Alliage | n°48-49 - Septembre 2001 Pour une nouvelle culture du risque 

Georges Menahem  : 

Quand avoir vécu un deuil durant sa jeunesse
protège des prises de risque et du risque de maladie

Plan

Texte intégral

Il y a près de dix ans que je travaille sur la question des rapports entre la maladie et les problèmes vécus durant l’enfance et, jusqu’à hier soir, je pensais vous présenter quelques-uns de mes résultats concernant les liens de la maladie avec les attitudes à l’égard du risque, en particulier celles liées au vécu de l’enfance. En intervenant ainsi, j’aurais continué à adopter une optique « morbidogénétique ». Je désigne par là, à la suite du psychosociologue Aaron Antonovsky, une optique s’intéressant en priorité à tout ce qui contribue à générer la maladie. Mais un coup de téléphone à Émile Malet m’a fortement motivé pour vous présenter plutôt mes derniers résultats sur le caractère protecteur du deuil. Du coup, j’ai été amené à changer d’optique et à adopter une perspective qu’Aaron Antonovsky désigne par « salutogénétique », parce qu’elle s’intéresse à tout ce qui contribue à la production de la santé. En effet, comme je vais chercher à vous le montrer, avoir vécu un deuil durant sa jeunesse contribue à la santé, d’abord dans le sens où une telle expérience incite à moins prendre de risques dans la vie courante, mais aussi parce qu’en définitive, elle protège du risque de maladie à l’âge adulte. Je vous proposerai à la fin de cet exposé quelques hypothèses se référant aux théories psychosociologiques et psychanalytiques, afin de tenter de donner un sens à ces régularités.
Ce résultat scientifique a une histoire. Il y a huit ans, j’ai mis en évidence des régularités statistiques allant dans le sens des constatations de nombreux psychologues et praticiens de la psychanalyse qui ont à prendre en compte le vécu des problèmes de l’enfance. J’ai montré qu’avoir le souvenir de la maladie grave de  son père ou, plus encore, de sa mère accroît fortement la probabilité de maladie à l’âge adulte. Mais j’ai mis en relief un autre résultat, moins évident : si, après cela, on a vécu le décès de son père ou de sa mère, la probabilité de maladie diminue. J’ai montré de même que si le souvenir d’une mésentente grave de ses parents durant sa jeunesse accroît le risque de maladie adulte, avoir connu ensuite la séparation du couple parental diminue ce risque. À l’époque, je pensais qu’une bonne séparation protège des traumatismes associés aux conflits des parents. Aujourd’hui, à la lumière de mes autres résultats, je me demande si le deuil que doit faire un enfant de la perte du couple parental ne contribue pas également à cet effet, paradoxalement bénéfique, d’une rupture familiale.
Ces premiers résultats concernaient un échantillon représentatif de plus de 4 600 adultes interrogés par l’Insee en 1979.1 Le caractère novateur de ces régularités m’a permis de trouver les moyens de les tester sur une plus grande échelle, avec un échantillon de plus de treize mille adultes et en utilisant des outils statistiques plus rigoureux.2 Les résultats auxquels j’ai abouti sont encore plus démonstratifs, dans la mesure où ils montrent que le caractère protecteur du deuil concerne la plupart des difficultés que peut affronter un individu durant sa jeunesse, et plusieurs des problèmes qu’il peut rencontrer à l’âge adulte. Mais ils demandent à être soigneusement explicités car la mort d’un des parents ou leur séparation sont des chocs le plus souvent associés à des événements affectifs au fort potentiel « morbidogène ». Après vous avoir présenté les problèmes de leur lecture des chiffres concernant le deuil, je vais vous raconter comment des calculs statistiques établissent rigoureusement en quoi :

  • 1. avoir vécu un deuil protège des prises de risque ;

  • 2. avoir vécu un deuil incite à mieux se soigner ;

  • 3. avoir vécu un deuil protège en définitive du risque de maladie.

En France, près d’un adulte sur quatre a vécu avant dix-huit ans le deuil d’un de ses parents ou leur séparation

Qu’observons-nous ? Dans l’échantillon représentatif de l’Insee de 1986-1987, près d’une personne adulte sur quatre a vécu un deuil durant sa jeunesse. Plus précisément, un individu sur huit a perdu son père avant dix-huit ans, un sur seize a perdu sa mère et un sur treize a connu la rupture du couple parental.
Le tableau 1 donne les effectifs de ces trois types d’événements dans l’enquête, et précise deux des caractères qui y sont associés.
1. Les individus ayant connu un deuil déclarent en moyenne beaucoup plus d’événements graves (affectifs, économiques ou de santé) à propos de leur jeunesse : 2,1 fois plus s’ils ont connu le décès de leur père, et 2,4 fois plus pour le décès de leur mère ou la rupture du couple parental.
2. Les individus ayant connu la mort de leur père ou de leur mère avant dix-huit ans ont un risque de déclarer des maladies à première vue plus fort de 11% que la population générale, et ceux qui ont vécu la séparation de leurs parents ont un risque plus élevé de 19% (ceci étant établi si l’on calcule des indices indépendants des différences d’âge et de sexe des populations concernées).

