Alliage | n°48-49 - Septembre 2001 Pour une nouvelle culture du risque 

Marie-Angèle Hermitte  : 

Principes de précaution et culture du risque

Plan

Texte intégral

Dès la fin des années soixante-dix, biologie et médecine pressèrent la société de se prononcer sur de nouvelles utilisations du corps humain : sperme, ovocytes, gènes, cellules, tissus, os, organes, tout était utilisable, et il fallait bien demander comment organiser cette circulation généralisée des matières humaines.
À quelles conditions cette disponibilité, cet échange pouvaient-ils être insérés dans des cadres anthropologiques supportables ? Il y eut de longues années de discussions un peu pipées, des rapports, la création d’un comité national d’éthique, des allers et retours entre la gauche et la droite, et le 29 juillet 1994, le Parlement adoptait trois lois redéfinissant les rapports des personnes et des corps. Elles s’essayaient à satisfaire les médecins en affirmant la légalité de pratiques déjà anciennes et à rassurer la société par l’affirmation d’un bon sens bourgeois : l’exaltation du consentement éclairé, du don gratuit, l’occultation des donneurs de sperme et d’ovocyte par l’anonymat, la réservation des procréations médicalisées aux couples hétérosexuels en âge de procréer.
Les dispositions insérées dans le code civil, censément inscrites dans le marbre, ne visaient rien moins que la personne, l’être humain et l’espèce ! et ce projet démesuré était pourtant nécessaire. À l’inverse, les dispositions en principe plus techniques du code de la santé publique devaient être revues cinq ans après, pour cause d’évolution des sciences et des techniques. On pouvait donc s’attendre à des modifications de détail, des adaptations, mais les fondements anthropologiques du système auraient dû être conservés.
Or, la révision proposée par le gouvernement Jospin change fondamentalement la donne : le caractère de matière première du corps humain est accentué sous l’effet d’une pénurie sans cesse réaffirmée. D’autre part et surtout, c’est la définition de l’être humain instituée par le Code civil qui est déniée par les projets de clonage thérapeutique.

Corps humains et pénuries

Nous avons besoin du corps des autres pour nous soigner. Ce n’est sans doute qu’une période transitoire, mais qu’importe. Il faut des organes, du sperme, des ovocytes, du sang, des cellules fœtales, et nous n’en avons jamais assez. Pas assez d’organes ? Développons les « prélèvements sur personnes vivantes ». Pourquoi alors limiter le don d’organes aux père, mère, fils, fille, frère ou sœur du patient, en cas d’urgence son conjoint, solution de 1994 ? Le projet propose de s’ouvrir aux pacsés, mais aussi “ à toutes les personnes majeures et capables ayant avec le receveur des relations étroites et stables ”. Et la convention européenne sur la bioéthique permettrait même de s’affranchir des dites relations. C’est vrai, c’est beau l’amitié… Mais s’il n’y a plus la condition objective du lien familial facilement vérifiable, la porte est ouverte aux dessous de table, et sous couvert du don d’un ami, c’est la vente d’organes qui se profile — il y a suffisamment de pauvres pour que ça marche. Pas assez de sperme ? Cela s’explique aisément par l’encadrement bourgeois du don de sperme. Il fallait un monsieur marié, ayant procréé, et l’assentiment du conjoint ; et puis, pour ne pas risquer les incestes involontaires, on limitait à cinq le nombre d’enfants pour un même donneur. Et c’est de nouveau la pénurie : trop de familles monoparentales aujourd’hui pour que l’on exige encore que le monsieur soit marié, il suffira qu’il ait procréé. S’il vit en couple, on n’est pas encore très fixé sur ce qu’on dira au partenaire, mais on envisage de simplement « l’informer »; comment, après coup ? il sera content le partenaire ! Et l’on porte à dix le nombre de petits que l’on pourra tirer d’un seul donneur. En revanche, on glisse sur la contestation toujours plus forte de l’anonymat du donneur, qui met à mal le droit de connaître ses origines. Ne parlons pas de ce qui fâche, surtout, pas de nouvelles causes de pénurie et Dieu reconnaîtra les siens !
On hésite sur le sens de transformations qui peuvent paraître anecdotiques. Pourtant, il n’est pas sans signification que l’on prenne sciemment le risque d’un marché noir des organes ; il faut bien admettre que l’on réifie un peu plus les gamètes en gommant l’environnement familial dans lequel était effectué le don — c’était, certes, un peu ridicule mais il y avait un effort anthropologique qui a disparu.

