Alliage | n°48-49 - Septembre 2001 Pour une nouvelle culture du risque 

Mark Twain  : 

Mme Mac Williams et le tonnerre

Texte intégral

Oui, Monsieur, continua M. Mac Williams — car il parlait depuis un moment —, la crainte du tonnerre est l’une des plus désespérantes infirmités dont une créature humaine puisse être affligée. Elle est en général limitée aux femmes. Mais parfois, on la trouve chez un petit chien, ou chez un homme. C’est une infirmité spécialement désespérante, par la raison qu’elle bouleverse les gens plus qu’aucune autre peur ne peut le faire, et qu’il ne faut pas songer à raisonner avec, non plus qu’à en faire honte à celui qui l’éprouve. Une femme qui serait capable de regarder en face le diable — ou une souris — perd contenance et tombe en morceaux devant un éclair. Son effroi est pitoyable à voir.
Donc, comme j’étais en train de vous le dire, je m’éveillai, avec, à mes oreilles, un gémissement étouffé venant je ne savais d’où : Mortimer ! Mortimer ! Dès que je pus rassembler mes esprits, j’avançai la main dans l’obscurité, et je dis :
— Évangéline, est-ce vous qui appelez ? Qu’y a-t-il ? Où êtes-vous ?
— Enfermée dans le placard à chaussures. Vous devriez être honteux de rester là à dormir au milieu d’un tel orage.
— Bon ! comment pourrait-on être honteux, si l’on dort ? C’est peu logique. Un homme ne peut pas être honteux quand il dort, Évangeline.
— Vous ne voulez pas comprendre, Mortimer, vous savez bien que vous ne voulez pas.
Je perçus un sanglot étouffé.
Cela coupa net le discours mordant que j’allais prononcer. Et je dis, par contre :
— Je suis désolé, ma chérie, je suis tout à fait désolé. Je n’avais pas la moindre intention... Revenez donc, et...
— Mortimer !
— Ciel ! Qu’y a-t-il, mon amour ?
— Prétendez-vous dire que vous êtes encore dans ce lit ?
— Mais évidemment.
— Sortez du lit immédiatement. J’aurais cru que vous auriez quelque souci de votre vie, pour moi et les enfants, si ce n’est pour vous.
— Mais, mon amour !...
— Ne me parlez pas, Mortimer. Vous savez très bien qu’il n’y a pas d’endroit plus dangereux qu’un lit, au milieu d’un orage. C’est dans tous les livres. Mais vous resteriez là, à risquer volontairement votre vie, pour Dieu sait quoi, à moins que ce soit pour le plaisir de discuter et...
Mais que diable, Évangéline, je ne suis pas dans le lit, maintenant. Je...
(Cette phrase fut interrompue par un éclair soudain, suivi d’un petit cri d’épouvante de Mme Mac Williams. et d’un terrible coup de tonnerre.)
— Là ! vous voyez le résultat ! ô Mortimer, comment pouvez-vous être assez impie pour jurer à un tel moment !
— Je n’ai pas juré. Et ce n’est pas ce qui a causé le coup de tonnerre, dans tous les cas. Il serait arrivé pareil, si je n’avais pas dit un mot. Vous savez très bien, Évangéline. du moins vous devriez savoir, que, l’atmosphère se trouvant chargée d’électricité...
— Oui, raisonnez, raisonnez, raisonnez ! Je ne comprends pas que vous ayez ce courage, quand vous savez qu’il n’y a pas sur la maison un seul paratonnerre, et que votre pauvre femme et vos enfants sont absolument à la merci de la Providence. — Qu’est-ce que vous faites ? Vous allumez une allumette ! Mais vous êtes complètement fou !
— Par Dieu ! Madame, où est le mal ? La chambre est aussi noire que le cœur d’un mécréant, etc.
— Soufflez cette allumette ! Soufflez-la de suite. Etes-vous décidé à nous sacrifier tous ? Vous savez qu’il n’y a rien qui attire la foudre comme une lumière. (Fzt ! crash ! boum ! bolooum ! boum !)
— Oh ! entendez !  Vous voyez ce que vous faites…
— Pas du tout. Une allumette peut  attirer la foudre. C’est après tout possible. Mais elle ne cause pas la foudre. Je parierais bien n’importe  quoi. Et encore,  pour l’attirer,  elle ne l’attire pas pour deux sous. Si cet éclair était dirigé vers mon allumette, c’était pauvre comme adresse. Ce serait touché une fois sur un million. Vrai, à la foire, avec une adresse pareille...
— Par pudeur. Mortimer ! C’est au moment où nous nous trouvons juste en présence de la mort, à ce moment si solennel, que vous osez parler ainsi ! Si vous ne songez pas à ce qu’il y aura après... Mortimer !
— Eh bien
— Avez-vous dit vos prières, ce soir ?
— Je… j’y ai pensé, mais je me suis mis à calculer combien font douze fois treize, et…
(Fzt ! Boum, berroum, boum ! bumble, bumble — bang ! pan !)