Tableau 1

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Nombres de troubles de santé et d’événements associés avec le fait d’avoir vécu un deuil avant l’âge de dix-huit ans

Ce constat semble contradictoire avec le titre de mon exposé. Mais il ne présente qu’un aspect de la réalité. En fait, c’est parce que des individus ont vécu durant leur enfance la maladie grave de la mère ou du père, les disputes parentales ou un autre problème affectif qu’ils deviennent plus vulnérables psychiquement et, de ce fait, plus vulnérables aux maladies à l’âge adulte. Avoir connu un deuil est plus fréquemment associé, nous l’avons vu, avec le souvenir de problèmes affectifs de l’enfance, et c’est cette association qui entraîne la part essentielle du supplément de vulnérabilité. Nous pouvons le constater quand, dans le tableau 2, nous observons les nombres moyens de maladies sur l’échantillon des 7 921 individus n’ayant déclaré aucun souvenir de problèmes affectifs à propos de leur jeunesse.

Tableau 2

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 Nombres de troubles de santé associés au fait d’avoir vécu un deuil avant dix-huit ans parmi les 7 921 individus n’ayant le souvenir d’aucun problème affectif durable

Ce tableau montre que le deuil est trois fois moins fréquent si l’on se limite à la population qui n’a pas le souvenir de problèmes affectifs graves durant sa jeunesse. Nous constatons de plus que, si nous isolons l’influence des problèmes affectifs graves dans l’enfance, il n’y a plus de différences notables entre le nombre de maladies moyens déclarées par les individus selon qu’ils aient vécu un deuil ou qu’ils n’en aient pas vécu : les différences sont trop peu importantes.3
Et qu’en est-il pour le reste de l’échantillon, à savoir pour les 5 233 personnes ayant déclaré avoir le souvenir de problèmes familiaux graves ou d’un grave manque affectif durant leur jeunesse ? Le tableau 3 nous montre que, là aussi, le fait d’avoir vécu un deuil a des implications plutôt bénéfiques.

Tableau 3

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 Nombres de troubles de santé associés au fait d’avoir vécu un deuil avant dix-huit ans parmi les 5 233 individus ayant le souvenir d’au moins un problème affectif durable

Une personne sur deux ayant le souvenir de problèmes familiaux graves durant sa jeunesse a vécu un deuil ou une séparation. Et dans ce cas, elle déclare plutôt moins de problèmes de santé que celles qui « n’ont pas eu cette chance », pourrions-nous être tenté de dire si nous n’avions conscience de la gravité des épreuves qui semblent endurcir ainsi la personnalité. Nous pouvons noter pour cette population que les individus ayant perdu leur père ou leur mère semblent nettement plus privilégiés, de ce point de vue particulier faut-il préciser, que ceux qui n’ont eu à élaborer que le deuil de l’unité du couple parental.
Pour tenter de comprendre l’origine d’un tel phénomène, nous allons utiliser des moyens statistiques plus élaborés : des modèles de régression faisant abstraction des effets indirects des déterminants les plus importants du nombre d’accidents ou du nombre de maladies. Et nous allons constater que l’effet protecteur du deuil n’en apparaît que plus nettement.

Avoir vécu un deuil protège du risque d’accidents

Dans l’enquête réalisé par l’Insee, 21 % des personnes interrogées (soit 2 800) ont déclaré avoir connu au moins un accident grave au cours de leur vie. Il est frappant de constater que la probabilité de connaître un accident au cours de sa vie est très inégalement répartie. Si nous considérons comme fixes les déterminants d’âge et de sexe (les plus agissants) mais aussi huit autres importantes variables, dont le revenu et la catégorie sociale, nous constatons que le risque de connaître un accident augmente considérablement4 si la personne a le souvenir de problèmes affectifs graves concernant sa jeunesse :

+ 18 %, si elle a déclaré un seul problème affectif, tel que le manque affectif, la mésentente parentale, la maladie grave du père ou de la mère, leur absence supérieure à un an ;

