute radioactif) de L’étoile mystérieuse.

L’astronautique et la physique nucléaire, curieusement mêlées par Hergé (actuellement, seules les petites sondes interplanétaires sont munies de générateurs nucléaires…), permettent d’évoquer le radium (via le calystène de L’étoile mystérieuse), l’uranium, le plutonium (obtenu en 1940), et de faire un cours d’anthologie sur les neutrons (Objectif Lune, p. 14) : « …mais les autres neutrons ?…Que vont-ils devenir ?… » demande Baxter. « Oui… Je suis inquiet à leur sujet… » répond Haddock.

Les ultrasons, arme secrète de L’affaire Tournesol, renvoient, fait unique chez Tintin, à un ouvrage savant réel et bien identifié puisque montré en gros plan (p. 23) : German Research in World War II, du colonel américain Leslie E. Simon, qui visita les laboratoires allemands aussitôt après la Guerre, et où il est effectivement question d’utilisation militaire des ultrasons. Les ultrasons, à l’origine du sonar utilisé pendant la Deuxième Guerre mondiale, ont été mis au point par le physicien français Paul Langevin durant la Première Guerre. Les premiers essais furent réalisés dans un évier de cuisine, ce qui n’aurait pas déplu au professeur Tournesol. Le test montré dans l’album montre (sans que nul n’y ait vu une prémonition) les gratte-ciel newyorkais s’effondrant sur leurs bases…

Hergé établissait un rapport plutôt inattendu entre la science et les souris. Sans savoir peut-être que La Fontaine avait placé une souris entre les verres d’un télescope dans une de ses fables (« Un animal dans la Lune »), il met une araignée, précisément une épeire diadème, dans la lunette de L’étoile mystérieuse, que l’astronome et tintinologue Dominique Proust a identifiée comme étant celle (de 45 cm) de l’observatoire de Uccle, situé dans la banlieue sud de Bruxelles. Et l’on retrouve curieusement des souris blanches… dans le scaphandre du capitaine (Objectif Lune, p. 38).

La liste, enfin, des jurons savants lancés par le capitaine, mène à une exploration plus poussée de l’inconscient scientifique d’Hergé. Sur vingt-un jurons typiquement scientifiques répertoriés, douze contiennent la lettre Y ! Pyrophore, phylloxera, ornithorynque, oryctérope, mégacycle, hydrocarbure, gyroscope, cyanure, doryphore, dynamiteur, cyclone et cyclotron , sans compter bien sûr l’Y de Tryphon (Tournesol), voilà qui renvoie clairement la science à ses origines… grecques, et souligne la poésie très particulière des termes scientifiques, poésie à laquelle Hergé fut certainement plus sensible qu’à la science elle-même.

Pour citer cet article

Nicolas Witkowski, « Tintin au pays des savants », paru dans Alliage, n°47 - Juillet 2001, Tintin au pays des savants, mis en ligne le 31 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3810.

Auteurs

Nicolas Witkowski

Professeur de physique, co-dirige la collection « Point-Sciences » au Seuil ; maître d’œuvre du dictionnaire culture des sciences, Regard/Seuil, 2001.