— Oh ! nous somme perdus ! Plus d’espoir ! Comment avez-vous pu commettre une telle négligence, en un tel moment !
— Mais quand je me suis couché, ce n’était pas du tout un tel moment. Il n’y avait pas un nuage au ciel. Comment aurais-je pu penser qu’il allait y avoir tout ce tapage et ce tohu-bohu pour un petit oubli comme celui-là ? Et je ne trouve pas que ce soit juste à vous de faire tant d’affaire, car, après tout, c’est un accident très rare. Je n’avais pas oublié mes prières depuis le jour que j’ai amené ce tremblement de terre, vous vous rappelez, il y a quatre ans.
— Mortimer ! Comme vous parlez ! Avez-vous oublié la fièvre jaune ?
— Ma chère, vous êtes sans cesse à me jeter à la tête la fiè­vre jaune, et je trouve cela tout à fait déraisonnable. On ne peut même pas envoyer directement un télégramme d’ici à Memphis, comment voulez-vous qu’un petit oubli religieux de ma part aille si loin ! J’admets pour le tremblement de terre, parce que j’étais dans le voisinage. Mais que je sois pendu si je dois accepter la responsabilité de chaque damné…
(Boum, berooum, booum, pan !)
— O mon cher, mon cher ! Je suis sûre qu’il est tombé quelque part. Mortimer ! Nous ne verrons pas le jour suivant. Puissiez~vous vous rappeler, pour votre profit, quand nous serons morts, que c’est votre langage impie… Mortimer !
— Eh bien ! quoi ?
— J’entends votre voix qui vient de... Mortimer, seriez-vous par hasard debout devant cette cheminée ouverte ?
— C’est exactement le crime que je suis en train de commettre.
— Sortez de là tout de suite ! Vous paraissez décidé à nous faire tous périr. Ignorez-vous qu’il n’y a pas de meilleur conducteur de la foudre qu’une cheminée ouverte ? Où êtes-vous maintenant ?
— Je suis ici, près de la fenêtre.
— Je vous en supplie, Mortimer. Etes-vous devenu fou ? Éloignez-vous vite. L’enfant à la mamelle connaît le danger de se tenir près d’une fenêtre pendant un orage. C’est mon dernier jour, mon pauvre ami. Mortimer !
— Oui.
— Qu’est-ce qui remue comme cela ?
— C’est moi.
— Que faites-vous donc ?
— Je cherche à enfiler mon pantalon.
— Vite, vite, jetez-le. Vous allez tranquillement vous habiller avec un temps pareil ! Et cependant, vous le savez fort bien, toutes les autorités s’accordent pour dire que les étoffes de laine attirent la foudre. O mon cher ami, n’est-ce pas assez que votre existence soit en péril par des causes naturelles, que vous fassiez tout ce qu’il est humainement possible de faire pour augmenter le danger ! Oh ! Ne chantez pas ! À quoi donc pensez-vous ?
— Bon ! Encore… Où est le mal ?
— Mortimer, je vous ai dit, non pas une fois, mais cent, que le chant cause des vibrations dans l’atmosphère, et que ces vibrations détournent le courant électrique, et que… Pourquoi donc ouvrez-vous cette porte ?
— Bonté divine, Madame ! Quel inconvénient y a-t-il là ?
— Quel inconvénient la mort ; voilà tout. Il suffit d’avoir étudié la question une seconde pour savoir que faire un courant d’air, c’est adresser une invitation à la foudre. Cette porte est encore aux trois quarts ouverte. Fermez-la soigneusement. Et hâtez-vous, ou nous allons tous mourir. Oh ! quelle affreuse chose d’être enfermée avec un fou dans un cas semblable !
— Que faites-vous, Mortimer ?
— Rien du tout. J’ouvre le robinet de l’eau. On étouffe. Il fait chaud, et tout est fermé. Je vais me passer un peu d’eau sur la figure et les mains.
— Vous avez tout à fait perdu la tête. Sur cinquante fois que frappe la foudre, elle frappe l’eau quarante-neuf fois. Fermez le robinet.. O mon ami, rien ne peut plus nous sauver ! Il me semble que… Mortimer ! qu’est-ce qu’il y a ?
— C’est ce damné… C’est un tableau que j’ai fait tomber.
— Alors, vous êtes près du mur ! Je n’ai jamais vu pareille imprudence. Vous ne savez pas que rien n’est meilleur conducteur de la foudre qu’un mur ! Ecartez-vous ! Et vous alliez encore jurer. Oh ! comment pouvez-vous être si désespérément criminel, quand votre famille est dans un tel péril ! Mortimer ! avez-vous commandé un édredon, comme je vous l’avais dit ?
— Je l’ai tout à fait oublié.
— Oublié ! Il peut vous en coûter la vie ! Si vous aviez un édredon, maintenant, vous pourriez l’étendre au milieu de la chambre et vous coucher, vous seriez tout à fait en sûreté. Venez vite ici, venez vite, avant que vous ayez l’occasion de commettre quelque nouvelle folie imprudente.