+ 34 %, si elle a déclaré au moins deux de ces problèmes à propos de ses dix-huit premières années.
Mais l’on constate inversement que, compte tenu de toutes ces variables, avoir connu avant dix-huit ans le deuil d’un de ses parents ou leur séparation entraîne une diminution de ce risque de – 18 %.
Nous pouvons observer que différents types d’accidents induisent des probabilités de niveaux différents, mais que ces liaisons statistiques conservent toutes la même signification :

  • le souvenir de problèmes affectifs accroît le risque d’avoir connu un accident grave (+ 48 % pour les accidents de la route, + 202 % — soit un triplement — pour les accidents du travail, etc.) ;

  • avoir connu un deuil diminue le risque d’avoir connu un accident grave (- 22 % pour les accidents de la route, - 47 % pour les accidents du travail, etc.).

Avoir vécu un deuil incite à mieux prendre soin de sa santé

Par des calculs analogues, dont je vous fais grâce du détail, j’ai établi que la propension à consulter un médecin diminue de 11 % si l’individu a le souvenir d’un seul problème affectif durable, et de 18 % si l’on a le souvenir d’au moins deux de ces problèmes concernant la jeunesse ; inversement, cette propension à aller voir un médecin augmente de 12 % si l’on a connu le deuil d’un de ses parents ou vécu leur séparation.
De façon encore plus nette, la propension à aller consulter pour un motif de prévention diminue respectivement de 11 %, de 39 % et de 46 % si on a le souvenir d’un problème concernant son enfance, de deux problèmes, voire du conflit de ses parents. Inversement, ce sage comportement préventif est plus fréquent de 12 % si on a connu le deuil d’un de ses parents ou si l’on a vécu leur séparation.
De même, pour le nombre de verres de vins ou d’alcool, comme pour le fait de fumer, avoir le souvenir de problèmes affectifs lors de sa jeunesse augmente la probabilité de boire et de fumer beaucoup, alors qu’avoir vécu un deuil ou une séparation la diminue.

Avoir vécu un deuil se traduit par une plus faible probabilité de connaître des troubles de santé

Il n’est pas étonnant de constater la traduction dans les indicateurs de santé de ces multiples relations manifestant une vision plus mesurée du risque chez les personnes qui ont eu l’expérience du deuil. Les probabilités de souffrir de maladies digestives sont ainsi diminuées de 10 %, celles de maladies du système locomoteur de 9 % et celles des troubles psychiques de 18 %.
Ce caractère protecteur du deuil se manifeste aussi quand les personnes ont à faire face à des problèmes familiaux à l’âge adulte. Par exemple, au cas d’un événement traumatisant vécu dans les trois années précédentes tel un divorce ou la mort du conjoint, la probabilité de souffrir de maladie est augmentée pour quatre chapitres de maladies. Mais le fait d’avoir vécu un deuil ou la séparation de ses parents durant sa jeunesse compense ces risques accrus dans trois cas : troubles psychiques, maladies du système locomoteur, et celles du système digestif.

Quelques lectures et interprétations de ces régularités statistiques

Je ne suis ni psychologue ni psychanalyste. Si je m’autorise à vous proposer des interprétations d’un matériel aussi peu sympathique que des tableaux de chiffres, c’est parce je sais un peu que les travaux de Freud et de ses disciples aident à comprendre en quoi « faire son deuil est un travail psychique ».
Si avoir fait précocement un deuil permet d’avoir appris à élaborer la perte, nous pouvons comprendre que l’expérience d’un tel travail psychique aide plus tard, dans des circonstances déplaisantes, à accepter la réalité dans ses côtés négatifs comme dans ses côtés positifs. De même, nous pouvons imaginer qu’avoir fait dans ses jeunes années l’expérience du renoncement à un passé idéalisé favorise l’élaboration de la nécessité d’autres renoncements, par exemple, pour mieux adapter sa vie à sa famille réelle et non en rester au regret de sa famille rêvée, ou pour mieux construire ses projets en fonction de ses ressources disponibles, et non de ces trésors « dont on a rêvé de disposer toujours mais que l’on n’a plus aujourd’hui ».
Au total, avoir fait précocement l’expérience de la perte aide à intérioriser le principe de réalité, ce qui permet de mieux pouvoir mobiliser d’autres ressources et de mieux réadapter ses projets en fonction des possibilités réelles dont on dispose.
En vous proposant une telle interprétation, je suis conscient de sa proximité avec les conceptualisations proposées par Aaron Antonovsky en 1979. Selon cet auteur, dont il est important de savoir qu’il était un rescapé des camps d’extermination nazis, un individu accumule au cours de sa vie des « ressources de résistance généralisée » (richesse, force de caractère, stabilité culturelle, réseau de relations sociales, etc.). Ces ressources favorisent la santé parce que toutes, elles contribuent au développement du « sens de la cohérence », une façon de voir le monde qui permet de faire face avec succès aux innombrables événements stressants que l’on rencontre dans le cours de l’existence. Antonovsky en donne cette définition : « Une orientation globale exprimant la mesure selon laquelle on a un sentiment général et durable de confiance en soi tel que : 1° les stimulants rencontrés dans le cours de la vie sont structurés, compréhensibles et prévisibles ; 2° on peut mobiliser les ressources nécessaires à la satisfaction des demandes correspondant à ces stimulants ; 3° ces demandes sont signifiantes pour l’individu et l’incitent à s’investir et s’engager. »
Vous avoir donné cette définition me permet de terminer sur des interrogations que j’espère stimulantes : le deuil vécu dans les jeunes années a-t-il un caractère protecteur parce que le travail psychique qu’il favorise contribue à développer le sens de la cohérence ? et, plus précisément, l’élaboration précoce d’un deuil participe-t-elle au développement du sens de la cohérence, notamment en contribuant à l’intériorisation du principe de réalité ?

