Alliage | n°47 - Juillet 2001 Varia 

Jean-Marc Lévy-Leblond  : 

Max Charvolen ou le décollage

Texte intégral

Longtemps, la science est restée conçue comme une simple description du réel, aussi éléborée soit-elle. Ses concepts étaient censés rendre compte des choses à l’identique, ou, tout au moins, au plus proche possible. On faisait certes la part, dans le travail scientifique, des effets de style ou de manière, voire de matière — tout comme dans l’art classique. Mais, portraits ou paysages, il s’agissait bien aussi pour la science de dépeindre la nature, telle qu’elle est. Nous n’avons plus cette naïveté, et les épistémologues ont enfin compris, quelques siècles après Spinoza, que le concept de chien n’aboie pas plus pour les biologistes que pour les philosophes, et que les équations de la physique théorique ne sont pas gravées dans la masse des noyaux atomiques.

La science est faite de main et de tête d’homme. Elle développe ses visions du monde avec la contingence à la fois inévitable et féconde d’une culture, d’une langue et d’une technique particulières. Plus qu'une description de la nature, elle en est une construction. Reste que cette conception plus active de l'activité scientifique est encore elle-même bien abstraite et manque singulièrement d’évocations concrètes. Mais l’art ici peut venir à l’aide de la science. La longue antériorité dans notre culture du premier lui confère une compréhension à la fois critique et créative de ses propres processus, dont la seconde gagnerait fort à s’inspirer.

Ainsi, c’est à voir Max Charvolen au travail que j’ai pu mieux comprendre ma propre activité de physicien, ou plutôt la percevoir — physiquement, au sens premier, corporel, du mot. Que fais-je donc d’autre quand j’élabore la théorie d’un phénomène que de l’enrober d’un matériau conceptuel continu, suffisamment souple et solide — le formalisme mathématique a ces vertus — pour en épouser, si je m’y prends bien, les aspects les plus saillants ? Mais je ne saurais m’en tenir à ce plaquage, qui recouvre si bien son objet qu’il ne s’en distingue guère et m’en apprend assez peu sur son compte, puisque je ne saurais le voir d’assez loin pour le saisir dans son entièreté, ni ensuite l'exposer pour en partager la connaissance. Il me faut décoller ce revêtement, et le mettre à plat. Et c’est là que se joue la réussite d’un travail scientifique. Pas de procédé préétabli pour découper ce décalque du réel : une infinité de possibilités — choix de mots, de symboles, d’enchaînements narratifs — s’offrent pour structurer résultats expérimentaux et notions théoriques en un récit linéaire (la publication qui est au scientifique ce que la toile est à l’artiste, sa production), tout comme à l’artiste pour tracer les lignes de coupe qui lui permettront de “rectifier sa surface gauche”, si l’on m’accorde, au-delà de sa pédanterie, cet évocateur langage mathématicien. Mais avant même de déployer l’œuvre, il faut arriver à la détacher d’un seul tenant, lui conservant la cohérence du phénomène — à l’instar de Charvolen, sur cette photo particulièrement émouvante où il extrait sa pièce de la cage d’escalier qu’il a explorée en l’enrobant. Et pas de garantie qu’une fois étalée sur une page blanche, comme celle de Charvolen sur le mur d’exposition, en pleine lumière, désormais accessible à tous les regards, cette description gardera une suffisante force de vérité — ou plutôt de conviction. La métaphore plastique (et le mot a rarement été aussi juste…) ici a pour vertu principale de permettre le dépassement du faux débat entre relativisme et objectivisme dans la science. Contrairement à une fréquente et paresseuse image, la science ne colle pas au réel — elle ne prend forme qu’en en décollant : la science n’applique sa pensée au réel que pour l’en détacher, et c’est dans cet écart qu’elle se constitue en savoir. Comme les toiles de Charvolen, les analyses scientifiques à la fois gardent un étroit rapport avec le réel, et accèdent à une liberté de forme qui fait leur risque et leur force.

Notes de la rédaction

Ce texte est extrait de l’ouvrage Une œuvre de Charvolen, textes de M. Winckler, R. Monticelli, S. Parmiggiani, Frère Benoît Ph. Peckle, H. Castanet, J.-M. Lévy-Leblond, C. Parent, M. Butor, M. Charvolen, Éd. Muntaner, collection “Iconotextes”, 2001

Pour citer cet article

Jean-Marc Lévy-Leblond, « Max Charvolen ou le décollage », paru dans Alliage, n°47 - Juillet 2001, Max Charvolen ou le décollage, mis en ligne le 31 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3809.

Auteurs

Jean-Marc Lévy-Leblond

Physicien, professeur émérite de l’université de Nice, directeur de collections aux éditions du Seuil.