J’essayai d’entrer dans le réduit, mais nous ne pouvions pas y tenir tous deux, la porte refermée, sans étouffer. Je fis ce que je pus pour respirer, mais je fus bientôt forcé de sortir. Ma femme me rappela :
— Mortimer, il faut faire quelque chose pour votre salut. Donnez-moi ce livre allemand qui est sur le bord de la cheminée, et une bougie. Ne l’allumez pas. Donnez-moi l’allumette. Je vais l’allumer ici dedans. Il y a quelques instructions dans ce livre.
J’eus le livre, au prix d’un vase et de quelques menus objets fragiles. La dame s’enferma avec la bougie. Ce fut un moment de calme. Puis elle appela :
— Mortimer, qu’est cela ?
— Rien que le chat.
— Le chat ! Nous sommes perdus. Prenez-le, et enfermez-le dans la salle de bains. Vite, vite, mon amour ! Les chats sont pleins d’électricité. Je suis sûre que mes cheveux seront blancs quand cette nuit effroyable sera passée.
J’entendis de nouveau des sanglots étouffés. Sans cela, je n’aurais pas remué pied ou main pour une pareille entreprise dans l’obscurité.
Cependant, je vins à bout de ma tâche, par-dessus chaînes et toutes sortes d’obstacles divers, tous durs, la plupart à rebords aigus. Enfin, je saisis le chat acculé sous la commode, après avoir fait pour plus de quatre cents dollars de frais en mobilier brisé, et aux dépens aussi de mes tibias. Alors, me parvinrent du placard à chaussures ces mots sanglotants :
— Le livre dit que le plus sûr est de se tenir debout sur une chaise au milieu de la chambre, Mortimer. Les pieds de la chaise doivent être isolés par des corps non conducteurs. C’est-à-dire que vous devez mettre les pieds de la chaise dans des verres.
(Fzt! Booum ! boum ! pan !)
— Oh ! écoutez ! Dépêchez-vous, Mortimer, avant d’être foudroyé.
Je m’occupai de trouver les verres. J’eus les quatre derniers, après avoir cassé tout le reste. J’isolai les pieds de la chaise, et m’enquis de nouvelles instructions.
— Mortimer. voici le texte allemand : « Pendant l’orage, il faut garder attaché de soi... métaux... c’est... bagues, garder montres, clefs.... et on ne doit jamais... ne pas... se tenir dans les endroits... où sont placés des métaux nombreux ou des corps... reliés ensemble, comme... des poêles articulés, des foyers, des grilles... » Qu’est-ce que cela signifie, Mortimer ? Veut-il dire que l’on doit garder les métaux sur soi, ou se garder d’en avoir ?
— Ma foi, je ne sais trop. C’est un peu confus. Toutes les phrases allemandes sont plus ou moins obscures. Pourtant, je crois qu’il faut lire « attaché à ». La phrase est plutôt au datif, avec un petit génitif ou un accusatif piqué çà et là, pour l’ornement. D’après moi, cela signifie qu’on doit garder sur soi des métaux.
— Ce doit être cela. Cela saute aux yeux. C’est le même principe que pour les paratonnerres, vous comprenez. Mettez votre casque de pompier, Mortimer ! C’est presque du pur métal.
Il n’y a rien de plus lourd, de plus embarrassant, de moins confortable qu’un casque de pompier sur la tête, par une nuit étouffante, dans une chambre fermée. Il faisait si chaud que mes vêtements de nuit déjà me paraissaient trop pesants.
— Mortimer, je songe qu’il faut protéger le milieu de votre corps. Auriez-vous l’obligeance de mettre à la ceinture votre sabre de garde national ?
J’obéis.
— Maintenant, Mortimer, il faut s’occuper de garantir vos pieds. S’il vous plaît, chaussez vos éperons.