Notes de bas de page numériques

1 . L’enquête dite « Situations défavorisées » a été conduite par l’Insee en 1978-1979 auprès d’une population représentative des personnes adultes vivant en France dans des villes de plus de 100 000 habitants (pour plus de détails sur l’enquête et l’obtention de mes résultats, voir mon article : Menahem, 1992).

2 . L’enquête dite « Étude des conditions de vie » a concerné 13 154 adultes représentatifs de la France entière, interrogés par l’Insee l’hiver 1986-1987. Les techniques statistiques utilisées, dites de régression logistique ou GLM, permettent de neutraliser les effets indirects des variables d’âge, de sexe, d’activité professionnelle, de catégorie sociale ou de niveau d’éducation et, surtout, d’évaluer le degré de significativité statistique des liaisons (pour plus de détails, voir mon ouvrage : Menahem, 1994).

3  . Dans le langage statistique, on dit qu’étant donné la faible importance des effectifs considérés, les différences entre la moyenne du nombre de maladies sur la population générale et sur les populations des personnes ayant vécu le deuil de leur mère, de leur père ou du couple de leurs parents, ne sont pas « significatives », ou encore « non significativement différentes de zéro ».

4 . Pour être plus rigoureux, au sens statistique du terme, il faut préciser ici que le modèle de régression dit GLM comporte neuf variables, dont il évalue simultanément les effets dits "toutes choses égales par ailleurs". Les probabilités d’augmentation du risque de déclarer avoir connu un accident sont évaluées par rapport à une situation de référence ainsi définie : cadre masculin, âgé de vingt-six à trente-cinq ans, ayant un emploi, qui n’aurait connu durant sa jeunesse ni décès ni séparation, n’aurait déclaré n’avoir le souvenir d’aucun problème affectif durable, ni d’aucune difficulté matérielle avant ses dix-huit ans et dont le ménage disposerait d’un revenu par unité de consommation supérieur à deux fois le SMIC. Seule les liaisons dont le risque d’erreur aléatoire est inférieur à un seuil de 5 % sont tenues pour « significatives ».

Bibliographie

A. Antonovsky, 1979, Health, Stress and Coping, Jossey Bass Publishers, San Francisco.

A. Antonovsky, 1993, « The structure and the property of the sense of coherence scale » in Social Science and Medicine, n°6,pp. 725-733.

Sigmund Freud, 1915, « Deuil et mélancolie », in Métapsychologie, Gallimard, 1952.

Georges Menahem, 1992, « Troubles de santé à l’âge adulte et difficultés familiales durant l’enfance », Population, n°4, pp. 893-932, Ined.

Georges Menahem, 1994, Problèmes de l’enfance, statut social et santé des adultes, Credes, biblio 1010.

Pour citer cet article

Georges Menahem, « Quand avoir vécu un deuil durant sa jeunesse
protège des prises de risque et du risque de maladie », paru dans Alliage, n°48-49 - Septembre 2001, Quand avoir vécu un deuil durant sa jeunesse
protège des prises de risque et du risque de maladie,
mis en ligne le 30 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3791.

Auteurs

Georges Menahem

Maître de recherche au CREDES (Centre de recherche en économie de la santé) et chercheur au Cnrs, il travaille sur les comportements de santé, en particulier dans leurs liens avec les attitudes à l'égard du risque et de la sécurité.