L’être humain des lois de 1994

« La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie. » C’est en ces termes que l’article 16 du code civil institua en 1994 une catégorie juridique nouvelle, l’être humain qui a droit au respect, à côté de la personne, dont la dignité doit être protégée. La distinction entre les deux était dans ce texte, peu explicite. On comprenait que le législateur confirmait que la personne, titulaire de l’intégralité des droits fondamentaux, n’apparaissait qu’à la naissance. On comprenait en même temps, que la personne ne naissait pas de rien ou d’une chose, que lui préexistait un être humain qui n’avait pas l’intégralité des droits, mais qui était déjà être et non chose, humain, et non lapin. Il y avait donc une catégorie autre que la chose et la personne, qui permettait d’exprimer le continuum de l’existence humaine, la présence d’une qualité propre, qui se perpétue identique à elle-même malgré la succession d’étapes ayant toutes un sens juridique et pas seulement biologique, et marquant le passage de l’embryon au fœtus, du fœtus au fœtus viable puis à l’enfant né qui passera de la minorité à la majorité — être humain toujours. Pour aller plus loin, c’est vers le Code de la Santé publique qu’il fallait se tourner.
Celui-ci comprenait un ensemble de dispositions concrètes formant un régime juridique cohérent qui exprimait la nature d’être humain de ces quelques cellules, malgré les affirmations maintes fois répétées d’absence de statut pour l’embryon. Tout concourrait au même résultat : l’interdiction de concevoir un embryon in vitro à d’autres fins que la procréation (art. L152-3) ; l’interdiction de concevoir ou utiliser un embryon humain à des fins commerciales ou industrielles (art. L.152-7) ; l’interdiction de concevoir des embryons  humains aux seules fins d’étude, de recherche ou d’expérimentation (art. L.152-8). Les lourdes peines prévues en cas d’infraction, sept ans de prison et sept cent mille francs d’amende, donnaient la mesure de l’importance de ces dispositions qui visaient à conférer à l’embryon in vitro exactement le même destin que celui des embryons in utero : vivre, ne serait-ce que quelques instants, avoir une chance de naître même si elle ne se réalise pas, mourir, si finalement les parents abandonnent leur projet et qu’il faut alors détruire les embryons abandonnés. Cette qualité d’être humain, qui n’est ni une chose ni une personne, était confirmée par d’autres dispositions : il n’était pas question de don d’embryon réalisé dans le cadre d’une équipe médicale, mais d’une véritable procédure d’adoption anténatale, se déroulant devant le juge chargé de vérifier la détermination du couple qui abandonnait l’embryon et celle du couple qui souhaitait l’accueillir selon les termes de la loi (art. L152-5). La loi opposait encore les études autorisées, qui devaient avoir une finalité médicale et ne pas porter atteinte à l’embryon, conformément à toutes les recherches effectuées sur les personnes humaines, aux expérimentations, illicites si elles portaient atteinte à l’embryon. C’était s’opposer à la communauté des biologistes, qui souhaitait pouvoir s’exercer sur des embryons destinés à être jetés après usage de manière à ne pas courir le risque d’une malformation.
Tout ceci dessinait un sujet différent de la personne, puisqu’il n’avait pas droit à la vie. Qu’est-ce qui caractérisait le régime juridique de l’être humain ? De ne jamais être traité comme une chose. Au fond, le législateur avait, sur ce point, bien réussi son projet, répété à satiété : ne pas réifier l’embryon. Cet objectif marquait la volonté politique et morale d’affirmer la continuité de la vie humaine — l’homme des droits de l’homme ne surgit pas de la chose par une naissance qui deviendrait une sorte de miracle ontologique et juridique, il a toujours été humain — ; il établissait dans le même temps un lien particulier entre les générations, la génération présente étant capable de s’imposer des contraintes dans le but d’affirmer son respect des générations futures, même à l’état de simples cellules informes.

L’embryon du projet de révision, objet incertain, sous puissance des tiers

En quelques dispositions peu claires pour le non-initié, le projet de révision permet la création d’embryons en dehors de toute intention de procréation, en dehors de toute chance de naissance. Leur seul destin sera de finir jetés après expérimentation, comme une souris, transformés en médicaments comme un produit chimique. La réification était bien au rendez-vous, la qualité d’être humain, anéantie. Dans le discours qu’il prononça aux journées du Comité national d’éthique, Lionel Jospin s’exprima clairement : « Des motifs tenant à des principes philosophiques, spirituels ou religieux, devraient-ils nous conduire à priver la société et les malades de la possibilité d’avancées thérapeutiques ? »

Que dit-il ainsi ? Tout d’abord, qu’il existerait, comme l’avait déjà suggéré le Conseil d’État, un droit des malades à la recherche scientifique, ce qui mérite d’être pesé avec circonspection : soigner est une finalité légitime, et la communauté nationale doit s’en donner les moyens, la recherche en fait partie. Mais la légitimité de la finalité ne doit pas occulter la réflexion sur la légitimité des moyens utilisés, et les principes philosophiques et juridiques, à défaut d’autres fondements moins laïques, sont précisément utiles pour fonder cette légitimité. En réalité, il existe plusieurs voies de recherche pour tenter de mettre à disposition des malades les cellules souches dont on attend, sans beaucoup de bases expérimentales, des progrès thérapeutiques. On ne les trouve pas que dans des embryons, mais aussi dans les cordons ombilicaux, dans les fœtus avortés, et, surtout, dans les cellules de l’adulte, que l’on commence à savoir reprogrammer. Cette autre voie de recherche a fait des progrès spectaculaires depuis un an. Il serait raisonnable de suivre d’abord cette voie, d’y mettre les crédits et les postes. Mais ce n’est pas ce qui est demandé. Il s’agit en fait de la revendication de pouvoir suivre toutes les voies de recherche librement, quelles qu’en soient les conséquences anthropologiques.
L’enjeu est un enjeu de liberté et de toute-puissance pour la génération présente. C’est la liberté des chercheurs de choisir la voie qu’ils souhaitent, sans se préoccuper de sa signification politique et morale. C’est la liberté des adultes de créer des embryons pour assurer toutes leurs finalités, thérapeutiques, scientifiques ou procréatives. La génération présente, toute-puissante va décider du sort des individus de la génération suivante, faisant des uns des enfants choyés, des autres des médicaments et des objets de recherche qu’il est plus prudent de détruire après usage. On est ici dans l’exact envers du concept de développement durable.

Pour citer cet article

Marie-Angèle Hermitte, « Principes de précaution et culture du risque », paru dans Alliage, n°48-49 - Septembre 2001, Principes de précaution et culture du risque, mis en ligne le 30 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3787.

Auteurs

Marie-Angèle Hermitte

Directeur de recherches au Cnrs, directeur d’études à l’Ehess, s’est intéressée aux rapports de l’économie, de la science, et du droit, notamment dans le domaine de la biologie. ; travaille à la construction d’un droit du risque. Elle est l’auteur de Le sang et le droit, Seuil, 1996.