Je chaussai les éperons, en silence, et fis mon possible pour rester calme.
— Mortimer, voici la suite : « il est très dangereux... il ne faut pas... ne pas sonner les cloches... pendant l’orage... de la cloche pouvant attirer la foudre. » Mortimer ! Cela veut-il dire qu’il est dangereux de ne pas sonner les cloches des églises pendant l’orage ?
— Il me semble que c’est bien le sens, si le participe passé est au nominatif, comme il me paraît. Cela veut dire, je pense, que la hauteur du clocher et l’absence de courant d’air font qu’il est très dangereux de ne pas sonner les cloches pendant un orage. Ne voyez-vous pas, d’ailleurs, que l’expression…
— Peu importe, Mortimer. Ne perdez pas en paroles un temps précieux. Allez chercher la grosse cloche du dîner. Elle est dans le hall, sûrement. Vite, Mortimer, mon ami, nous sommes presque sauvés. O mon cher, nous allons enfin être en sûreté !
Notre petit cottage est situé au sommet d’une chaîne de collines assez élevées, dominant une vallée. Il y a plusieurs fermes dans le voisinage. La plus proche est à quelque trois ou quatre cents mètres.
Il y avait bien sept ou huit minutes que, monté sur une chaise, je faisais sonner cette satanée cloche, quand les volets de notre fenêtre furent soudain tirés du dehors, la clarté d’une lanterne sourde traversa la fenêtre ouverte, suivie d’une question enrouée :
— Que diable se passe-t-il ?
L’embrasure était pleine de têtes de gens. Les têtes étaient pleines d’yeux qui regardaient avec stupeur mon accoutrement belliqueux.
Je laissai tomber la cloche, sautai tout honteux en bas de la chaise et dis :
— Il n’v a rien du tout, mes amis ; seulement un peu de trouble causé par l’orage. J’essayais d’écarter la foudre.
— Un orage ? La foudre ? Quoi donc, monsieur Mac Williams, avez-vous perdu l’esprit ? Il fait une superbe nuit d’étoiles. Pas l’ombre d’un nuage dans le ciel.
Je regardai au dehors, et fus si surpris que je restai un moment sans pouvoir parler.
— Je n’y comprends rien, dis-je enfin. Nous avons vu distinctement la lueur des éclairs à travers les volets et les rideaux, et entendu le tonnerre.
Tous les assistants, successivement, tombèrent de rire sur le sol. Deux en moururent. Un des survivants remarqua :
— Il est malheureux que vous n’ayez pas songé à ouvrir vos jalousies et à regarder là-bas, au sommet de cette colline. Ce que vous avez entendu, c’est le canon. Ce que vous avez vu, ce sont les feux de joie. Il faut vous dire que le télégraphe a apporté quelques nouvelles ce minuit. Garfield est élu. Voilà toute l’histoire.
– Enfin, monsieur Twain, comme je le disais au début, ajouta monsieur Mac Williams, les moyens de se préserver d’un orage sont si efficaces et si nombreux que l’on ne pourra jamais me faire comprendre comment il peut y avoir au monde des gens qui s’arrangent pour être foudroyés.
Là-dessus, il ramassa son sac et son parapluie et prit congé, car le train était à sa station.

Pour citer cet article

Mark Twain, « Mme Mac Williams et le tonnerre », paru dans Alliage, n°48-49 - Septembre 2001, Mme Mac Williams et le tonnerre, mis en ligne le 30 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3795.

Auteurs

Mark Twain

Journaliste, romancier, humoriste américain (Florida, Missouri, 1835 – Redding, Connecticut, 1910).